Le Quêteur d'âmes

3ème Partie
"Omnis natura beneficium est"

par

© Zamor

2000

N° 131139 S. A. C. D

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Chapitre I

 

Chapitre XV

Chapitre II

Chapitre IX

Chapitre XVI

Chapitre III

Chapitre X

Chapitre XVII

Chapitre IV

Chapitre XI

Chapitre XVIII

Chapitre V

Chapitre XII

Chapitre XIX

Chapitre VI

Chapitre XIII

Chapitre XX

Chapitre VII

Chapitre XIV

Chapitre XXI

Chapitre VIII

 

Chapitre XXII

 

Chapitre I
            Ardèche, le 24 juillet 2000

Il faut que je recommence à t'écrire. Il le faut. Je plonge dans des souffrances dont seule l'écriture pourra me sauver. En arrivant ici, au beau milieu de la campagne, les démons qui sommeillent dans mon enfer de la ville se réveillent pour ne plus me laisser dormir. Mais, ces démons éveillés, je les accepte. J'accepte ces souffrances que je vis ici tout autant que je refuse la léthargie mortelle de mes démons endormis en ville...

J'espère, maintenant que les portraits que je me suis engagé à faire sont pratiquement finis, pouvoir profiter de ces quelques jours qui nous restent à la campagne pour continuer à t'écrire. Depuis ce matin je cherche du papier, je cherche de l'encre, je cherche le moment propice pour commencer. Les paroles et les phrases s'accumulent derrière mes pensées, prêtes à se glisser sur les feuilles vierges, mais je ne sais pas par où les prendre pour les dérouler. Il y a un an je t'écrivis deux longues lettres qui sommeillent aujourd'hui dans un placard puisque..., elles n'étaient pas faites pour te les envoyer ! Pourtant je recommence et, si je le fais, c'est parce que les circonstances me poussent à cela... Les lettres de l'année dernière furent écrites d'un seul et même élan, pendant la même saison d'été, dans le même maison de campagne, assis sur la même chaise, sous le même marronnier, en face du même chemin qui s'enfonce dans la forêt de châtaigniers et qui peut mener…, n'importe où, au site rêvé, au lieu de la paix, aux entrailles de la terre, aux quatre coins du monde et, pour finir, vers chez toi, chez moi, le lieu où je suis né et où il vient de mourir.

Après huit ans de ne pas entendre ta voix, ni rien savoir de toi, tu m'appelas il y a une quinzaine de jours pour m'annoncer qu'il était en train de mourir, lui, Zacharie, notre père. Tu me dis qu'il était dans le coma après avoir eu une soudaine crise de douleur, suite à quoi des examens avaient confirmé sa fin prochaine. Tu me dis aussi qu'il était bien portant auparavant et qu'il ne souffrait point. J'étais suffoqué, les sanglots étranglaient ma voix en t'écoutant, m'empêchant de parler à tous nos frères qui, à côté de toi, voulaient m'entendre, avoir de mes nouvelles. Les seuls mots entrecoupés qui sortirent de ma bouche furent seulement pour te dire que Zacharie ne m'aimait pas, qu'il ne m'avait jamais aimé. Tu me répondis que je me trompais, qu'il m'avait aimé..., à sa manière ! Puis, dans mon élan de douleur, je te priai de lui demander pardon en mon nom car vous croyiez qu'il vous entendait encore dans son état inconscient. Je ne te dis pas pourquoi je lui demandais pardon, mais je sentais que cela vous apaisait dans ces moments de son agonie, que cela vous réconciliait avec ce nuage obscur de sa relation avec moi et que vous me pardonniez à votre tour. Je ne lui demandais pas pardon pour ce que vous croyiez que je lui avais fait, ni parce que je n'avais rien voulu savoir de lui depuis neuf ans, ni pour avoir eu le moindre regret d'aucune de mes attitudes envers lui. Je lui demandais pardon, dans mon for intérieur, d'être né, d'avoir été différent, différent de ce qu'il pensait qu'un fils devait être, différent de ce qu'il attendait de moi, différent de ce qu'il aurait voulu que je sois, ou ne sois pas, que j'existe ou n'existe pas. Je lui demandais pardon d'avoir existé pour lui, devant lui, à sa connaissance et à son insu. Mais…, je ne t'ai rien dit de tout cela, ce n'était point le moment. Tu étais réconforté puisque, dans ce que tu sais, ou tu crois savoir, c'était moi qui devais demander pardon, pas lui. Ainsi je le fis. Je remarquai ton soulagement, ta joie même, tu savais que tu pouvais lui faire parvenir ce message sans mentir, devant tous, et tous allaient aussi le voir finir…, gagnant ! Je suis content qu'il en soit ainsi. Le lendemain, comme tu me le racontas quelques jours plus tard, il ouvrit les yeux et resta ainsi pendant une journée entière. Vous l'aviez tous entouré, vous lui aviez parlé sans arrêt, de vous, de votre vie avec lui, peut-être lui avez-vous demandé pardon, peut-être vous avait-il reproché quelque chose… Et vous lui avez demandé pardon de ma part, ce à quoi, tu me dis, il avait esquissé un sourire. A la fin de la journée il s'était arrêté de respirer, en paix. Je ne pouvais pas souhaiter mieux car, malgré tout ce que je te racontai dans les lettres précédentes, dans lesquelles je n'efface rien, je ne lui souhaitais pas la moindre souffrance, tout au contraire, je lui souhaitais le plus beau cadeau qu'on peut avoir dans la vie, une belle mort. Et il l'a eu. Il est mort comme on voudrait tous mourir, sans souffrir, entouré de tous ceux que nous avons aimé et qui nous aiment, dans un dernier dialogue muet, s'arrêtant de respirer simplement.

Je ne voulais pas être au courant à l'instant même, à des milliers de kilomètres, du dénouement final. Une panne de téléphone, survenue à cause d'un orage comme il arrive fréquemment ici à la campagne, exauça mes voeux. Le lendemain à l'aube, juste au moment où il expirait, comme je l'appris plus tard, je me réveillai avec une grande paix, une joie tranquille. Les jours d'après j'étais calme, bien que je commençais à sentir votre inquiétude de ne pas pouvoir se communiquer avec moi. Deux jours après, dès que le téléphone fut rétabli, je t'appelai aussitôt et tu m'annonças son décès. Tu étais gai et tu me disais que tous les frères l'étaient aussi, qu'une belle mort comme la sienne, à un âge avancé, était une bonne nouvelle. Moi, je pleurais sans arrêt..., à cause de vous ! J'étais tellement heureux de vous retrouver ! Il n'y avait pas, dans le ton de ta voix, le moindre reproche, la moindre inculpation. Il y avait une grande tendresse, je crus qu'il y avait même de l'amour, comme un amour qui avait été contenu et, soudainement, lui avait été permis de se lâcher, de s'envoler, d'aller vers celui à qui il était adressé. Et il m'était arrivé comme un cadeau car, derrière tes mots et tes sentiments, je sentais celui de tous mes frères, mes oncles, de tous ceux qui avaient été interdits de m'aimer par Zacharie, tacitement ou explicitement, je ne sais si je le saurais un jour. Tu me racontas tous les détails de ses derniers moments, de vos derniers moments avec lui, de ses funérailles, des offices religieux, de sa volonté accomplie de reposer à côté de notre mère…

En essayant d'imaginer ces scènes que tu me racontas, je ne pus pas m'empêcher de me souvenir que la dernière fois que je vous vis ce fut pendant l'agonie de notre tante Emilie, lors de notre dernier séjour à Saint Sébastien. A l'époque vous, mes frères, vous ne me parliez déjà plus depuis deux ans. Elle, n'ayant pas d'enfants et veuve de son état, était venue passer ses derniers mois avec sa seule sœur vivante, Ophélie. A part la souffrance que donne l'âge, tante Emilie n'avait pas souffert avant sa mort non plus, elle mourait de vieillesse, entourée de nous tous, ses neveux si nombreux, qui avions pour elle une grande tendresse. Elle n'avait jamais pris le parti de personne, elle avait voulu devenir elle-même et cela nous fascinait. J'avais été présent quand elle s'était retirée, à la mort de son mari, dans un petit bourg de la Cordillère, non loin de chez nous, étant donné que ma mère l'avait aidée à s'y installer. Elle était allée avec l'intention de se consacrer exclusivement à l'exercice du yoga, d'occuper le restant de sa vie à l'étude et la pratique de cette voie ainsi qu'à tous les engagements spirituels qu'elle indique de suivre. Avant qu'elle n'eusse pu trouver une maison convenable, elle avait vécu chez nous pendant six mois. C'est pendant cette période, où j'avais treize ans, que j'étais devenu très proche d'elle puisque, utilisant ma souplesse physique, elle me faisait prendre toutes les postures qu'elle voyait dans ses livres pour mieux les observer. C'est ainsi qu'elle m'avait initié dans cette pratique où, bien que très dilettante, je retrouve souvent des ressources intérieures. Des années plus tard, après l'étude et l'exercice assidus de cette discipline, elle était arrivée à un point où ses croyances catholiques, très ancrées, devinrent une barrière par rapport aux croyances bouddhistes, la propulsant dans un grand conflit intérieur qu'elle finit par résoudre, inconsciemment, en devenant aveugle. Elle s'empêcha ainsi de continuer ces lectures qui ouvraient des voies inattendues à son esprit, des chemins qui lui étaient interdits depuis sa naissance et dont elle n'avait ni les ressources intellectuelles ni morales pour affronter. Elle était devenue aveugle seulement pour lire. Je me rappelle, lors d'une promenade avec elle dans la campagne voisine à son village, la voir marcher avec souplesse et assurance sur des cailloux, malgré son âge avancé, tout en descendant un chemin abrupte. En arrivant à la maison elle retrouvait sa cécité, ne permettant qu'aucune loupe puisse lui suffire, me demandant de lui faire la lecture de ses sujets favoris dont elle disait ne plus comprendre le sens.

Puis, voyant qu'elle était arrivée à un stade où le nirvana, un idéal qu'elle s'était proposée d'atteindre depuis qu'elle s'était consacrée au yoga, lui était interdit par les multiples croyances auxquelles elle devait adhérer de par sa religion, elle décida de mourir. Un jour une voisine à elle, ne la voyant pas sortir de sa maison depuis deux jours, appela très inquiète pour nous avertir nous, ses proches. Ce fut toi qui allas la chercher, avec un cousin, au milieu de la nuit. Vous la trouvâtes par terre, en train de mourir, apparemment à cause d'une chute arrivée deux jours auparavant. Après avoir été soignée, notre tante Ophélie l'installa chez elle jusqu'à ses derniers jours. Quand ceux-ci furent arrivés, elle tomba dans le coma, sans souffrance préalable, à l'égal de Zacharie. Je me souviens aujourd'hui de ces jours-là, parce qu'ils durent se ressembler beaucoup à ceux que vous venez de vivre et parce que je garde d'eux un souvenir inoubliable de beauté.

Depuis le moment où il fut confirmé que ses derniers moments approchaient nous fûmes tous avertis, tous les neveux, enfants de ses frères et sœurs, ainsi que les enfants de ceux-ci, et les enfants de ses cousins germains, et les enfants de ceux-ci, et les femmes de chacun d'entre nous, et les amis intimes, dont on n'arrive plus à savoir s'ils nous sont ou non consanguins tellement leur proximité nous est familière depuis la naissance. Tout ce monde, pouvant atteindre une soixantaine d'individus, commença la ronde de l'agonie ou, plutôt, la ronde des adieux. Chacun de nous arrivait, chez notre tante Ophélie, avec des victuailles, des gâteaux et autres friandises, des boissons et de l'alcool aussi, permettant de faire un buffet en permanence à la cuisine. Cela dura trois jours, ou quatre, je ne me souviens plus très bien. Des groupes de réunion s'organisèrent partout dans la maison, sous le porche, au salon, au bureau, à la cuisine où les gens se trouvaient pour se ravitailler, dans la chambre de tante Ophélie qui, à l'approche de la mort de sa sœur, était elle-même très souffrante et, puis, autour de tante Emilie, dans le coma, où siégeait constamment une infirmière. Dans sa chambre tout le monde entrait pour prier en silence, ou en chœur et, quand la fatigue survenait, quelques uns sortaient et d'autres entraient. Plus les groupes de réunion étaient éloignés de sa chambre, plus ils étaient animés, jusqu'aux francs rires des histoires drôles qui éclataient en sourdine. Nul n'était pourtant indifférent à ce qui arrivait. Nous étions tous émus, concernés en même temps qu'heureux de pouvoir être là si nombreux à côté d'elle qui n'avait pas pu avoir d'enfants. Tous ses nombreux neveux l'entouraient et priaient pour son âme, se souvenant des anecdotes de sa vie. Nous l'aimions tous. J'étais là avec une seule peine: vous ne me parliez pas ! Il fallait que je tournoie parmi les groupes pour ne pas me trouver en présence d'un d'entre vous qui allait m'éviter du regard. Nul, parmi nos cousins, ne soupçonnait que nous ne nous parlions pas ! Si par hasard nous nous trouvions côte à côte, nous faisions comme si nous venions de nous quitter chez Zacharie, ou ailleurs, n'étant pas ainsi obligés de nous saluer.

Je souffrais de cette mascarade. Il devait y avoir certainement d'autres personnes avec des tragédies familiales similaires à la mienne et qui, par le fait de vouloir accompagner notre tante dans ses derniers moments, faisaient l'effort de les ignorer. Quatre jours, quatre nuits, vingt-quatre heures sur vingt-quatre il y avait du monde, se relayant les uns aux autres par un flux et reflux naturel sans aucun ordre établi, suivant seulement celui des nos sentiments. Il y avait une ambiance de fête, malgré tout, sans élever la voix, sans rire aux éclats et, quand nous rentrions dans la chambre de tante Emilie, nous déplorions son départ, pleurant le souvenir de cette vie si tranquille en apparence, si mouvementée à l'intérieur, dans cette quête spirituelle qui l'avait amenée à se confronter à ce qui lui était le plus sacré et le plus ancré dans sa vie, sa religion.

Je dis "nous rentrions" mais, moi, je ne voulus pas pénétrer dans sa chambre. Je ne voulais pas voir son visage mourant, je pleurais dehors, je riais plus loin, j'étais là, comme vous tous, mais je ne voulais pas la voir. Peut-être inconsciemment je me souvenais que, dans les mêmes circonstances, au moment où notre grand-mère agonisait, ma mère m'avait interdit d'aller la voir sur son lit de mort en me disant que c'était préférable que je gardasse son image souriante dans ma mémoire. Au bout de ces quatre jours l'infirmière sortit de sa chambre et demanda à tous de ne plus rentrer voir notre tante Emilie pour la laisser mourir seule, comme elle avait vécu. Elle avait dit, très sagement, que son esprit n'arrivait pas à se dégager de son corps si tout le monde pleurait son départ autour d'elle. Seule l'infirmière resta, avec une autre tante et, peu d'heures après, elle réussit à quitter son corps en s'arrêtant de respirer.

Ella et moi nous n'étions pas présents à l'instant-même car nous étions rentrés chez nous nous reposer. Quelques minutes plus tard un cousin vint nous annoncer son départ et nous repartîmes chez elle. Bien que nous pleurâmes tous sa mort, elle n'allait pas nous manquer directement, elle était très âgée, sans enfants et personne dépendait d'elle sous aucun aspect, mais elle laissait en chacun de nous une douce empreinte, une leçon de vie dont nous n'avons peut-être pas tout assimilé.

Aujourd'hui, quand j'apprends la joie que la mort de Zacharie vous donne, je revis avec douceur ces images. Une belle mort. Une belle mort se mérite, peut-être. Je crois qu'il souffrit beaucoup de son vivant, j'espère qu'il soit mort heureux et je me réjouis pour lui.

 

 

Chapitre II
            20 juillet, Ardèche

Je laissai ma lettre pour finir mes tableaux. Je lis les dernières lignes de la page précédente: " Je me réjouis pour lui". En réalité je ne sais pas si je me réjouis ou pas. Me réjouir de quoi ? Qu'il ait eu une belle mort ou qu'il soit, enfin, mort ? Dois-je, maintenant qu'il n'est plus de ce monde, regretter avoir osé dire de lui ce que j'ai dit ? Pour l'instant je ne changerais pas une seule des pensées énoncées dans les lettres précédentes, pas une idée de tout ce que j'ai voulu dire sur lui. Depuis que j'appris sa mort des sentiments contradictoires effleurent en moi, soit j'ai une sorte de peine, peine qu'il se soit éteint en silence, sans dévoiler le mystère de sa haine envers moi, soit de colère, de colère bouillonnante où j'associe son nom aux pires injures et je crie, car je le peux, ici, à la campagne: "Fils de putain, Zacharie, fils de putain !". Maintenant que je le sais sous terre, qu'il n'aura plus la possibilité de se trouver devant moi, en chair et en os, je cris, "Fils de putain, Zacharie!". Mais…, il peut revenir, en fantôme ! Non…, il sait qu'il ne me fait pas peur en tant que fantôme. Il sait que je côtoie ce monde-là, il le savait, il avait même voulu me dire un jour , "…tu hérites tes pouvoirs paranormaux de mon oncle Jacinto…". Comme le jour où, finalement, désarmé devant l'acceptation générale de mon talent il me dit, un jour de Noël, chez toi, devant les autres frères pour qu'ils entendent bien: "Finalement, mon fils, j'ai trouvé d'où tu hérites tes talents artistiques, c'est de mon arrière grand-oncle, José Benito, je me souviens que mon père me racontait que…". Comme cela, de but en blanc il avait nommé un personnage dont l'existence était jusqu'alors…, inexistante ! Et..., j'héritais de lui tous mes talents ! Cela devait le torturer depuis le moment où je commençais à sortir dans la presse nationale et il devait se dire que, si talent il y avait chez moi, par son sang avait dû être transmis et quelque chose avait dû lui rester lors de son passage. Tout cela dans le cas où il savait que j'étais son fils puisque, s'il savait le contraire, ce n'était alors que des arguments pour sauver publiquement son honneur.

Mais, revenons aux fantômes. Depuis sa mort j'ai les oreilles bouchées. Ce sont les mêmes symptômes que j'ai connu dans d'autres occasions quand j'ai reçu des messages de l'au-delà. Ne t'inquiète pas, je ne discuterai pas cette affaire, je te la raconte, comme je la vis, que tu la crois ou non, que cela rentre dans le jugement de fou que vous avez de moi ou pas. Je m'en fiche. Je lui ai tout de suite dit, dans mes pensées, de s'arrêter s'il voulait se communiquer avec moi puisque, moi, je ne voulais pas le faire avec lui. J'ai plus d'amis du côté où il se trouve actuellement que de celui-ci et je ne veux pas qu'il essaie, ni de m'effrayer, ni de me dire quoi que ce soit. Je voulais qu'il vous le dise, à vous, qu'il vous dise que c'était lui qui m'avait mis dehors de la maison, de la ville, du pays, du bonheur de vivre, que vous sachiez par sa bouche que ce n'était pas moi qui était parti de mon bon gré. Mais il ne l'a pas fait ou, s'il l'a fait, je ne le sais pas encore, peut-être je ne le saurais jamais, vous ne me le direz pas, vous le conserverez en secret, à votre insu, conditionnés par ses paroles pour que je me ronge de culpabilité. Mais.…, je ne me sens pas coupable car..., je ne le suis pas.

 

Chapitre III
            Ardèche, 2 août 2000

J'arrêtai il y a un moment en te disant que j'aurais voulu que Zacharie vous ait dit avant son décès que c'était bien lui qui m'avait mis hors de la maison, que c'était bien lui qui m'avait interdit la ville avec sa présence réprobatrice qui, à travers vous, se dispersait partout où j'allais. Mais, il y eut aussi, comme cause de mon exil, une autre histoire qui ferma les derniers endroits où je pouvais encore trouver refuge, ne me laissant plus de place nulle part, m'obligeant à partir. Etait-ce Zacharie aussi derrière cette mésaventure?

Tout eut lieu avant la mort de tante Emilie. Je trouvai un ami. Cela m'arriva peu de fois dans ma vie. Comme je cherche toujours le même ami, il me semble que cela ne m'arriva que peu de fois et, pourtant…! J'avais donc trouvé un ami. Je l'avais trouvé, comme on trouve une pierre précieuse au milieu des cailloux sur une plage, par hasard, sans le chercher, puisque en réalité nous ne pouvons jamais chercher ni l'amitié ni l'amour, ils arrivent si on est ouvert pour les accueillir. J'étais ouvert à ce moment-là. Il était passé, je l'avais laissé entrer, il s'était installé en moi, il avait pris la plus belle chaise à bascule de mon jardin où il se balança content d'avoir trouvé un gîte pour son âme. Cela s'était passé sans crier gare. C'était un américain en vacances chez des amis communs.

Quand je le vis la première fois je ne sentis rien de spécial, je ne le trouvai ni beau ni laid, je ne le regardai même pas car j'étais absorbé par mes pensées de travail. Peu de temps après nous fûmes invités à une petite fête chez ses amphitryons. L'occasion était plus favorable et, comme le jeune homme se trouvait perdu au milieu des inconnus, je m'approchai de lui pour lui tenir compagnie. Au premier regard que je lui adressai je le vis. Lui, celui que j'attendais. Je ne sais plus ce que je vis, mais une sorte d'esprit endormi se réveilla en moi. Subitement une gaieté inattendue m'envahit, une drôlerie inusuelle en moi, une assurance inhabituelle. Je commençai à faire, au milieu du groupe, de l'esprit. Tout le monde ignorait ce côté caché de moi, tout comme moi. Le regard du jeune homme, qui comprenait difficilement ce que je disais, étant donné qu'il ne parlait pas l'espagnol, éveillait en moi cette facette qui brillait et rebondissait dans les regards des autres, pour arriver jusqu'à lui, le séduisant. Je le séduisis comme je fus séduit par lui. Je trouvais sa beauté sans pair ni précédent, je trouvais tout en lui unique, drôle, beau. Nos regards s'étaient croisés plusieurs fois, s'attardant quelques instants et, nous avions compris l'un et l'autre, que tout ne faisait que commencer, tout ne devait que commencer. La connaissance de sa langue me permit de lui glisser, vers la fin de la soirée, s'il voulait venir voir mes peintures, en même temps qu'il me demandait…, la même chose ! Nous accordâmes un rendez-vous pour quelques jours plus tard.

J'étais anxieux de le revoir. J'attendis fébrilement le jour du rendez-vous et, comme je l'appris plus tard, lui aussi. Nos mains étaient moites en nous saluant. Je balbutiais en lui montrant mes œuvres, il tremblait en les regardant. Puis, pendant qu'il se penchait sur une sculpture, je lui demandai abruptement s'il voulait poser pour moi. Il me regarda avec le visage illuminé avant de s'assombrir à nouveau en me disant, "Mais..., je rentre en Virginie dans trois jours !". "Alors, - je dis - demain !". Nous accordâmes vers les quatorze heures afin que j'eusse le temps de me préparer, acheter des films et mettre le mors à mes idées galopantes.

Je ne savais pas ce que j'allais faire, comme toujours dans ces cas-là. Je pense seulement à la personne qui va poser pour moi, je m'abandonne au sentiment qu'elle m'inspire, je m'y enferme, je m'y isole en imaginant qu'elle est devant moi, que je peux l'appréhender en entier car elle s'ouvre totalement à moi. Je ne le connaissais pas plus de quelques heures et je voulais déjà le prendre pour modèle. Je n'avais jamais vu son corps et je voulais m'inspirer de lui. Il tremblait en arrivant. Moi aussi. En ces moments le modèle est pour moi irrésistiblement beau ou il n'est pas. Si je ne vois pas sa beauté de cette manière, si je ne ressens pas le besoin de l'aider à la porter, rien ne peut arriver. Lui il l'était, pour moi, lourdement beau, traînant sa beauté avec envie et besoin de se décharger d'elle, demandant de le soulager d'elle. La beauté peut être lourde à porter ! Ce n'est que de cette manière que je peux me laisser brûler, asperger de ce sentiment si difficile à décrire mais qui me soutiendra par la suite pendant des mois, même des années, durant lesquelles je travaillerai sur les images que j'arriverais à capter de lui.

Il s'assit sur un petit tabouret, devant un fond improvisé avec de grandes toiles que je commençais à peindre, sous les lumières de deux projecteurs de fortune que j'avais pu trouver, car je n'avais pas de studio approprié dans cette ville de Saint Sébastien pour prendre des photos. Il me regarda, il attendit que je le dirigeasse dans les chemins de ma pensée, se laissant guider dans ce labyrinthe où seule la foi permet d'y entrer.

Les heures s'écoulèrent sans rien dire, nous laissant dans le même instant qu'au début, avec le même cœur haletant, le même regard plongé à travers l'œil de la caméra, pendant qu'il atteignait paisiblement la nudité de son âme devant moi. Son corps, que je découvris au départ, était comme je l'avais imaginé pendant ma nuit d'insomnie: n'étant pas parfait l'ensemble avait une harmonie plus inspirante encore. Je ne voyais que de beaux angles et raccourcis, de belles perspectives. Je fis une multitude de prises et j'en voulais toujours davantage. Comme la nuit tomba sans que nous nous aperçûmes et que nous étions fatigués, nous reportâmes la suite pour la veille de son départ, le surlendemain. Je n'eus pas de repos. Je le voyais dans une multitude de poses envisageables pouvant m'inspirer et je me torturais à concentrer mon esprit pour choisir seulement quelques unes. La difficulté n'est pas, dans ces cas-là, dans la recherche d'idées, mais dans leur choix. Le choix est laissé à l'intuition, seul cerbère fiable de cette distillation entre la réalité et l'imaginaire. Choisir ainsi c'est l'acte pur de la liberté du processus créateur. Le choix de ces idées n'a d'autres contraintes que celles des âmes des modèles. Ceux-là infèrent mon esprit dans un sens d'où vont se découler les détails. Il n'y a pas de sujet ni des commandes au départ, le sujet et la commande c'est mon modèle. C'est lui qui va induire en moi des commandes impérieuses, des sujets inévitables auxquels je m'adonnerai comme si j'avais une échéance légale et obligatoire.

Je devais attendre deux jours encore. Plus l'attente s'allonge, plus les idées arrivent et l'angoisse monte. Quand l'heure vient, je ne sais plus ce que je veux faire, je ne me souviens plus ce que j'avais choisi. Devant le modèle il faut que je me laisse aller à nouveau. Tous les choix faits auparavant dans mon imagination, restent théoriques. La présence du modèle se révèle, son âme s'impose, puisque un modèle n'est pour un artiste, en réalité, que le support physique d'une âme incarnée. Un modèle doit avoir, toujours pour moi, une activité passive. Il doit se donner tout en s'abandonnant. Moi je suis un acteur passif, j'agis tout en recevant.

Pour cette deuxième séance le jeune homme était venu coiffé et accoutré autrement. Je ne l'attendais pas ainsi. Il était différent, son visage faisait moins anguleux mais plus spontané, moins poli mais plus frais. Je ne voulus pas le changer, je voulus saisir cette nouvelle facette. Plus détendus que la première fois, autant lui que moi, nous causions entre les poses, nous nous arrêtions pour bavarder, nous nous regardions sans l'oeil interposé de la caméra. Quand j'eus fini mon dernier rouleau, je lui demandai si je pouvais le toucher. J'avais besoin d'effleurer de mes mains ce corps que j'avais méticuleusement observé et positionné sous tous les angles, qui s'était gravé dans mes yeux, qui allait y rester pendant les années durant lesquelles j'allais le peindre. Il accepta, il s'abandonna. Il me connut à travers mes mains, comme moi je connus chaque parcelle de son corps, m'appropriant intérieurement de l'être qu'il m'offrait. Ainsi son âme restera visible à travers l'image de ce corps qui ne vieillira plus, qui ne mourra pas.

L'heure de partir arriva. Nous nous quittâmes…, non, nous nous arrachâmes. Je me rappelle encore qu'après nos adieux, au bout de quelques minutes, il réapparut. Nous ne voulions pas que cela finisse. Il devait partir, son avion partait et…, il partit. Timothy parti…, ai-je déjà dit qu'il s'appelait ainsi?, j'ai commencé un long parcours. Un parcours douloureux, mais un parcours dont les douleurs appartiennent à celles que j'accepte et non pas à celles que je refuse. Pendant que son avion faisait escale, quelques heures plus tard, il m'écrivit une lettre courte et passionnée, au même moment où j'étais en train de lui écrire une lettre avec les mêmes mots. Il me l'envoya dès son arrivée dans son pays, en même temps que je faisais de même, recevant chacun celle de l'autre quelques jours plus tard. Il me disait qu'il sentait encore la chaleur de mes mains sur sa peau, moi que je sentais la chaleur de sa peau dans mes mains et, tout ce que nous ne pouvions pas expliquer, ni lui, ni moi. Sans tarder je l'appelai par téléphone et lui-même répondit. Nous balbutiâmes. Ce fut le début de cette longue, désolante histoire.

Notre relation continua ainsi avec un rythme démesuré. Il avait, à l'image de beaucoup de mes modèles, la même couleur des yeux que Zacharie, mais avec de la douceur. Nous commençâmes à nous écrire avec une cadence journalière et, malgré les coûts gigantesques pour nos maigres budgets, nous nous appelions une fois par semaine. Je ne pensais qu'à lui, je ne voyais que lui, j'avais des photos de lui tapissant partout la pièce qui me servait d'atelier. Je ne voulais que le peindre, le peindre pour rentrer en lui. C'est ce que je fis. Je le peignis une et une autre fois, je fis son portrait sous tous les angles, je refis son corps, des dizaines de fois, toutes les poses m'inspiraient, tous les regards, tous les angles, tout. Je rêvais de lui la nuit. Je lui écrivais, couché sur un matelas que j'avais posé à même le sol, dans mon atelier. Je le dessinais, j'attendais ses appels, je le crayonnais à même les murs, par cœur. Au lieu de me calmer au fur et à mesure que les jours, les semaines et les mois s'écoulaient, ma passion ne faisait que grandir. Nos appels furent de plus en plus fréquents, nos lettres plus rapprochées, mes tableaux plus nombreux, ma souffrance plus grande. Son séjour en Virginie lui était insupportable et nous décidâmes de nous retrouver pour essayer de voir comment concilier notre passion. Car, pour lui, à la base de tout, il y avait mon œuvre. Il évoquait mes peintures, dans ses lettres, avec une telle ardeur, qu'il semblait être aussi épris d'elles que de moi, comme moi j'étais épris de lui autant que du modèle. Je lui envoyais des photos des peintures que je venais de finir, il me répondait avec un enthousiasme comme je n'avais jamais trouvé chez quelqu'un, mis à part Ella.

Et…, Ella, dans tout cela, me demanderas-tu ? Ella dans tout cela voit plus loin que moi, elle voit et mon aveuglement et ma clairvoyance: aveuglement par rapport à la nature de mes sentiments, dont elle reconnaît la source et le but, pendant que je ne vois que la passion isolée; clairvoyance par rapport à ce que je sais voir, là où nul ne voit, pour savoir le transcrire au monde. Ce que je vois comme une passion, où le charnel se confond avec le spirituel, Ella le voit comme ma quête d'âmes pour construire mon œuvre. Ella me voit descendre dans les enfers où je dois démêler la passion de l'art. Moi, qui suis dedans, je ne vois que la passion, l'art n'est que ma libération. Cet enfer est comme le feu où l'alchimiste purifie les métaux pour atteindre l'or, l'alchimiste clairvoyant qui se passionne pour des pierres noires sans valeur apparente, pertinemment convaincu qu'après être passé par le feu intérieur, l'or se décantera et brillera à jamais. La même alchimie que souffre l'amour. L'amour, comme l'art, est ce qui reste; la passion, comme la mode, est ce qui passe. Pour que cette passion dévorante persiste, se transmute, il y a l'art. Ainsi ma passion pour Timothy, devint amour à travers mes oeuvres. Aujourd'hui, malgré moi, je ne sais pas où il est, s'il vit ou non, car on pourrait croire que le monde entier s'est mis en travers, pour que seulement les oeuvres puissent naître de notre rencontre, rien de plus.

Désespérés, au début, de notre absence réciproque, nous décidâmes de nous retrouver, chez nous. Il voulait voir de ses propres yeux la genèse et l'évolution d'une de mes œuvres et moi je voulais avoir mon modèle en face. Pour cela, il fallait nous installer dans mon atelier afin qu'il puisse me guetter, puisque j'étais l'objet de son observation et, moi, le regarder puisqu'il était le sujet de mon inspiration. Nous concrétisâmes son séjour et il vint s'installer quelques mois dans la maison où Ella et moi nous habitions. Si cette passion pouvait nuire à quelqu'un il n'était question que d'Ella et, Ella, était heureuse que je puisse vivre cela.

C'était…, ne pas compter avec les intérêts d'autrui. Pendant les premiers jours, lorsque je connus Timothy, il avait connu, à travers nos amis communs, une fille appelée Rosalba qui habitait La Floride, originaire aussi de Saint Sébastien. Elle était tombée amoureuse de lui, sans qu'il le sache. Il avait correspondu avec elle d'un ton amical et, quand il était arrivé chez nous, elle s'était arrangée pour aller passer des vacances dans sa famille avec le ferme espoir de le séduire. Dès que Timothy était arrivé elle s'était présentée chez nous pour l'inviter à sortir. Il avait accepté sans arrière pensée mais elle s'était rendue compte qu'il était ailleurs, qu'il était chez moi, dans son corps et dans son âme, car nos retrouvailles avaient été grandioses et difficiles. Rosalba fit sentir sa présence tout de suite, elle ne concevait pas qu'il voulait rester avec moi, jour et nuit, elle s'octroyait le droit d'exiger sa présence en dehors de ce qu'elle considérait comme un travail pendant son séjour chez moi. Comme il ne voulait pas d'elle, il le lui fit savoir dès le deuxième jour. Elle ne supporta pas et dit alors autour d'elle que c'était moi qui l'empêchait d'aller avec elle, qu'il était amoureux d'elle et que moi je m'interposais.

Timothy était un homme doux et ne voulait blesser personne. Il ne soupçonnait pas la passion de cette femme et il ne lui donna pas plus d'importance, occupé qu'il était avec notre rencontre. Moi non plus je ne pensais pas, à aucun instant, que son séjour chez nous pouvait blesser quelqu'un. Rosalba l'était. Elle l'était d'une façon brutale, enragée. Elle se sentit écartée, méprisée en tant que femme et, qui plus est, délaissée, dans son esprit, pour un homme. Dans son imaginaire à elle Timothy était venu pour faire ménage à trois avec Ella et moi, puisqu'il ne voulait pas sortir avec elle. Elle ne se priva pas, quand elle se rendit compte de l'indifférence réelle de Timothy envers elle, de répandre ses soupçons. Elle fit le tour de nos amis communs et moins communs, maison après maison, en demandant si une telle humiliation était acceptable, car ce fut le terme qu'elle utilisa, disant avoir été humiliée publiquement en tant que femme. Elle demanda aux gens de prendre parti, ou nous ou elle. Peu à peu son histoire convenait à toutes les jalousies latentes, aux jalousies indifférentes, et le vide commença à se faire autour de nous.

En réalité nous ne connaissions pas la tragédie sous-jacente qui émergeait pour nous dévorer car nous ne nous apercevions au début que de ses agressions directes auxquelles nous ne donnions aucune importance. Nous avons appris, beaucoup plus tard, que Rosalba avait répandu le bruit, avant même l'arrivée de Timothy, que celui-ci venait pour se fiancer avec elle, qu'ils allaient vivre ensemble avant de se marier, qu'ils s'étaient fréquentés dans son pays. Á cause de cela le frère de Rosalba avait prit l'arrivée de Timothy chez nous comme une insulte à sa sœur, à sa famille entière. Il arriva jusqu'à venir avec sa sœur chez nous pour me demander de laisser Timothy repartir avec elle. J'étais dans mon atelier en train de travailler quand cela arriva et je refusai de descendre les voir, ne voyant pas pourquoi je devais leur donner une quelconque explication. Son frère entra dans une colère obscure et poussa de son socle une sculpture que je venais de finir, la brisant en mille morceaux, me tuant ainsi symboliquement pour sauver l'honneur de sa sœur, comme si Timothy l'avait violée et abandonnée au grand jour en restant avec moi. Timothy fut plongé dans un grand désarroi et commença à se sentir coupable d'avoir une relation aussi intense avec moi.

Ce furent trois longs mois. Les portes se fermaient partout où nous arrivions, plus personne ne nous invitait nulle part, sauf un petit groupe d'amis qui resta inconditionnel et qui ne donna pas crédit aux paroles de cette femme.

Partout ailleurs on raconta à Timothy ma réputation scandaleuse dans la ville depuis mon enfance, on lui rajouta des histoires que je n'avais jamais entendu. Il trouvait cela tellement exagéré que, au début, il les trouva drôles, jusqu'au moment où il les trouva désespérantes. Plus les histoires qu'on lui racontait étaient laides, plus il se trouvait immiscé dedans, sans le vouloir. C'était un poison distillé à petites doses, envenimant peu à peu tout ce que nous vivions. Pourtant ce que nous vivions à l'intérieur avait autant de beauté qu'il n'y avait de laideur dans ce qui se disait dehors. Timothy avait un don étrange pour s'entendre avec moi. On aurait pu dire que c'était une partie de moi, ou moi une partie de lui, tellement nos perceptions et goûts étaient similaires. Il avait une capacité d'observation que je n'avais jamais trouvé auparavant, ni même après, hormis celle d'Ella qui est, tout en étant différente, plus grande encore.

Souvent, après m'avoir vu appliquer des couleurs sur une toile, il descendait se reposer au jardin pendant que je continuais à peindre. Quelque temps après, cela pouvait être une heure ou plus, il remontait à l'atelier et il remarquait, avec une précision extrême, à quel endroit j'avais changé le ton d'une couleur, ne serait-ce que très subtilement. Il remarquait, d'emblée des nuances infimes, des nuances que moi-même je n'aurais pas pu voir autrement qu'avec mon imagination ou, plutôt, avec mon sens créateur. Pour moi une couleur, dans un tableau, n'a pas de valeur absolue, elle n'en a que par rapport aux autres. Quand je peins je ne vois pas les détails mais le tout, l'harmonie générale qui est composée d'une infinitude de détails. Pour apercevoir une variation subtile d'une nuance à un endroit précis, il faut avoir en tête l'harmonie de l'ensemble et, seulement à ce moment-là, on peut avoir la capacité de discerner les variations d'un ton, non pas par rapport à lui-même, chose que l'oeil ne verrait pas, ou ne pourrait pas se souvenir, mais par le rapport au tout.

Timothy les voyait. Il voyait ces imperceptibles changements qui font la progression inévitable vers une harmonie cherchée. Il voyait le tout. Avant et après, ne sachant pas où j'allais il voyait d'où je venais. Ella, à son tour, a un œil différent. Ella voit où je vais sans que je le sache, ce que je veux mais que j'ignore et, quand je commence à m'égarer, elle peut, par un don aussi étrange que merveilleux, me rappeler le but où je m'étais proposé d'aller. Je suis dans ces moments comme un cycliste qui, concentré dans les reliefs et les efforts qu'il doit faire, oublie où il va et prend un chemin différent de son itinéraire prévu, ce qui peut l'emmener à retourner à son point de départ si par hasard il prend une bretelle qui lui fait faire demi-tour.

Ella, qui suit quotidiennement ma besogne et qui accourt dès que je ressens le besoin de sa boussole, maintient le cap tout en m'encourageant sur les efforts, réussites ou échecs de chaque étape, gardant mon esprit alerte sur le but que je m'étais tracé depuis le départ.

Tout cela parait, dit avec des mots, à des programmations inflexibles où je n'ai aucune liberté de changement en cours de route. Ce n'est que de fausses perceptions de l'image que j'emploie. En choisissant un sujet, une pose, un thème, c'est comme si je choisissais une destination car, sinon, il ne s'agirait que d'une épreuve de performance, comme quand le cycliste tourne en rond sur une piste pour calculer sa moyenne de temps à conditions égales. Si je n'avais pas un but, je pourrais faire des prouesses techniques, mais je n'irais nulle part, et nul ne pourrait me recevoir.

Ces buts je les ignore dans leur totalité. Ella les connaît par la connaissance qu'elle a de moi, la foi qu'elle a en moi, l'amour en somme. Elle seule peut me dire où je vais et quand je suis arrivé.

Lui, Timothy, avait le don de la vue du présent, sans savoir où j'allais. Ella ne peut pas voir un changement de ton d'un jour, mais elle sait si je me suis égaré ce jour-là ou pas. Lui, il ignorait cela, mais il voyait les progressions successives. Cela me fascinait. Nous avions aussi une autre perception très proche, celle des plantes. Quand Timothy arriva chez nous, il tomba amoureux du jardin que j'avais construit, pendant quelques années, dans le patio de la maison où nous habitions. Dès les premiers jours il fit le tour et la connaissance de chacune de mes plantes et, très bientôt, il s'enthousiasmait déjà à la naissance d'une nouvelle feuille, d'un bourgeon, d'une fleur. Alors, peu à peu, nous joignîmes notre intérêt et nous passâmes des heures entières dans une douce harmonie à s'occuper d'elles. Une harmonie entre deux êtres est un accord tacite de chaque acte car, quand elle n'existe pas, tous les gestes deviennent un sujet de discussion, un rapport de forces, une bataille. Si cette harmonie n'existe pas dans une relation je ne peux rien créer, ni partager non plus. Le rapport des forces, bien que incitatif pour certains n'est, dans mon cas, qu'une usure inutile.

Tout ce qui était dans la maison était création, équilibre. Ella et lui étaient devenus amis, complices, partageant la foi en moi, l'amour pour moi et mon œuvre, et aucun ne rivalisait ni jalousait avec le partage de mon envie irrésistible de créer. Au contraire, ils voyaient leurs complémentarités, leurs apports sans lesquels je ne peux rien faire. Tant qu'il a vécu avec nous, j'ai connu la paix puisque, de près, un homme croyait en moi. Timothy me donnait cette paix tellement cherchée, me donnait l'amour et la foi d'un homme qui m'avaient été refusés par l'amour et la foi du père.

Entre-temps, dehors, les ragots étaient à leur comble. Bannis de tous, comme des gens vicieux, nous vivions repliés dans la maison, travaillant à l'atelier et nous reposant au jardin. Rosalba le poursuivit jusqu'au dernier jour, nous attendant souvent devant l'entrée de notre maison pour nous insulter, arrivant à l'improviste chez nos amis communs et faisant des déclarations d'amour à tue-tête à Timothy, criant devant tous que c'était à cause de moi qu'il ne voulait pas d'elle. Celui-ci devint de plus en plus perturbé et, à l'égal qu'Ella et moi, prit peur de sortir. Le seul petit groupe d'amis qui nous restait solidaire nous rendirent supportable nos sorties vers l'extérieur. C'était facile pour tous de croire que je l'avais séduit, que je l'avais fait aller de force, que je lui avais fait quitter sa supposée fiancé et que je l'avais obligé de rester en ménage à trois avec nous. Après les histoires de mon passé, le contraire aurait été incongru. Tous ont prêté oreille à ses dires, tous l'ont cru.

Toi et tous les autres frères vous ne me parliez plus à l'époque et j'ignorais si vous aviez pris le parti de Rosalba, comme vous aviez pris celui de Zacharie, ne vous prononçant peut-être pas pour ne pas vous voir compromis dans cette douteuse histoire. C'est ainsi que nous décidâmes, constatant la tournure sans issue des événements, de tous rentrer en France pour continuer à chercher dans cette nouvelle voie qui nous apportait un objectif commun. Timothy avait, malgré tout, compris qu'il avait trouvé ce qu'il voulait faire, qu'il voulait travailler à côté de nous pour montrer mon œuvre à l'extérieur, puisque il avait acquis une connaissance intrinsèque et unique de mon travail, pouvant en parler avec propriété. Tel fut le but qui se développa au cours de notre cohabitation et nous fixâmes l'objectif de nous retrouver tous les trois en France, un mois après le retour de Timothy en Virginie, où il retournerait pour arranger ses affaires.

Nous nous quittâmes sans douleur car nous savions que nos retrouvailles ne tarderaient pas. En arrivant chez lui il se trouva avec la surprise que Rosalba avait réussi à contacter ses parents et les immiscer dans son histoire. Elle alla jusqu'en Virginie, elle le menaça de se suicider. Timothy m'appela en pleurant le surlendemain pour me raconter toute cette histoire qui lui empoisonnait la vie. Une semaine plus tard il me téléphona à nouveau pour me dire qu'il ne pouvait pas continuer notre projet, ses parents étaient consternés de savoir par Rosalba qui nous étions et le reniaient à jamais s'il partait nous rejoindre... Ils lui avaient trouvé un travail très intéressant…, il laissait tout tomber.

Nous avions les billets prêts, les valises, tout était prêt. Ella et moi nous décidâmes d'annuler le voyage. Rentrer en France sans lui n'avait aucun sens. J'avais trouvé enfin un ami, mon ami, et je venais de le perdre.

Je pleurai…, comme quand je perdis ma mère, j'ai pleuré pendant des années, si ce n'est que je le pleure encore. Je lui écrivis une terrible lettre le blâmant par son manque de courage. Il ne répondit pas et je n'ai jamais pu le retrouver depuis car, dès que je trouve sa piste, il se volatilise. Nous sommes resté encore un an à Saint Sébastien, avec le vide autour de nous. Dans ces derniers mois j'avais eu droit à la dernière scène de Zacharie et ses chiens, le dernier jour où je le vis. Six mois plus tard seuls deux amis continuaient à nous parler, tout les autres nous avaient tourné le dos. Nous avions décidé, Ella et moi, de quitter la ville, la ville de ma mère et, depuis, je n'avais plus jamais eu de nouvelles de vous jusqu'à l'annonce de la mort de Zacharie.

 

 

Chapitre IV
            Ardèche, le 3 août 2000

Si je viens de te raconter toute cette histoire de Timothy c'est parce qu'un de nos frères était ici, sur ce continent, pour la première fois de sa vie, il y a quelques mois et..., nous ne nous sommes pas vus! C'était pourtant une belle occasion. Loin de son univers, la rencontre aurait pu avoir lieu si… Qu'est-ce qui, en réalité, l'a empêché ? Il m'avait envoyé quelques semaines auparavant une lettre laconique me demandant si je voulais le voir puisqu'il venait passer quelques mois en Europe. Je lui répondis aussitôt que cela me ferait plaisir à une seule condition: que le nom de Zacharie ne fusse prononcé. Dans sa réponse, acceptant ma condition sine qua non, il m'annonça qu'il irait d'abord à Madrid où il rencontrerait Rosalba qui s'y était installé.

A la seule vue de ce nom sur ta lettre tout mon sang se révolta, des montagnes de rage se soulevèrent en moi, elles m'engloutirent, me dévorèrent, l'écume de leur vacarme sortit par mes narines et mes oreilles, une rage aveugle s'insurgea en moi ! Encore ce nom que j'avais cru disparu à jamais de mon existence ! Ce nom qui désignait cette personne dont je n'aurais pas voulu savoir si elle était encore en vie ou pas. Et…, il allait la voir ! Elle allait lui servir d'amphitryon. Elle ! Mais, ignorait-il donc ce qui était arrivé?

Sans trop réfléchir je lui exprimai ma colère sur une lettre que je lui envoya sur le champ. Une lettre comme je n'en avais jamais écrit auparavant. Jamais je n'avais utilisé un vocabulaire aussi grossier, aussi bas et égoutier. Mais, en l'écrivant, j'eus cette satisfaction inénarrable qu'on a quand on excrète. Comment pouvait-il ignorer ce qui c'était passé? C'est vrai qu'il n'a pas lu la lettre que je t'écrivis l'année précédente et que je ne t'ai pas envoyée, où j'avais brièvement esquissé les méfaits de cette personne. Mais il me tombait sous le sens qu'il devait le savoir, puisque tout le monde le sait, puisque il s'agissait de cela même, de faire savoir quelque chose qui n'était pas vrai, d'une calomnie sur moi, encore une !

Sur la lettre de ma réponse je lui avais tout raconté à nouveau, ajoutant, chaque fois que je devais dire son nom, les pires adjectifs que je trouvai dans mon lexique. Pour éviter de la nommer je l'avais appelée, "...la pute démembrée". Je ne sais pas d'où ai-je pu inventer un pareil adjectif, il m'était sale à l'oreille, mais je ne trouvais pas de plus laid dans mon imagination enragée pour la décrire.

Je lui racontai comment ce projet de femme m'avait diffamé à Saint Sébastien, la ville de mon martyre aux fléchettes de la calomnie et du mensonge, à l'image de son saint patron. Mais, à l'égal de lui je ne suis pas mort de ces fléchettes, bien que je sois resté à jamais meurtri. Je ne sais plus combien de temps s'est écoulé depuis. Cela n'a plus d'importance, cela fait parti du même amas, l'amas du passé.

Je lui remémorai brièvement toute cette histoire, si par hasard il l'ignorait et en lui disant que, cette fois-ci, c'était moi qui disait, "ou elle, ou moi !". Il me répondit qu'il voulait seulement m'embrasser. Je lui dis que ce n'était pas une histoire de sentiments, mais d'honneur. S'il croyait mon histoire ou, même s'il ne la croyait pas, s'il respectait ce qui pour moi était vital, mon honneur, il ne serait pas allé la voir, concluant que, s'il le faisait c'est qu'il ne croyait pas un mot de ce que je lui avais dit. Il me répondit, uniquement, "L'honneur a donc gagné à l'amour ?".Lui, logiquement, incarnant l'amour et, moi, la stupide idée de mon honneur. Stupide car, quel honneur ai-je donc à sauver, si je l'ai perdu depuis ma naissance ?

L'amour n'a-t-il pas ses racines dans la foi ? N'aime-t-on pas quelqu'un parce qu'on croit en lui? La foi c'est croire en ce qu'on ne peut pas prouver. Dans le domaine de l'humain comme dans le domaine religieux la foi s'exprime de la même façon. Si on ne croit pas en quelqu'un on ne peut pas l'aimer, car on ne peut pas aimer quelque chose si on ne croit pas qu'elle existe. Comment pouvait-il parler de m'aimer sans me croire? Me croire et croire en moi, deux choses inséparables pour moi, deux choses liées avec tout mon être puisque mon travail de créateur est indissociable de ma vie. Si on ne me croit pas on ne croit pas en moi, si on ne croit pas en moi on ne croit pas en mon art, donc en ma vie, donc en moi encore. Peut-on dire toujours qu'on m'aime ? Comme quand tu m'avais annoncé la mort imminente de Zacharie et je t'avais dit, avec le filet de voix que j'avais pu rassembler, "Mais il ne m'a jamais aimé !". Tu m'avais répondu que si, à sa manière! Non, il ne m'aimait pas et ce n'est pas parce qu'il est mort maintenant que j'ai des regrets de prononcer ces mots-là, j'ai des regrets seulement de n'avoir pas été aimé par lui, mais je ne pouvais nullement le contraindre à le faire. J'aurais voulu savoir pourquoi il ne m'avait jamais aimé. C'est là mon regret. Il a été lâche jusqu'à sa mort et il ne me l'a pas dit. Peut-être vous l'a-t-il dit mais vous ne me le direz jamais. Peut-être avait-il des raisons pour ne pas m'aimer, peut-être le fait de savoir que ses raisons étaient placées en dehors de moi m'auraient aidé à supporter la vie. Vivre en pensant qu'on n'a pas été aimé de son père, comme si c'était ma faute, comme si l'origine de sa haine venait de moi, m'est insupportable.

Je t'ai énoncé toutes les raisons qu'il a pu avoir pour ce faire mais, je n'ai la confirmation d'aucune de ces hypothèses, alors la porte reste toujours ouverte dans mon inconscient pour croire que la cause était en moi, que je ne méritais pas son amour, que je ne mérite donc pas celui d'aucun homme.

 

 

Chapitre V
            Ardèche, le 4 août 2000

Je n'ai pas pu continuer à t'écrire, non pas par manque d'envie, mais par manque de foi. A quoi bon continuer à le faire si, de toutes façons, tu ne me crois pas, personne ne me croit ? N'ai-je pas essayé de lui raconter cette histoire en raccourci, quand il m'avait dit qu'il allait à Madrid voir cette fille ? Ne m'a-t-il pas répondu que cela ne l'intéressait pas ? N'était-ce pas la même phrase que m'avait dit Zacharie la dernière fois que j'avais parlé avec lui par téléphone pour lui annoncer ma prochaine exposition? Cela ne m'intéresse pas ! Comme à lui ne l'intéressaient pas mes relations avec Zacharie, ni avec personne d'autre en réalité, comme rien de moi ne vous intéresse ! A quoi bon essayer encore une fois de te raconter cette histoire en détail ? Dans tous les cas ces longues lettres que je t'écris, depuis l'année dernière, sont vouées au placard. Toutefois c'est un placard cher à moi, le placard de mon testament.

Depuis que j'ai fait avorter cette nouvelle tentative d'écrire, nous sommes retournés en ville, car j'ai cru m'être cassé le pouce. Je paniquai, ici à la campagne et nous rentrâmes rapidement voir un médecin. Là-bas je reçus une lettre de ma chère cousine qui me disait, en quelques mots, "...je te crois !". Je lui avais écrit brièvement au sujet de notre dernier séjour à Saint Diego et je lui avais raconté nos mésaventures. Elle me répondit, "Je te crois!". Cela avait suffi, ces trois mots, pour que je n'eusse plus eu mal au pouce et que j'eusse eu envie de revenir, de continuer mes portraits. Alors, ce matin, j'eus l'idée de lui écrire à elle, de continuer cette lettre à ma chère cousine Marie. Je pris la plume toute à l'heure pour le faire et, puis, à l'instant, je me rends compte que je te parle toujours à toi. Je dis cela car, en écrivant…, je t'ai vu, comme auparavant. Ma chère cousine, avec ses quelques mots, m'a donné plus de force que tous les arguments que j'ai pu me faire pendant des années. "Je te crois…". C'est tout ce que je désire entendre, car tout ce dont j'ai souffert a une relation avec l'absence de ces mots.

Mon histoire peut sembler…, invraisemblable. Elle est pourtant ma vérité.

Je continue l'histoire que j'ai vécu près de toi et dont tu ignores tout, toujours avec toi comme interlocuteur, même si cela n'a aucun sens apparent,.

 

 

Chapitre VI
            Ardèche, le 5 août 2000

Il pleut. Il pleut sans arrêt, en ce début du mois d'août et il fait froid, en plein été. Il me semble ne plus pouvoir supporter la campagne, cette solitude à laquelle fait penser la pluie, la brume. J'ai par moments envie de retourner, immédiatement, en ville. Mais…, pour quoi faire, si là bas je vais regretter de ne pas avoir profité jusqu'au dernier jour de la nature ? Me sentirai-je plus protégé au milieu de ma peine ? Oui, ma peine ! L'année dernière, quand je t'écrivais, je criais au désespoir, comme si je pressentais que la fin de Zacharie approchait, qu'il allait emporter avec lui le secret. J'avais des rêves, que je t'ai décrit, où je m'ouvrais le cœur et le suppliais de vous dire que c'était bien lui qui m'avait mis dehors. Mais cela n'a servi à rien car il n'a pas entendu mes cris, il s'est tu à jamais, en silence, aussi redondant que cela puisse paraître. Ou…, peut-être que cela m'a servi à moi car, si je ne t'avais pas écrit, alors que j'ignorais s'il était vivant ou pas, je ne sais pas si j'aurais eu le courage maintenant que je sais qu'il est mort. En réalité, n'est-il pas mort, pour moi, depuis dix ans ? Ou, même, depuis toujours ? N'ai-je pas, la dernière fois que je l'ai vu en tendant sa main de loin et faisant un signe de croix pour me bénir, ressenti que c'était la dernière fois que j'assistais à cette mascarade ? Je ne croyais pas à ses bénédictions, je ne croyais pas à ses gestes conventionnels de père, quand je sentais derrière cela de la…, jalousie ?

Je m'arrête. Je crois que je viens de dire un mot malgré moi et, pourtant, il est bien là. Je ne sais plus comment continuer. Je vais fumer une cigarette, regarder le portrait que je suis en train de finir, je reviendrai. Ai-je bien dit, jalousie ? Etais-je tout ce qu'il aurait voulu, secrètement, être?

Plus tard

Je reviens. Depuis que j'ai écrit ce mot, des images, de sons, des expressions se sont agglutinés derrière mes souvenirs et un brouhaha de choses semble prendre le dessus dans mes pensées. Le mot, derrière, continue, Jalousie ! Jalousie ! Ma première pensée est de refuser cette nouvelle possibilité. De quoi aurait-il pu être jaloux de moi? Mais, de quoi, mon Dieu, si je ne suis rien, je n'ai rien? Qui pourrait être jaloux d'un être comme moi, infirme de mon état, infirme car incapable de bouger de par le monde, librement, sans être assailli par ce monstre de la peur qui m'habite ? Qui donc peut être jaloux d'un malade de peur ? N'est-ce pas vrai ce que je dis ? N'ai-je pas peur, de m'avouer que je peux éveiller de la jalousie à quiconque? N'ai-je pas tout fait pour éviter cela? N'ai-je pas tout fait pour m'effacer, me rapetisser, me minimiser afin que tous puissent m'ignorer et nul puisse sentir, en me voyant, le désir d'être comme moi ? Ne montrè-je pas seulement mon côté fragile, faible, mièvre, douceâtre et compulsif, tout ce que tout le monde voudrait éviter d'être? Pourquoi est-ce que je montre seulement cela ? Pourquoi, quand vous m'avez appelé pour m'annoncer la mort de Zacharie, je me suis effondré en sanglots au téléphone jusqu'à ce que toi, qui tenait l'auriculaire, tu te sois retourné vers les autres frères et tu leur aies dit en sourdine, "Il est inconsolable…!". Vous étiez rassurés, vous m'aviez fait m'effondrer, moi, celui qui paradait la liberté de vivre loin, loin de la tutelle paternelle, loin des jugements et compromis sociaux, loin de toute obligation. Effondré. Vous étiez rassurés. Je n'avais pas changé à vos yeux, j'étais toujours le même petit homme fragile, pleureur, larmoyant, pitoyable. Vous ne pouviez pas me jalouser, vous ne pouviez pas désirer d'être comme moi !

Lui non plus. Il ne pouvait pas, depuis le haut lieu de sa force, sa puissance, envier la faiblesse ridicule d'un infirme imaginaire. Mais…, cet être pitoyable n'est-il pas une création pittoresque de mon imagination pour empêcher de laisser s'abattre sur moi les démons de la jalousie de mon propre père?

J'ai du mal à renverser l'ordre des pensées car je suis tellement pénétré de l'image de cet être invisible qu'il m'est difficile, voir impossible, d'imaginer que ce que je viens d'énoncer puisse être vrai.

J'arrête pour aujourd'hui espérant que tout cela se décante en moi. Nous rentrons en ville ce soir.

 

 

Chapitre VII
            En ville, le 6 août 2000

Hier soir je me couchai en pensant à la question que je m'étais posé dans les lignes précédentes. Je me réveillai ce matin avec une phrase en latin qui résonne encore dans ma tête et dont je ne sais pas encore si la syntaxe est correcte puisque je ne connais pas cette langue: OMNIS NATURA BENEFICIUM EST.

Ce que je traduis par "Chaque nature a ses propres bénéfices, ses propres qualités". En même temps que j'écrivais cette phrase sur un bout de papier, afin de ne pas l'oublier, le souvenir d'un long rêve se fit présent à ma mémoire, comme un conte d'autre fois.

" Il était une fois l'oeuf d'un aiglon tombé de son nid, par des hasards qu'on ignore, dans un poulailler où une bonne poule l'avait couvé sans faire la différence avec les siens. A l'éclosion l'oisillon avait le même aspect que les autres mais, peu à peu, rapidement ensuite, sa différence était devenue trop manifeste, sauf pour lui qui, ne voyant que des poussins autour de lui, se croyait comme eux. Il ne comprenait pas pourquoi il attirait le regard de tous ni pourquoi, quand il s'approchait pour vouloir courir avec eux, il les effrayait, les faisant fuir comme s'il allait les attaquer, ignorant ses dimensions. Comme il voulait être de leurs il essaya alors de se ramasser le plus qu'il le pouvait, sans ouvrir ses ailes comme ses frères, ni courir comme eux, jusqu'à ne plus bouger, restant immobile. Les poussins s'approchèrent alors de lui et, comme il ne bougeait pas, ils se frottèrent à lui et ils commencèrent à sautiller autour jusqu'à réussir à grimper sur son dos. Il les sentit faire et il ne bougea plus, il les laissa jouer sur lui avec joie car, enfin, il était comme eux, il participait à leur bonheur. Les poussins piaillaient et sautaient et puis ils commencèrent à le bécoter. Il sentit leurs petits pincements et pensa que cela devait être le bonheur d'être aimé par les siens. Ils prirent confiance, picorèrent plus fort, cherchant entre ses plumes de la nourriture, des insectes, des vers de terre, des vers de plume, jusqu'à qu'ils lui firent mal et il bougea, juste un peu, les renversant tous par terre et, effrayés, regardant cette chose inerte se lever, devenir un monstre, cacher le soleil derrière son ombre, ils coururent se protéger. Le coq, entendant les piaillements d'effroi de ses enfants vint en courant et reconnut cet étrange fils, qu'il confondait déjà avec une pierre, lança un cocorico à faire taire les plus téméraires et le fit se ramasser à nouveau encourageant les poussins à retourner jouer sur son dos.

Chaque fois qu'il devait bouger, parce que sa nature le lui imposait, en dehors même de sa volonté, tout le poulailler faisait un tel vacarme que le coq devait à nouveau faire sa parade. Le petit aiglon ne savait quoi faire. A mesure que le temps passait, il les effrayait tous au moindre mouvement ou, sinon, dès qu'il restait immobile, tout le poulailler venait jouer sur lui. Seule la poule qui l'avait couvé n'avait pas peur quand il bougeait, ni montait sur lui quand il ne bougeait pas. Elle l'approchait tendrement et essayait, vainement, de le faire regarder dans la rétine de ses yeux, en guise de miroir, pour qu'il pusse, enfin, se voir, voir sa différence. Mais…, il ne voyait dans ses yeux que de l'amour et il s'y plongeait dedans, il y nageait, il reprenait le souffle qui lui manquait pour ressortir encore supporter la vie qui lui était imposée. Sa mère adoptive ne savait pas comment il était apparu parmi ses petits et, quand elle s'était aperçu de sa différence, c'était trop tard, elle n'avait pas pu le rejeter, elle n'en avait pas eu le cœur. Elle essaya par tous les moyens de lui faire comprendre que, sans savoir comment, il n'était pas comme eux, qu'il était d'une autre espèce, une espèce qui chez eux était…, fort crainte. L'aiglon ne comprit point. Il voulait être des leurs, il voulait être aimé d'eux, il voulait trouver le même regard qu'il trouvait chez sa mère parmi ceux qu'il croyait étaient les siens.

Ses mouvements se firent de plus en plus rares et il s'immobilisa totalement. Le coq passait près de lui et gonflait sa gorge, levait son bec, faisait bander sa crête, secouait ses plumages et sautait sur lui comme s'il était un bout de mur, ou une pierre et, du haut de son supposé enfant, il lançait son cri de victoire. Il répétait cette scène plusieurs fois par jour et dès que cet fils incongru bougeait il le faisait se recroqueviller encore pour lui sauter dessus car, même s'il effrayait les autres, lui ne l'effrayait pas. Le fils croyait que seulement ainsi il pouvait être aimé. Plus il limitait ses mouvements, plus il se sentait accepté, entouré, sécurisé, plus il niait sa nature plus il se rapprochait de celle des autres.

Le coq lui en voulait car il aurait voulu avoir sa taille, son envergure, pour que seulement en se dressant il aurait pu imposer sa loi, être craint, obéi partout,. Il lui en voulait car il savait de quelle espèce il était, instinctivement il savait que c'était de l'espèce à craindre, qu'il lui suffirait de déployer ses ailes et, au lieu de rester à terre, comme lui, malgré tous ses efforts pour les battre, il se lèverait dans les airs et se perdrait de vue. Il lui en voulait car il n'était pas comme lui, car même s'il essayait de l'imiter il n'arriverait pas, même s'il arrivait à monter jusqu'au toit voisin, en sautant de parapet en parapet, quand il se jetterait du haut en battant de toutes les forces de ses ailes, il tomberait irrémédiablement parmi ses poulets. C'était sa nature. Elle avait été belle sa nature jusque là, il était le chef du lieu, ses désirs étaient des ordres, sa présence inspirait du respect, son cri faisait lever le jour mais, depuis que ce poussin s'était transformé, sans savoir comment il était arrivé là, il ne conciliait plus ses nuits, les jours se levaient avant son cri, sa nature lui pesait, il désirait être comme lui. Le voir était une insulte, c'était comme un miroir de ce qu'il n'était pas, de ce qu'il ne pourrait jamais être. Il ne voyait que les qualités et non les contraintes de cette autre nature dont il aurait voulu avoir les formes, les dons, ne voyant dans la sienne que les défauts. A quoi bon crier quand le soleil se levait pour faire croire qu'il lui avait donné l'ordre de sortir, étant donné que le jour où il ne s'était pas réveillé, n'ayant pas pu concilier le sommeil hanté par l'image de son fils, le soleil se leva tout de même. A quoi bon gouverner sur tout ce poulailler, où toutes les femelles étaient à lui, tous les poussins les siens, tout ce monde lui appartenait, s'il ne pouvait pas s'élever, ne fut-ce que de quelques mètres, pour voir du haut toute sa basse-cour, comme celui-là pourrait le faire si seulement il savait, si seulement il savait qu'il le pouvait, que d'un simple battement de ses ailes il le ferait. A quoi bon parader avec son plumage iridescent, qui jadis était sa fierté, si seules les poules de sa cour pouvaient le voir, pas celles de la cour voisine, encore moins celles d'une lointaine contrée.

Tout défila dans sa tête, tout ce qui autrefois lui faisait gonfler sa poitrine avant d'émettre son cri de victoire, en croyant dominer le monde qu'il avait conquis, tout cela était, devant la présence de ce fils non-voulu, une suite de riens à ses yeux, car il savait, il savait ce qu'il était. Il ne se souvenait plus très bien mais, quand il était petit, un autre comme celui-là avait plongé dans sa cour lui ôtant un être cher, un autre comme celui-là qui mangeait son grain, qui effrayait ses enfants, sans que nul ne sache comment il était arrivé là.

Lorsqu'il se rendit compte qu'il ne pouvait pas être comme lui, qu'il ne pouvait plus dormir et que le soleil se levait tout de même sans son cri, il décida que ce serait l'autre qui serait comme lui, l'autre qui ne saurait jamais qui il était, ni d'où il venait, ni qu'il pouvait voler, ce serait l'autre qui picorerait par terre pour chercher sa nourriture, l'autre qui, en fin de comptes, ne pourrait jamais lancer son cri et nul ne saurait l'histoire du soleil. Il mata peu à peu ses désirs de bouger, les révoltes de sa nature différente, il monta sur lui à chaque tentative, jusqu'à ce qu'il ne bougea plus. La mère continuait à apporter du grain à son fils pour le nourrir et cherchait, en cachette, des vers de terre pour lui faire plaisir, essayant à chaque fois de le regarder fixement de côté, pour lui faire voir, au fond de ses yeux, son propre reflet. Elle cherchait les lumières naissantes qui s'infiltraient dans sa rétine pour qu'il puisse voir sa différence. Cependant, même si parfois il apercevait dans l'oeil de sa mère un être d'aspect différent, il le voyait tellement petit qu'il ne pouvait pas s'imaginer que c'était lui. Elle essaya tout, elle désespéra. Elle voyait cet être, dont elle voyait la taille, les possibilités différentes, là, cloué au sol, niant sa nature, se contentant des moqueries de ses frères devenus de beaux poulets le picotant sans cesse, le faisant saigner, sans qu'il n'osa bouger pour ne pas les effrayer, pour ne pas les voir fuir et se trouver seul, les laissant faire, jusqu'au sang, comme la seule preuve de leur amour. Sa mère ne se posait plus la question s'il était à elle où non. Elle l'avait couvé, elle ne se souvenait pas, elle l'avait nourri, il l'avait suivi, il ne l'avait pas lâché, cela lui avait suffit, mais cela la désolait de le voir grandir dans cet état, ramassé contre un coin du poulailler, jour et nuit, sans même monter se coucher sur les branches des arbres comme les autres. Elle se souvenait aussi d'en avoir vu d'autres comme lui, pendant les crépuscules où elle s'était attardée à rêvasser devant les prairies avant de monter dans les arbres pour dormir et elle avait vu en haut, tout en haut dans les nuages, quelque chose qui aurait pu être comme elle, mais qui ne l'était pas, qui se laissait bercer par le vent avec les ailes ouvertes, comme s'il était couché sur un lit d'air, sans effort. Une fois elle l'avait vu descendre en glissant, elle l'avait vu s'approcher émerveillée, mais toutes les autres l'avaient poussée se cacher car, disaient-elles, il pouvait les prendre dans ses griffes et les emporter à jamais. Un mélange de peur et de fascination s'associait à cette image et, maintenant, quelqu'un comme lui était là comme si c'était un fils, sans avoir jamais volé, tétanisé, sans avoir jamais fait d'autres gestes que raser les murs, effrayé, jusqu'à finir là, sans bouger, recevant les picotements des autres, les moqueries des plus vieux, le mépris de tous.

Un jour, pendant qu'elle lui apportait une gorgée d'eau dans son gosier, elle aperçut un être comme lui dans les nuages. Elle interpella son fils, il l'ignora, elle fit donc ce qu'elle n'avait jamais fait, elle le picora aussi et lui, surpris de sentir ce geste provenant d'elle, leva la tête et le vit aussi. Il resta pétrifié de stupeur, de peur, d'envie. Quelque chose en lui, dans lui, bougea. Quelque chose du dedans. Un frémissement arriva jusqu'aux bouts de ses ailes, un frisson lui fit sentir les pointes de ses griffes et jusqu'à l'extrémité de son bec trembla. Une sorte d'autre était en lui, un autre qu'il ignorait. Cela avait été seulement une légère sensation, un tremblement imperceptible et il eut peur, une peur du vertige que pouvait sentir cet être là-haut dans les airs, une peur comme il n'avait jamais senti auparavant, une peur qui le fit s'évanouir. Au réveil, sa mère était encore devant lui, de profil comme toujours, pour que son œil puisse le réfléchir. La lumière était sur lui et, dans le reflet iridescent de cet œil, il se vit, il vit qu'il était comme celui qu'il avait vu au milieu des nuages, son reflet était aussi petit que l'image de l'autre dans la distance. Il se reconnut. Il ferma les yeux, il pleura. L'oeil de sa mère se ferma aussi, faisant disparaître cette image et sachant, en s'éloignant, que ses jours étaient comptés, mais restant tranquille car, elle savait qu'il avait compris.

Les jours qui suivirent furent d'une grande désolation. Les images de cet être dans les airs et, puis, l'absence de sa mère qui ne revint plus, le mirent dans une situation désespérante. S'il bougeait, pour aller chercher son grain, la basse-cour en entier se mettait à hurler et le coq, avisé, accourait pour lui grimper dessus. Dès qu'il sentait dessus le poids de celui qu'il croyait être son père et qu'il entendait les notes aiguës de son chant, il se rabaissait à nouveau, il se ramassait contre son coin, jusqu'à disparaître à la vue de tous, jusqu'à ne former qu'un tas géant, immobile.

Il commença à dépérir. Il sentait ses dernières forces l'abandonner, le souffle de sa vie s'en aller. Dans les torpeurs de son agonie il revit l'oeil de sa mère, il revit l'image de cet être dans les airs et il se vit lui-même en train de voler de par les airs. Il pouvait voir en bas, ses frères, sa famille toute entière, dans la basse-cour, comme des petits points sombres qui bougeaient, il pouvait voir son père en train de vouloir grimper sur une pierre plus haute, soulevant son caquet, le regardant droit dans les yeux, depuis le bas, essayant de le menacer pour une dernière fois avec son cri de victoire. Il avait pris cette dernière menace comme un signe de bénédiction pour aller rejoindre les siens car, si lui existait, il devait y en avoir d'autres comme lui, d'où il provenait.

Il put ouvrir à nouveau les yeux et il se vit dans son piètre état. L'oeil de sa mère ne le quittait plus, le souvenir de cet œil était impérieux, il bougea, la basse-cour gémit, il se souleva, les cris augmentèrent, le coq arriva conquérant pour mater l'insubordonné et lui grimpa dessus, il se secoua et le fit tomber, il marcha, le coq lui sauta dessus à nouveau chantant hardiment, il se secoua à nouveau et le fit tomber une deuxième fois. Il se souleva ensuite, il s'étira, il ouvrit ses ailes et il vit avec stupeur qu'elles couvraient la basse-cour toute entière, il regarda ses frères et les vit petits, il se hissa, la cour devint minuscule, son père enhardi de colère le prit à coups de bec. Il le repoussa, sans effort, d'un simple mouvement de son aile. Il leva la tête, regarda le ciel et comprit que là-bas se trouvait sa maison, il bâtit des ailes, avec les dernières forces qui lui restaient et se leva du sol pendant que toute sa famille hurlait désespérée, allant se cacher dans les arbres, n'importe où, car ils voyaient en lui le monstre de leurs cauchemars. Il ne leur en voulait pas, il ne voulait pas d'eux pour se nourrir non plus, il voulait vivre seulement. Il retomba et, après maints essais, il apprit à se servir de ses ailes, pendant que son père se cachait avec les poules, le regardant avec cet air de victoire qu'il avait toujours eu envers lui, essayant, par un dernier effort, de le dissuader de faire ce qu'il était en train de faire, de le dissuader de croire qu'il était autre chose qu'un poulet maladroit et difforme, de lui confirmer qu'il n'était rien d'autre qu'un gros caillou où il pouvait grimper pour qu'on le voit, lui, le coq, le maître de la basse-cour. L'oeil de sa mère était là aussi, l'autorisant à faire ce qu'il devait faire, être ce qu'il devait être. Une tristesse énorme l'envahit soudainement. Il voyait ce coq, de qui il avait tellement voulu être aimé par ce qu'il était et non pas par ce qu'il voulait qu'il soit, il voyait ses frères, sa famille toute entière, tellement différents de lui et pour qui il avait abdiqué de suivre sa nature, pour qui il avait adopté la leur en vue d'obtenir leur amour, d'être accepté par eux. Il comprit qu'il ne pouvait pas cesser d'être lui-même pour être aimé, qu'être aimé, à n'importe quel prix, n'avait aucun sens, aucune issue, sauf celle de sa mort. Il voulait vivre, vivre sa propre nature, non pas celle des autres. Il se souvint de l'être qui lui ressemblait et qui volait haut dans le ciel, seul, et il comprit que ceux qui volent haut, volent seuls, c'est leur condition, pas leur péché. Absout par lui-même, encouragé par l'oeil de sa mère, il reprit courage pour se détacher de ce monde qui ne voulait pas de lui, auquel il n'appartenait pas, où sa seule présence effrayait, il refit un effort de battre des ailes et, enfin, vola.

Il vit ce qu'il avait vu quand il se croyait mourir, il se vit en haut, il vit la basse-cour devenir de plus en plus petite jusqu'à disparaître et il regarda au loin, il vit un vaste horizon devant lui, une solitude terrible à laquelle il fallait faire face car de cela dépendait sa vie. Il parcourut de longues distances, usant ses dernières forces, il sentit en lui des instincts dont il ignorait tout, instincts de dévorer pour regagner des forces. Il s'abandonna à sa nature, il vit une proie et se lança vers elle, sans savoir ce qu'il allait faire, il la prit de ses énormes griffes, la dépeça avec son énorme bec, la mangea. Les forces lui revinrent et il reprit son vol. Il comprit la peur que sa présence inspirait chez les autres, il souffrit. Comment allait-il concilier son besoin d'amour et son appétit féroce? Seulement, parmi des semblables à lui, mais…, où se trouvaient-ils ?

Il partit à leur recherche et bientôt trouva une compagne qui, comme lui, errait solitaire. Avec elle il s'établit dans les hauts sommets, où sa nature lui indiquait de se poser et où il n'avait qu'à se laisser glisser sur la pente pour que son vol s'initiasse tout seul, s'allongeant sur les airs. Il pouvait partir ainsi à la chasse afin de trouver la nourriture essentielle à sa nature, quêtant, partout, ces êtres qui allaient lui permettre de continuer son existence. En les dévorant, il sentait que quelque chose d'eux allait aussi remonter les airs, dépasser leur propre nature, prendre du recul par rapport à la sienne et se voir, de loin, au milieu du tout.

Après un certain temps l'aiglon, devenu un aigle impérial, repassa très haut au-dessus de la basse-cour où il était né, où il avait vécu la première partie de son existence. Les souvenirs douloureux s'étaient estompés, effacés, il ne se rappelait plus pourquoi était-il parti. Il entendit des cris en bas, il vit ses frères installés dans les cours voisines, lançant de cocoricos en l'air, à l'égal de leur père et il crut qu'ils l'appelaient de retour, qu'ils l'aimaient toujours. Il les voyait, malgré la distance, avec une grande précision et il pensait qu'eux, à leur tour, le voyaient aussi. Il ne comprenait pas encore qui il était, il avait oublié que ses dimensions étaient toutes autres, il ignorait que les géants, vus de loin, sont petits mais que, en s'approchant, ils deviennent des monstres. Il commit ainsi sa première erreur, il alla chercher sa compagne pour lui montrer le lieu de ses souvenirs, pour que ceux qu'il croyait qui l'aimaient la connaissent. Il eut suffit qu'ils s'approchassent de la région pour provoquer une telle panique dans toutes les basses-cours qu'ils durent reprendre leur envol. Comment pouvait-il aller revoir son père, ses frères, ses neveux, si quand ils le voyaient de loin ils l'appelaient mais dès qu'il s'approchait ils s'affolaient?

Il essaya plusieurs fois provoquant toujours le même résultat. Il comprit que même s'il était né là, il lui fallait rester, à jamais, ailleurs, dans la solitude de ses hauteurs.

Un jour, accablé par cette solitude ainsi que par les souvenirs, il décida de chercher une astuce pour retourner. Il s'approcha en volant sans qu'ils pussent le voir, il se posa loin de leur cour et marcha en rasant les murs jusqu'à s'introduire pendant la nuit dans le poulailler, se plaçant comme jadis, contre le mur, replié sur lui-même, ressemblant à un gros caillou. Avant le lever du jour le coq, son père, se leva victorieux et, retrouvant le rocher d'autrefois, grimpa sur lui et ordonna au soleil de se lever. En sentant son poids sur lui il se sentit à nouveau aimé par son père, à sa manière, certes, mais aimé. Cela lui suffit. Toute la basse-cour s'approcha de lui et il sut rester inerte sans l'effrayer. En peu de temps poulets et poussins tournèrent autour de lui, picotant ses plumages jusqu'à le faire saigner. Il restait là, concentrant ses forces pour croire que c'était de cela dont il avait la nostalgie, que c'était celui-là le plaisir de la compagnie dont il manquait au milieu de l'immense solitude qu'il connaissait dans les hauteurs.

Peu à peu ses forces commencèrent de nouveau à le quitter. Il oublia qu'il savait voler, il oublia tout, il revint à son état d'origine, croyant ainsi avoir retrouvé sa vraie nature. Sa compagne l'avait suivi. Elle était restée à l'écart, se cachant des yeux de tous mais, quand elle vit qu'il allait périr s'il restait encore, elle le rappela, elle lui raconta les visions de leurs envols, les sensations de leurs ailes déployées, sans pouvoir faire ressortir ses souvenirs. Quand il fut déjà au bout de ses forces elle décida de se montrer à la cour, elle se leva devant tous, elle les effraya, elle les fit courir se cacher croyant qu'ils allaient être dévorés, et elle put lui montrer qu'il était comme elle, jusqu'à qu'il se rendit compte qu'il comprenait son langage, qu'il parlait sa langue. Il se leva, les souvenirs affluèrent, il se secoua et s'envola à nouveau.

Le combat entre sa véritable nature et celle qu'on lui avait fait croire qui l'habitait n'allait pas s'arrêter là. Il y avait des jours où la première l'emportait, d'autres où sa nature apprise prenait le dessus. Dans cette lutte un critère s'imposa: il ne voulait pas que ceux qui l'avaient élevé, ni leurs semblables, eurent crainte à sa vue. Il vola alors en cherchant des endroit isolés où ils ne pouvaient le voir, pour que nul ne puisse le craindre, pour que nul ne puisse l'envier, le jalouser. Peu à peu son vol se restreignit autour de son nid, perché en haut des cimes le plus hautes et sa solitude devint totale. Une solitude pesante car il savait qu'il y avait d'autres êtres, avec d'autres natures, qui s'amusaient entre eux, qui pleuraient ensemble, qui fêtaient l'arrivée de nouveaux venus, qui partageaient la douleur de ceux qui perdaient un être cher. Lui, avec sa compagne, ils étaient seuls, ils étaient lui et elle, seuls au monde. S'il n'était pas né parmi d'autres êtres, s'ils ne l'avaient pas obligé de croire qu'il était comme eux pendant le début de son existence, il aurait accepté sa véritable nature telle qu'elle était, avec ses qualités, ses manques, mais pas avec le regret des attitudes inhérentes à d'autres natures que la sienne. De la même façon que ceux qui l'avaient élevé ne pouvaient pas désirer voler comme lui, s'échapper de leur cour, puisque ce désir aurait été leur perte, cela aurait été un désir sans espoir, une peine sans fin.

Etait-ce cette peine qu'il avait semé dans le cœur de son père par le désir irréfrénable que celui-ci éprouvait d'être comme lui, quand il avait compris que ce fils était d'une autre nature mais que, cependant, il était son fils ?Si ce fils était ainsi c'était parce qu'il avait hérité de pouvoirs provenant de lui, le père, pouvoirs qui sommeillaient aussi en lui et qui ne demandaient qu'à se laisser s'éveiller.

Il avait profité de cette lutte qu'il sentait dans le cœur de son fils pour essayer de faire cesser celle qui l'habitait. Plus tard quand il était passé un jour par mégarde sur leur cour, à une hauteur difficile d'apercevoir, il lui avait fait un signe, sachant qu'il le verrait, car il savait qu'il voyait très bien malgré la distance. Son fils le vit, en effet. Il n'en croyait pas ses yeux, il s'approcha, son père insista, il descendit. La cour avait été avertie, ils ne firent pas de vacarme, ils l'entourèrent comme s'ils ne le craignaient point. Le père l'accueillit d'un cri victorieux sans monter sur son dos, l'invita à rester. Puis, subrepticement, il lui demanda de lui enseigner à voler. Le fils ne comprit pas, restant avec ses ailes fermées, ses jambes pliées pour que sa taille fusse moindre, sachant instinctivement que cela n'était nullement possible. Son père insista. Il se leva, étendit ses ailes, poussant de ce fait poules et poussins qui soulevèrent des cris d'effroi, il les battit et un nuage de poussière couvrit la cour. Le père regardait méticuleusement, quelque chose en lui croyait qu'il réussirait. Il se leva à son tour, il ouvrit ses ailes, mais elle ne firent pas d'ombre, il les battit fermement et cela ne le fit que sautiller, il leva sa tête, redressa sa crête, humilié, cria, avec cette tournure particulière à lui, un brin de côté qui montrait l'indifférence aux pensées des autres. Il regarda son fils qui voyait, avec pitié, son désespoir. Alors, une haine irrésistible lui monta à la gorge, sa crête devint rouge, il regarda hautain le poulailler entier montrant l'indignation, d'avoir été humilié publiquement, il vit l'approbation dans les yeux de tous, il se lança sur son fils pour le becqueter de toutes ses forces, essayant de lui arracher les yeux, sans lesquels il ne pourrait plus voler. L'oeil de sa mère lui revint en mémoire, les appels de sa compagne arrivèrent à ses oreilles et il assena un coup d'aile son père qui roula par terre. Il regarda autour, il regarda ceux de qui il aurait tellement voulu être aimé, avoir été des leurs, il vit que leur nature s'interposait, comme un mur insurmontable et il dut admettre qu'il devait les quitter, à jamais.

Les larmes aux yeux, le cœur lourd, il s'envola. Son vol n'était plus léger, ses deux natures continuaient à se disputer en lui, le souvenir des efforts pour voler de son père lui firent penser que, peut-être, lui n'avait pas le pouvoir de le faire non plus car, s'il était son fils, pourquoi son père ne pouvait-il pas faire comme lui ? La lutte entre une nature apprise par inertie et une autre qui naissait de lui, malgré lui, était le noyau de son dilemme. Etant incompatibles les deux s'excluaient l'une de l'autre. Laquelle choisir si la première était chargée de l'ordre du monde apparent et la deuxième de l'ordre du monde caché? Ce qui était jadis invisible à ses yeux était devenu sa véritable nature et, ce qui était jadis visible, était devenu quelque chose qui, lui restant étranger, lui appartenait aussi.

Les autres avaient choisi. Son père avait choisi dans son dilemme. N'ayant plus sous ses yeux ce fils aux pouvoirs convoités, sa jalousie, sans disparaître, faisait moins mal et puis, ayant de son côté et sous ses ordres tout le poulailler il se sentait à nouveau régner sans aucune ombre. L'ayant chassé de son royaume il ne craignait plus, non pas d'être attaqué par le monstre-fils, mais que le reste de la basse-cour ne devienne comme lui, par contagion.

L'aigle, chassé de ce petit monde, si minuscule vu d'en haut, se sentait incapable d'aller en conquérir d'autres auxquels il appartenait, tellement son sentiment d'échec pesait sur lui. Mais il vola tout de même. Il tomba souvent, exténué de porter cette charge. Il revola. Sa vie n'était qu'une acceptation quotidienne de la conscience de sa vraie nature, une acceptation d'un soi différent de celui qui lui avait été appris.

De temps à autre, irrésistiblement, il survolait la basse-cour, de très haut, pour que nul ne puisse l'apercevoir et, avec ses sens aiguës, il pouvait entrevoir ce monde qui lui était interdit et que, malgré lui, il convoitait. Un jour, dans un de ses survols, il entendit le poulailler frémir, une agitation fébrile commotionnait tous ses habitants, il regarda de plus près et il vit le coq par terre après avoir cru entendre un dernier cri venant de son caquet.

Il vit le regard des autres qui scrutaient le ciel en le cherchant pour l'avertir de son décès. Il comprit, il entendit leur piaillement, il cria à son tour, avec un cri rauque qui sortit de sa gorge, de rage et de peine, de haine, de rage peine et haine, car il était mort sans lui avoir dit pourquoi, pourquoi et comment était-il apparu dans leur monde n'étant pas comme eux, quel artifice avait-il utilisé pour le faire arriver puis, le répudier ensuite. Rage de son silence, rage de sa haine, rage de sa jalousie. Son cri rauque parcourut les cieux, s'éclata contre les nuages, fit déclencher des tonnerres et une pluie colossale s'est abattu sur la terre, faisant que le cortège funèbre chercha refuge tandis que lui, volant par dessus les nuages en colère, continua son cri déchirant, car il restait à jamais sans savoir.

Quand sa gorge sécha, quand ses cris ne trouvèrent plus de cordes à faire vibrer, il se tut. Les nuages se calmèrent, la pluie cessa. Le ciel se dissipa, le soleil brilla calmement, une douce brise l'emporta et il s'abandonna, ses ailes étendues, à la jouissance de cet instant, jouissance que seul sa nature pouvait lui procurer. Il oublia tout. Il pardonna. Il se vit, lui, l'aigle, en tant que tel et il eut compassion de lui-même. "

 

 

Chapitre VIII
            En ville, le 11 août 2000

Hier nous sommes rentrés définitivement en ville après un long, très long séjour à la campagne. Les années précédentes je les avais trouvé pourtant très courts, je regrettais infiniment que leur fin arrivasse. Pas cette fois. Je craignais devoir rester, je ne craignais plus de retourner dans cette ville. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je sens, quelque part, que nous avons très peu de temps pour nous préparer à repartir, je ne sais pas où, pas comment, mais comme toujours, je commence à sentir les indices d'un voyage imminent. Ces indices sont dans l'air, au tournant d'une rue par exemple, je sens tout d'un coup des odeurs d'ailleurs, j'entends des bruits d'ailleurs et je dis à Ella, "Prépare-toi, nous partons…". La première fois que cela m'arriva Ella ne comprit point et j'ajoutai, "J'entends une voix qui me dit que je dois aller faire son portrait…!". C'était l'image impérieuse d'un portrait que je ne voyais pas et que je faisais ailleurs, sous la forme d'une phrase. Peu de temps après cela nous partîmes pour la première fois, sans l'avoir programmé, à Saint Sébastien. Je réalisai, à cette occasion, beaucoup de portraits, mais je fis, surtout, celui de Zacharie. Je dis "surtout" car j'ai toujours été, depuis, surpris de l'avoir dessiné et peint autant de fois. Je fis un premier dessin pendant ce séjour-même et je le lui offris. Aujourd'hui, après sa mort, l'un d'entre vous a dû le prendre, sans rien me dire, comme si je n'avais aucun droit dessus. Je le lui avais offert sottement, je pense car, ensuite, me sentant dépossédé de son image, je le refis ici, à l'identique, dans la même pose, le même regard, un peu plus grand, plus dépouillé. J'ai toujours été fier de ce portrait bien que je ne supporte pas de le regarder. Ensuite j'ai fait, à partir de la même pose du dessin, un petit tableau à l'huile. Je l'ai gardé, avec le reste de mes tableaux, emballé. Quinze ans après la dernière retouche, lors d'un voyage à Madrid, j'ai constaté que j'avais fait une partie du tableau identique à un tableau du Greco. Je ne sais pas si c'était une inspiration inconsciente, le fait est que je ne me souvenais pas de cette œuvre, que j'avais dû voir, car j'avais été à Madrid six ans auparavant pour la première fois. J'ai aussi fait d'autres tentatives de portraits de lui que j'ai laissés inachevés, ce qui m'arrive rarement.

Pourquoi m'inspirait-il de les faire si, en même temps, je ne supporte pas de les voir? Etait-ce une commande de l'au-delà, de la voix qui me disait, "Tu dois aller faire un portrait…?". Un portrait n'est-ce pas un acte d'amour colossal, monumental ?

Maintenant que j'ai des portraits commandés par des êtres vivants, n'ont-ils pas pour moi ce même caractère ? Pour moi si la commande ne provient pas de celui qui l'a passé, c'est qu'elle provient d'ailleurs. L'année dernière, quand je t'ai écrit ma première longue lettre, j'ai peint le même modèle, dont je t'ai déjà parlé, autant de fois que j'en ai eu le temps et le courage. Cette année j'ai même recommencé un autre grand portrait de lui. Je n'utilise pas ses traits pour faire ces tableaux, je peins son âme ou, ses états d'âme, à travers ses traits.

J'essaie de faire de même avec ceux que les gens me commandent et, parfois, ce que je vois ne plaît pas au commanditaire. Mais, comme je le fais avec confiance en ce que je sens, même si le tableau m'est retourné, comme cela m'est arrivé une fois, je le reçois comme un retour au berceau, pour intégrer cette collection qui un jour ou l'autre…, verra le jour. Je le garde à l'instar des autres oeuvres que j'ai fait sans commande particulière, en le considérant, à part entière, comme une œuvre en soi et non comme un échec commercial.

A propos de ce but j'ai eu hier, en faisant la route de retour à la ville, une vision symbolique. A un moment donné j'ai vu des panneaux qui annonçaient la bifurcation de notre route, l'une continuait vers ici, l'autre allait à une autre ville. Comme nous avons fait maintes fois ce même parcours, nous ne regardons pas les pancartes mais, en les voyant je me suis dit "…et, si quelqu'un avait changé les panneaux ?" J'aurais, d'un côté, par instinct, par connaissance, pris la route qui mène vers ici mais, par la raison, il me serait resté le doute, "Est-ce bien celle-ci?", "...le panneau ne dit-il pas qu'elle mène à l'autre ville?", "...le panneau n'est-il pas celui qui a raison?", "...si tout le monde suit ces panneaux, pourquoi devrais-je les ignorer?", "...suis-je donc le seul à me rendre compte de la supercherie ou, le seul à me croire trompé par mon imagination ?". De la même façon, quand je perds le sens du but de ma vie, celui que je connais de l'intérieur de moi-même, je me dis que les routes étaient signalées autrement, que je m'étais trompé, que j'aurais dû suivre les panneaux, ceux que je croyais échangés par une main délictueuse. J'hésite alors. Je doute de moi. Si sur une route réelle je suis vite détrompé par la réalité, sur la route de ma vie je ne vois pas toujours si je me suis trompé ou si j'ai bien fait de suivre mon instinct. Zacharie est mort maintenant. Je ne saurais plus s'il avait changé les panneaux, pour se moquer de moi, pour laisser à jamais le doute installé dans mon âme sur le choix de mon chemin. Mon cœur me dit toujours de continuer.

Dans sa façon de me parler il y avait toujours un ton de dédain, de cynisme, qui faisait qu'en me disant des choses prétendument agréables, je ne savais pas s'il les disait pour me vexer ou pour faire mon éloge. Il y avait cette anecdote qu'il racontait à propos de ma naissance dont je n'ai jamais su sur quel ton l'adopter. Il disait que moi j'étais né précédé de la gloire et que, ce qu'il disait était tellement vrai que, pour accueillir mon arrivée sur terre le gouverneur du département lui-même s'était déplacé pour me donner la bienvenue. En réalité il s'était donné que le jour de ma naissance, le médecin qui avait suivi ma mère pendant sa grossesse ne se trouvait pas en ville et, l'ancien médecin de notre famille était devenu gouverneur, n'exerçant plus son métier. Vu l'urgence de mon arrivée, et l'amitié qui les liait, ils l'avaient appelé pour venir me recevoir, à la maison même. C'était donc le gouverneur qui m'avait reçu dans ses mains. Zacharie racontait cela avec un sourire aux lèvres. Je ne sais pas pourquoi mais, pour moi, il voulait toujours dire avec cette petite histoire que je m'octroyais tous les droits et honneurs avant même de commencer à vivre. Parfois, je l'avoue, Zacharie le disait avec une sorte de fierté, comme en disant, "Tu vois, je le sais depuis le début, même pour ta naissance la plus haute dignité régionale est venu spécialement te recevoir sur terre, ton arrivée était annoncée, je le sais depuis toujours, qui tu seras !". Mais…, sa crête bandait à nouveau, son plumage frémissait, il battait impérieux des ailes, lançait un cocorico et montait sur mon dos, au moindre prétexte, pour éviter que ses mots qui venaient de lui échapper puissent…, me donner des ailes !

Mon erreur était de croire, tant qu'il était vivant, que je m'étais trompé réellement de route et que, finalement, c'était lui qui avait raison quand, en réalité, ce n'était qu'un vice de forme.

On aurait dit que sa plus grande souffrance aurait été celle de ma gloire sur terre, que sa plus grande jouissance était celle de mon anonymat et mon échec dans quoi que j'entreprenne. C'est cette voie qu'il m'a montré, c'est ce panneau qu'il a interverti, pour que ma route prenne une déviation et que je me trompe de but. Ce qu'il n'avait pas compris, Zacharie, c'est que la gloire, la renommée, n'était pas le but de ma route, que mon but n'est autre que la liberté. Il a réussi à me dévier, non pas de mon but, mais d'un chemin plus facile et, au lieu de me laisser aller par la route goudronnée, il m'a fait suivre des pistes embroussaillées et pleines d'obstacles. On aurait dit qu'il n'avait besoin que d'une chose, gagner du temps, et que, tant qu'il était sur terre, il lui fallait me méconduire pour finir en paix. Il croyait que mon but, et tout mon but, n'était que la gloire, pour lui faire de l'ombre.

J'ai porté cet anonymat comme le plus lourd des poids. J'ai craint de toutes mes forces la célébrité. J'ai suivi les courbes sinueuses et abruptes des pistes impraticables auxquelles il m'avait poussé, m'interdisant les chemins dégagés, pour qu'il n'ait pu voir ma route, ni ma destination, et n'ait pu essayer de l'intervertir. Sa nature était une autre que la mienne, sa vue se portait sur d'autres choses, ainsi, au lieu de changer les noms de lieux, il a changé les noms de routes, mais la destination était, pour moi, la même.

Depuis que je t'ai écrit le mot "jalousie" pour me référer à ce qu'il pouvait sentir envers moi, une effroyable quantité d'idées s'associent à ce mot. J'ai des moments de vertige, j'ai des affaiblissements dans tous mes membres, je n'arrive pas à attraper toutes les idées qui volent et survolent ma tête pour pouvoir te les transcrire. J'y parviendrai, peu à peu, quand je permettrais à cette idée de s'installer. Accepter que mon propre père puisse avoir été jaloux de moi c'est admettre que, quiconque, peut l'avoir été, l'être encore est, pire, va l'être dans le futur. Etre jaloux de moi m'est aussi insupportable, ne serait-ce qu'en tant qu'idée, que l'idée même de celui que je dois être à leurs yeux pour pouvoir provoquer un tel sentiment. C'est l'idée de moi, de ce moi qui inspire jalousie, qui m'effraye. L'idée de ce moi que je m'obstine de cacher à mes propres yeux.

L'oeil de ma mère veille dans ma mémoire, obstinément aussi, pour que le reflet de mon image arrive à mes propres yeux et je puisse me rendre compte, enfin, de qui je suis.

 


Chapitre IX
             En ville, le 16 août 2000

Les jours précédents je te parlais de la jalousie de Zacharie et depuis, comme avec une petite lampe de poche au milieu de l'obscurité, je regarde à nouveau des coins de ma vie sur lesquels j'étais passé sans rien y voir.

Je vois, par exemple, l'attitude des gens envers moi. Souvent, devant quelque chose à moi qui puisse faire référence à une réussite quelconque, je vois leurs visages blêmir, comme si je leur avais enlevé quelque chose, comme si je leur avais volé impunément un bien qui leur appartenait. Pas un mot de sympathie, d'enthousiasme, ne serait-ce que de curiosité. Je n'ai jamais compris ces réactions et, maintenant, je vois que c'est la jalousie qui s'impose, vorace, plus forte même que toutes leurs convenances. Elle arrive subrepticement et s'installe, dans le rictus des commissures de leurs lèvres, dans les plissements tremblotants des coins de leurs yeux, dans l'imperceptible mouvement saccadé de leurs mains, dans des bâillements intempestifs et irrépressibles où les mâchoires s'ouvrent d'une façon vertigineuse, pendant que les lèvres restent douloureusement fermées. Ces bâillements que j'ai maintes et maintes fois observé chez des personnes qui, n'ayant ni faim ni sommeil, se trouvent face à moi avec…, avec leur jalousie. Admettre cela…, admettre que je puisse éveiller ce sentiment si répulsif…

La jalousie est le sentiment contraire à celui de l'admiration. Quand on admire quelqu'un et on montre ce sentiment à la personne qui l'évoque, toutes nos armes de défense intérieure sont déposées, toutes nos armes pour imposer notre moi sont écartées, nous inclinons notre moi devant celui de quelqu'un d'autre en qui on voit le plus qui est en lui et que nous n'avons pas. Selon mes étymologies fantaisistes n'est-ce pas "ad-mirer", "voir le plus" ? Souvent c'est plus facile d'éprouver ce sentiment en groupe, surtout en masse. Les gens, massifiés, se laissent emporter par le sentiment de foule, voient leur moi individuel confondu avec le moi collectif et peuvent montrer leur sentiment, se sentant géants et égaux au sujet admiré. Les foules se déchaînent ainsi, délirent, devant quiconque exprime un talent, si médiocre soit-il. Le moi rapetissé des individus, agrandi par le phénomène d'écho groupal, est similaire à la voix d'un individu qui participe à une chorale et qui sent sortir de sa gorge la voix du groupe entier, lui procurant ce sentiment de puissance et de perfection que donne cette expérience. Les imperfections du moi individuel, comme celles des voix individuelles, s'estompent par la compensation des autres voix qui comblent les défauts de la sienne et, ainsi, pour tout un chacun, faisant tous part d'une voix sans défaut qui leur appartient, ils peuvent se l'approprier dans leur for intérieur. Ainsi la foule, unissant les petites admirations qui écrasent les jalousies individuelles peut, le lendemain, se laisser, avec les mêmes membres, s'emporter par le sentiment contraire et vouloir lyncher celui que la veille ils proclamaient leur idole.

De la même façon que l'amour et la haine ne sont que des degrés du même sentiment, comme le froid et la chaleur ne sont que des degrés d'un seul et même phénomène, la jalousie et l'admiration ne font partie en réalité que d'un et même sentiment, résultat de la confrontation du moi aux talents d'autrui et. comme on ne peut pas échapper aux degrés de la température, car c'est une des conditions de notre planète, on ne peut pas échapper non plus aux sentiments d'autrui par rapport à soi. Ainsi, par le même processus que l'admiration de groupe est plus facile à exprimer, l'admiration individuelle touche aux fibres blessées les plus profondes du moi. Les personnes qui ressentent les éloges sur quelqu'un comme une insulte à leur ego, c'est parce que leur moi est blessé, amoindri, tenu sur pied avec des béquilles, craignant le moindre caillou qui leur fasse perdre l'équilibre. Le triomphe de quelqu'un qui leur est proche, dans un domaine où ils ne pourront jamais se hisser, ni avec des échasses, fait que leur moi se sente bafoué, car chaque domaine où ils ne peuvent pas briller est, ou un domaine corrompu et méprisable, ou un attentat à leurs capacités.

Ces gens sont, dans la plupart des cas, entourés d'une petite cour, on dit basse-cour pour les volailles, qui leur est, en règle générale, inférieure dans tous les domaines, ainsi que fervente admirative de leurs agréments, n'épargnant pas de combler les petites envies des autres par leur partage apparent. Cette cour est toujours dévouée, servile et disponible, c'est le sine qua non du retour de leurs faveurs. Si un de membres de cette basse-cour développe, à leur insu, des valeurs qu'eux ne peuvent pas atteindre ni éteindre, le venin de la jalousie est injecté.

Rien de plus jaloux que quelqu'un qui, n'ayant rien au départ, a atteint un petit peu, car il déguste pour la première fois le fait d'être l'objet de la jalousie et l'admiration, ce qui le place, à son avis, au-dessus. Quand ceux-là voient jaillir en eux ou autour d'eux l'admiration vers autrui, ils font basculer leur sentiment vers la jalousie, car ils ne voient qu'une descente dans leur niveau du piédestal, de l'ombre sur leur cime sans nuages. Si tu leur dis que quelqu'un peut ou a senti quelque chose de similaire à ton égard ce sont les premiers à se révolter contre une telle idée, traitant d'abjecte telle sorte d'individus, inexistants, quand, en réalité, ce qu'ils veulent signifier c'est que tu n'est pas, comme eux, capable de susciter de tels sentiments, qui sont tout leur propos de vie.

Et Zacharie, dans tout cela, me demanderas-tu ? Zacharie, s'est trouvé basculé dans ce conflit par rapport à moi, j'ignore si volontairement ou à son insu. En réalité je ne crois pas qu'il y ait acte de volonté pour avoir tel ou tel sentiment, comme il n'y a pas acte de volonté pour aimer ou haïr. Toute une série de composants font que le tout d'une personne est prédisposé pour évoquer tel ou tel degré du sentiment. Sauf que, si celui qui reçoit les expressions d'une telle tendance affective est un enfant, il n'est pas préparé avec la distance intellectuelle nécessaire pour pouvoir discerner que, son père, lui, ne peut pas faire autrement.

Je m'arrête un instant encore. Une idée subite m'assaille car, on peut, simultanément, aimer quelqu'un et le jalouser. Ce sont des sentiments différents et coexistants dans des degrés opposés. De la même façon que je peux faire coexister deux phénomènes contradictoires dans ma conscience, après apprentissage, comme le fait qu'il peut faire froid au bord de la mer. Cette comparaison peut paraître hors de propos dans les hémisphères où cela est un phénomène naturel mais, pour moi, venant du tropique, ce sont deux valeurs qui s'excluent, les degrés de température étant liés à l'altitude et non aux saisons inexistantes. Je peux la faire à cause des connaissances de mon passé, dans un lieu donné, qui sont à l'opposé des composants cognitifs d'une autre personne élevée ailleurs. Existerait-il un élément de connaissance dans les sentiments?

Dans le cas de Zacharie, aurait-il pu m'aimer, comme tu me l'avais dit quand tu m'as annoncé sa mort imminente…, à sa manière ? Ce qui se traduisait, "Il t'aimait, donc, il te jalousait"? Dois-je conclure que s'il me jalousait c'était parce qu'il m'admirait…, négativement ? Ainsi dois-je considérer que ce que je ressentais comme de la haine de sa part n'était que "sa manière" de m'aimer ?

C'est dans le subtil concept de degrés que cela se joue, ne serait-ce que mentalement ? Si on a froid on peut donc se dire que c'est un degré différent de la chaleur, mais proche à elle, puisque les deux se mesurent sur le même thermomètre.

C'est peut-être à partir de cette conscience qu'on peut arriver à maîtriser la réaction du corps à la chaleur et au froid mais, il y a aussi, et surtout, l'enregistrement dans l'inconscient de la répétition et l'association d'un de ces phénomènes pendant l'enfance et la façon avec laquelle on a été élevé pour les affronter. Si certains enfants japonais, maintenant, sont élevés depuis qu'ils sont tous petits pour vivre et étudier sans chemise pendant l'hiver, ne mourant ni tombant malades, mais bien au contraire, leur corps et leur mental sont préparés pour affronter le phénomène du froid comme quelque chose qui n'est pas négatif, qui ne tue ni rend malade, faisant que leur corps enregistre les expériences à ce propos pour confirmer la théorie.

Si je crains tellement la jalousie d'autrui, jusqu'à me paralyser, c'est parce qu'il est inscrit en moi que, produire un tel sentiment, c'est mauvais, voir répugnant, car la première victime de cette admiration négative de moi était mon propre père ou, du moins, celui qui je croyais l'était. Voués l'un et l'autre à une peur réciproque, moi de le rendre jaloux, lui de me voir développer ma nature toute entière, notre relation était excluante. Ainsi, Zacharie, pendant la dernière année de mon baccalauréat, en arrivant à table à l'heure du déjeuner, disait à ma mère, "Ou lui, ou moi…!". Et c'était moi qui devait partir dans ma chambre. Ma mère m'apportait à manger, en pleurant, pendant que mes frères croyaient que je lui avais fait, encore une fois, un acte de mépris, ou je lui avais manqué le respect car, pour eux, il devait y avoir une raison qui justifiait son attitude envers moi, pour eux et pour vous tous, une raison qui venait, forcément, d'une attitude négative de ma part envers lui.

Il me suffit de revoir ce pauvre aiglon déchu, replié sur lui-même, les ailes rabattues jusqu'à s'effacer sous son corps, le cou ramassé, les pattes pliées et repliées, le bec enfoncé dans son plumage, voulant s'éclipser à la vue de tous, se transformant en caillou, caillou à plumes, pour que je me vois moi, ramassé, recroquevillé, afin que nul, nul ne puisse m'envier !

Même quand j'ai appris à voler, même quand j'ai pu soulever ce poids inerte de moi-même, quand j'ai atteint les sommets de ma nature, j'avais la nostalgie de mon état léthargique car, pour éviter la jalousie, je m'étais habitué au mépris. Non, ce n'est pas vrai. Je ne me suis jamais habitué au mépris. En réalité je ne me suis pas contenté de voler et développer ma nature, je voulais comprendre pourquoi je ne l'avais pas fait auparavant, pourquoi je suscitais le mépris si je n'avais rien fait pour le mériter. Ou, était-ce la négation de ma nature l'objet du mépris ?

Même en volant je regrettais l'amour que je n'avais pas eu, ni de sa part ni de la vôtre. Quand ma nature me poussa à chercher des proies, âmes de ma quête, je reniais cette nature, je la blâmais, comme les poules blâment l'aigle qui vient se nourrir de leurs poussins. Je voyais mon acte répréhensible, avec les yeux d'une autre nature, car moi j'ai besoin de me nourrir des autres, de plonger dans les esprits de ces quelques personnes qui m'ébranlent à un moment donné, qui font resurgir en moi ma condition de rapace d'âmes. Au milieu de mon vol je plonge parfois, irrésistiblement, vers une proie qui attire mon regard, un proie de nature diverse, une proie qui, au milieu d'autres, se détache de toutes. Je me laisse tomber des hauteurs où j'englobe le tout pour me précipiter dans le particulier, je la prends dans mes griffes, je la soulève dans les airs, lui permettant ainsi de voir, le temps de ce vol, l'ensemble du lieu et du temps où elle habite, le début et la fin de son territoire, les confins mêmes de son existence et, tout peut se jouer pour elle. Si elle se débat, car la vue d'une telle réalité lui donne le vertige, elle peut alors s'arracher de mes griffes et tomber, sans ailes.

Il arrive dans ma quête, comme quand l'aigle a pris l'envol avec sa proie, qu'on peut croire, en les voyant tous les deux depuis la terre, que c'est un animal mythique, n'ayant jamais existé que dans la vision lointaine de ces deux êtres fondus, pour un instant, en un seul. Après l'envol, l'âme qui est attrapée dans mes griffes oublie que c'est moi qui la porte croyant que c'est elle qui vole d'elle-même, essayant, soit de se détacher pour le faire toute seule soit, au contraire, de s'imbriquer pour se confondre avec moi. Dans les deux cas elle oublie qui elle est. Peut-être parce que moi, je lui laisse croire qu'elle est comme moi, ou parce que j'ai peur de lui faire du mal et je ne l'agrippe pas comme il faut, ni je la prends de force, n'exerçant pas ma nature jusqu'au bout. C'est dans cette inconscience de moi-même que j'ai pu faire beaucoup de mal. Quand, au début, j'essayais mol vol et je me précipitais sur mes premières…, proies, je m'abandonnais au cri de ma nature, mais je ne maîtrisais pas les dégâts que pouvaient produire mes gestes…!

Parfois…, je voulais parler encore des proies mais, il n'en ai rien. Si bien cette image de l'aigle est évocatrice, les termes ne sont pas exacts. Car, moi, je quête les âmes et, comme tout quêteur, je demande sans prendre, je reçois si on se donne à moi, je ne dérobe pas. De cette façon les âmes ne sont pas des proies, des victimes, mais des alliés. A moins que…

 

 

 

Chapitre X
            En ville, le 17 août 2000

Je te parlais hier des dégâts que je pouvais produire, ou avoir produit, à cause de l'inconscience de ma nature. S'il y en a un qui pèse sur ma conscience c'est celui de Jeannot. Jeannot. Je l'ai connu peu de temps après avoir connu Ella. T'ai-je déjà raconté comment et quand j'ai connu Ella ? Je sais que tu l'ignores, puisque tu ne me l'as jamais demandé, ni aucun d'entre vous, appartenant elle aussi à cette condition de ma nature qui vous dépasse et dont il vous semble préférable de tout ignorer pour…, ne pas l'envier ? Vous ou…, Zacharie ? Peu importe maintenant. Je te parlerais plus tard d'Ella, si tu veux bien y arriver, sinon, tu pourras t'arrêter quand tu voudras.

Pour l'instant je voulais te parler de Jeannot. Vous ne l'avez pas connu, vous ne le connaîtrez pas, vous n'avez jamais su qu'il avait existé. Il est mort maintenant. Quand je le connus, j'habitais Paris. J'aimais cette ville, j'aimais ma chambre de bonne, j'y souffrais aussi, de solitude, de voir toute cette beauté réunie sans pouvoir toute l'avaler, de parcourir sans cesse les rues à la recherche de ces yeux qui allaient me faire frémir… Un jour j'allai chez des amis sans Ella, avec qui j'habitais depuis six mois seulement, et ils m'emmenèrent à une petite fête chez un ami à eux que je ne connaissais pas. Son appartement, fait de bric et de broc, avait une récalcitrante odeur à cigarette et le charme de ne rien prétendre. Il y avait des gens de toutes sortes et, à cette époque, avide que j'étais de rencontres, je m'abandonnais à l'attrait que je produisais chez les autres, permettant de satisfaire leur curiosité sur ma personne. Il y avait de tout dans cette réunion, des pseudo-critiques d'art jusqu'aux secrétaires, étudiants, acteurs de théâtre et fainéants. A ce moment-là je commençais juste à dessiner et à vouloir peindre mais je me considérais, moi-même, comme un historien aux prétentions d'écrivain. Je passais mes journées devant ma machine à écrire, dans ma chambre de bonne, à taper des centaines de pages qui dorment, depuis ce temps-là, dans un placard. Les gens me parlaient donc d'écriture, me posaient des questions sur mes sujets, une manière de rentrer en contact dans ces sociétés où tu es toujours et sans cesse en train de faire de nouvelles rencontres qui, on les voit avec les années, ne traversent pas le temps, à l'opposé de notre ville, Saint Sébastien, où on naît et on évolue dans un monde de gens connus, à qui on n'a jamais besoin de demander ce qu'ils font et avec qui on traverse la vie jusqu'à l'autre côté du Styx.

A un moment donné, pendant la petite fête, les gens se dispersèrent et de petits groupes s'animèrent dans les différents coins de l'appartement. Je profitai pour me promener et regarder les objets, les personnes, l'animation en général. Je ne savais toujours pas qui était le propriétaire de l'appartement et il m'intriguait de le savoir en regardant ce lieu, quand j'entendis des notes de guitare m'incitant à chercher d'où elles provenaient. En arrivant dans un coin au fond de l'appartement je les avais vu. Oui, elles avaient une vie propre, elles étaient comme des personnes, elles voltigeaient en l'air avec une grande dextérité et, leur beauté, leur beauté était hors du commun. C'étaient des mains, les plus belles mains que je n'ai jamais vu de ma vie. Des mains d'homme d'une blancheur aux reflets bleutés donnés par les veines sinueuses et prononcées qui glissaient sous la peau, aux reflets roses à l'afflux du sang, aux pouces avec des phalanges très longues, à l'harmonie parfaite, avec la courbe de la racine de ses ongles comme des vases antiques, évasés à sa naissance et remontant droits vers la fin, laissant dépasser les extrémités blanches, à la cuticule qui les enveloppait comme si elle avait conscience de ce qu'elle mettait en valeur, comme un cadre met en valeur une peinture, aux pouces à l'articulation saillante, où on apercevait les os, surmontés des veines, dessous le subtil voile de la peau. Puis, à côté, se trouvaient ces index, longs, aussi longs que ses annulaires, indiquant cette prédisposition au commandement, au pouvoir, comme son ascendant Jupiter, tachés au bout d'une ombre sur les cotés intérieurs, signe du fumeur. J'étais égaré. Je ne voyais que ces mains, seules, allant et venant au-dessus des cordes de la guitare, les inscrivant dans ma mémoire pour toujours, inscrivant chaque mouvement, chaque parcelle, regardant la cassure du poignet de la main gauche, qui faisait les accords, me régalant à l'observation du doigt du destin qui se laissait glisser jusqu'au bout dans certains accords, étalant ainsi sa beauté, se laissant admirer sans réticence, pinçant le bout de la corde et rougissant de son effort, mettant de cette manière en valeur l'auriculaire qui restait plié, avec arrogance, plus long que les auriculaires du commun, arrivant au-delà de la dernière phalange de l'annulaire tout en gardant sa finesse naturelle, d'une élégance toute particulière, légèrement incurvée vers l'intérieur, comme une dernière grâce dans son agrément. Elles avaient une vie ces mains, elle n'avaient rien qui ne fut harmonieux, elles bougeaient en accord avec sa beauté et, l'ensemble était en équilibre avec chacune de ses parties. Pour moi, j'étais devant le Beau. Si je t'écris si longuement sur ces mains c'est qu'elles furent, elles sont et elles seront des phares dans mon existence. Elles étaient parfaites et, ce qui est parfait à nos yeux sur terre, est de l'ordre du divin. Ces mains étaient divines. Il n'y avait qu'un dieu qui pouvait les avoir ou, plutôt, c'est cela que j'ai dû croire.

Quand elles s'arrêtèrent de jouer je regardai la personne qui les possédait, assise par terre, la tête baissée sur sa guitare, ne laissant voir son visage par les longs cheveux qui lui tombaient dessus. J'étais seul à côté de lui. Des yeux bleus transparents se levèrent vers moi, bleu de ciel brumeux, bleu du temps gris puis, nos regards sont restés là, suspendus, soutenus par des fils invisibles, commençant l'inévitable. Je balbutiais. Il ne bougea pas. Je bégayais. Il attendit, ou pas, il était là comme si, ouvrant la porte de sa salle de bains, après avoir pris sa douche, nu, il se trouvait tout d'un coup au milieu d'un boulevard et voyait un passant qui, émerveillé par sa nudité, s'était arrêté au milieu, insouciant de tout, de tous, arrêtant le temps, contemplant sa beauté. Il le sut. Il prit conscience de sa nudité devant moi et il se laissa.

Bientôt l'agitation autour s'approcha de nous. Nous sortîmes de nos états et moi, ne pouvant pas taire ma fascination, je lui dis, "Tes mains sont si belles…!". Il prit, soudainement, conscience de son état au milieu de tous, il recula, je sentis les voitures frôler mon corps, il referma la porte qu'il n'aurait jamais dû ouvrir et me laissa au milieu de la rue, risquant ma vie, sans me rendre compte. Il se leva, il reprit sa guitare, il ne répondit pas à mon commentaire, il s'en alla vers la cuisine prendre un verre. Je me sentis stupide, je mordis ma langue d'avoir prononcé ces mots que je trouvais déplacés en dehors de leur contexte, je voyais, tardivement, qu'il était un homme, qu'il avait reçu le compliment sur la beauté de ses mains venant d'un autre. Je le vis aller et venir dans l'appartement, essayant d'effacer les mots que j'avais prononcé et qui s'étaient incrustés sur les murs, les fauteuils, les lambris, jusqu'au crépitement du bois dans le feu de la cheminée. Il voltigeait, il buvait, je voyais qu'il voulait prendre une éponge pour les laver, comme s'ils étaient écrits en gros caractères sur les murs et tous pouvaient les lire. Il me lançait des oeillades douloureuses, il brassait ses mains en l'air pour attraper mes syllabes éparses et il s'approchait du feu pour les brûler. J'étais assommé. Je n'avais pas mesuré un instant l'impact de mes paroles, je ne l'avais jamais soupçonné, je n'avait pas réfléchis, j'avais parlé de ses mains, qui avaient une vie, pas de sexe, elles qui étaient…, divines.

La fin de la soirée arriva pendant que je cherchais comment pouvais-je faire pour m'excuser. Quand je me disposai à partir il s'approcha de moi et me dit, "…reviens quand tu veux, ici c'est chez moi, je m'appelle Jeannot, quand tu veux, - il hésita - demain soir ?".

Voilà comment tout commença. Ce fut le début d'une longue histoire, rude histoire. Le lendemain j'allai le voir et je le trouvai, comme désormais, accompagné. Il y avait toujours une petite cour qui gravitait autour de lui et dont je fis connaissance ce soir-là, au milieu d'une ambiance de fête, d'alcool, de fumée, de musique au volume très fort, une ambiance étrangère à moi, qui suis sobre de mon état, par nature et non par vertu, une ambiance sur laquelle je devais passer outre pour voir Jeannot. Dès cette deuxième soirée où je le vis, je n'ai pu avoir un rapport direct, exclusif et individuel avec lui, que dans de rares occasions. Tout se passait devant son public et, quand des apartés pouvaient avoir lieu, ce n'étaient que des apartés qui pouvaient être interrompus à n'importe quel moment, soit par les autres, soit par lui-même, quand cela commençait à glisser dans des trouvailles trop risquées. C'étaient des bribes de rencontres qui me laissaient toujours sur ma faim, une faim vorace, me rapportant toujours à la phrase de dernière minute qu'il m'adressait en me quittant, "…si tu veux passer, demain ?". Ma rencontre avec lui commença à devenir un vice et, comme tous les vices, leur pente est douce, descendant imperceptiblement jusqu'à se trouver dans l'inévitable, l'irréversible, car, pour le retour, la douce pente devient falaise. Jour après jour se reportait le, "…si tu veux passer, demain ?" La cour gravitait toujours, des êtres qui, peut-être comme moi, étaient descendu doucement sur la même pente jusqu'à tomber dans le précipice de son besoin. Il avait, pour dissiper tout autre intérêt, l'appât de la fête permanente, la musique, l'alcool, la fumée. Les gens circulaient étant donné que, à part les habitués, il y avait les inconstants, ceux qui travaillaient. Jeannot travaillait aussi, mais il avait la capacité de se coucher ivre tous les soirs et de se lever tôt pour aller honorer sa besogne. J'arrivais toujours avec l'espoir de le trouver seul ou, s'il y avait déjà du monde, de pouvoir trouver des instants en tête-à-tête avec lui. Ils étaient pourtant rares, il me maintenait accroché à cette descente par ses oeillades aiguës qu'il m'adressait d'un bout à l'autre de la pièce, comme en me disant, "On dirait que je t'ignore mais tu es là, pour moi !". Je me contentais de ses regards furtifs et puis de la contemplation sans limites de ses mains. Je délaissais Ella pour aller le voir car elle, étant allée une fois afin de le connaître, avait été traitée par lui comme un fantôme inexistant dans son monde. Ella ne voulut retourner qu'en de rares occasions et, plus tard seulement, pour m'aider à me sortir de ce vice dans lequel je faillis me noyer.

Jeannot était un vice. Une insatisfaction constante ponctuée de petits plaisirs, promettant des grands, qui n'arrivaient jamais. Il me serait difficile de te décrire l'une après l'autre ces soirées. Elles se ressemblaient toutes et elles étaient toutes différentes. Quand il croyait que je commençais à me lasser de cette rencontre, à jamais rapportée, il m'accostait brutalement, il me disait des mots d'attachement, de luxure presque, me réclamant du temps pour digérer les premières paroles que je lui avais adressées, d'homme à homme, sur la beauté de ses mains. Cela avait été, pour lui, comme si on lui avait déchiré un épais rideau derrière lequel il se tenait debout et, maintenant il se sentait fragile, il l'avait raccommodé tant bien que mal, pouvant toujours le dresser devant lui pour se cacher.

Les femmes étaient son rideau. Il y en avait tout le temps une qui était sa favorite, il n'y a pas meilleur terme pour la nommer. Au milieu de sa frénésie pour les femmes, entouré en permanence d'hommes, il désespérait d'elles. Il ne parlait que d'elles, de celle qui occupait ses pensées du moment, de celle qui emportait son cœur selon lui. Il passait de l'une à l'autre avec la même ardeur, il trouvait dans chacune un motif pour boire le soir, se rendre ivre, fumer, s'assommer avec le volume de sa musique jusqu'à tomber sans connaissance en attendant le lendemain. Nous avions le même âge, nous avions vingt-cinq ans. Parfois, dans certaines soirées, nous avions des discussions très intenses entre deux interludes, me laissant apercevoir une intelligence aiguë comme j'ai rarement connu.

Pendant que se déroula cette passion chez moi, où s'ancra ce vice, je faisais mon incursion de plus en plus profonde dans la peinture, ayant déjà abandonné toutes mes études, ayant trouvé celle que je considérais la voie que je cherchais depuis longtemps. Je buvais peu, par rapport à lui mais, beaucoup par rapport à moi. Ella voyait cela d'un mauvais œil puisque je commençais à arriver pour dormir pratiquement ivre de plus en plus fréquemment. Rien n'y faisait. Souvent, en sortant de chez lui après une soirée où j'avais dû supporter sa petite cour de gens médiocres, sans un mot de sa part, sans un regard, je me jurais de ne plus retourner le lendemain. Mais, le lendemain, retentissaient dans mes oreilles ses dernières paroles de la veille "…si tu veux passer, demain ?", qu'il me disait tous les soirs, même si c'étaient les derniers mots cohérents qu'il pouvait dire. Comme nous habitions le même quartier, nous nous trouvions souvent aussi dans les mêmes cafés, soit dans la journée quand il avait des moments libres, soit dans la soirée car, avant de recevoir chez lui, il sortait prendre un premier verre dehors.

Comme je ne faisais que commencer à apprendre la technique de la peinture, j'étais loin d'aborder l'art du portrait. C'était mon décalage. Si j'avais déjà su peindre j'aurais envisagé, depuis le début, de le faire, de peindre ses mains, de peindre ses yeux, de peindre son âme. Mais je ne savais pas. Alors, j'écrivais, plus précisément, je lui écrivais. J'avais commencé une série de cahiers dans lesquels j'écrivais tout ce que je voulais lui dire la veille et que je n'avais pas pu, tous les arguments aux multiples discussions que nous entamions sans jamais finir. Je lui écrivis de dizaines de cahiers, à défaut de ne pas pouvoir le peindre.

Ses mains étaient son porte-parole, son cri au-secours, malgré lui, le lien qui, tôt ou tard, faisait que notre historie aurait eu lieu inévitablement. Quelques années plus tard, n'habitant plus Paris et l'ayant déjà perdu de vue depuis notre dernière mésentente, qui datait de quelques années, j'étais dans un bar avec Ella, en province, où il y avait beaucoup de monde tant assis que debout. J'étais accoudé au bar quand je vis, au fond de la salle, derrière plusieurs personnes, des mains qui brillaient de leur propre lumière, des mains qui avaient…, une âme. Je me retournai, confus, car il ne pouvait pas exister deux au monde de la sorte. Je me levai, sous le regard étonné d'Ella, je me frayai un chemin parmi la foule pour aller les voir de près jusqu'à les contempler ébahi, cherchant son propriétaire encore caché à mes yeux par les gens et, en apercevant ses poignets, je sus que c'était lui, me penchant pour le confirmer. C'était bien Jeannot. Je tremblai. Je reculai. Je me rendis compte que, si je ne l'avais pas connu une dizaine d'années auparavant, je l'aurais fait à ce moment-là. J'aurais fini de frayer le chemin et je me serais approché de lui, sans pouvoir l'éviter, et je lui aurais dit, comme autrefois, "Monsieur, vous avez de très belles mains".

L'histoire devait se produire, avant ou après, à Paris ou ailleurs. Cette fois-ci je fis marche arrière, sans qu'il se rendit compte de ma présence, je m'approchai d'Ella et je lui dis, "Sortons, c'est lui !". Ella, ayant compris à la terreur de mes yeux, paya et nous partîmes de l'autre côté sans qu'il ne le sut, bien que j'ai des doutes car, il avait des yeux pour tout voir, il avait dû le faire même avant moi, dans l'intersection d'un miroir, dans le reflet des yeux de la personne qui était en face de lui. Il ne me chercha point, tout comme moi. Ce ne fut pas, pourtant, notre dernière rencontre avant sa mort.

Notre rencontre étant inévitable elle devait avoir un but. Je ne le compris que plus tard. Il fallait que je fasse son portrait, il fallait que je puisse le peindre. Il fallait attendre pour cela que je maîtrise, non seulement les techniques de la peinture mais, celles du quêteur, pour que, à travers l'une, j'eusse pu développer l'autre. Jeannot, lui, qui pressentait cela, qui assistait à la naissance de l'aiglon et à ces premiers pas, se refusait instinctivement que cela ne puisse arriver un jour.

Au début de notre relation nous habitions dans la capitale, Ella et moi ainsi que Jeannot et les autres, comme si nous vivions en province. Nous avions un petit groupe d'amis et de rencontres de café, furtives et éphémères, qui nous donnaient la sensation d'être au carrefour du monde mais qui, en réalité, ne nous permettaient de voir qu'un mirage. Les connaissances se succédaient sans cesse, le cercle s'agrandissait et se rétrécissait aux passages des saisons, mais les intérêts restaient intacts. Jeannot et moi nous rentrâmes, après le premier mois de notre rencontre, dans une étape d'effervescence. J'avais abdiqué d'être seul à seul avec lui, ce qui le fit se sentir très à l'aise. L'été arrivé Ella connut une fille australienne, une danseuse de Sydney aux allures frêles et allongées, d'une douceur égale à son sourire. Elle était allée avec Ella me rejoindre un soir au café où je me trouvai avec Jeannot. Celui-ci tomba, sans remède, follement, radicalement amoureux d'elle. Elle, Karen, trouva sa fougue romantique. Quelques jours après nous décidâmes, tous les quatre, dans un moment d'enthousiasme où nous tous trouvions nos comptes, de partir ensemble en vacances au sud de l'Italie.

C'est fut un voyage aussi beau que dramatique. La première semaine nous profitâmes de la chaleur, la mer, notre amitié commune car, Ella et Karen, étaient très liées, Jeannot et moi, pour une fois, nous nous trouvions face à face par de longs moments. Il était en pleine conquête de Karen et, au bout d'une semaine, quand elle se refusa définitivement à sa demande insistante, il désespéra. Il devint comme un fauve, il se transforma en animal traqué. Tout devint son ennemi, le pays, la mer, le soleil, Karen, nous. Il se remit à boire, jour et nuit, Karen prit peur et décida de dormir sous notre tente, car nous faisions du camping. Jeannot pouffa. Il arrêta de me parler, m'appela traître, vipère, ennemi. Karen devait retourner à Paris pour reprendre son vol de retour à Sydney et, voyant la réaction paroxystique de Jeannot à son refus, décida de raccourcir son séjour en Italie. Jeannot pris la fuite avant son départ. Quand nous nous réveillâmes, le matin du retour de Karen, il avait défait sa tente pendant la nuit et était parti avec la voiture, qui lui appartenait. Il rentra sans faire un seul arrêt jusqu'à Paris. Comme nous nous étions fait des amis français à la plage les jours précédents, ceux-ci nous conduisirent, à notre demande, à l'aéroport le plus proche pour accompagner Karen. Ella, qui portait son passeport et le mien dans son sac à main, l'oublia dans un café où nous fîmes une halte. Nous restâmes sans papiers, sans argent, sans voiture, sans Jeannot ni Karen. Les nouveaux amis séjournaient aussi dans le même village côtier et ils nous avancèrent de l'argent, pour que nous puissions finir notre séjour et rentrer ensuite. Dès notre arrivée à Paris je me communiquai avec Jeannot qui était devenu une autre personne. Nos relations étaient finies.

Alors commença notre relation-calvaire. Pour lui c'était ma faute si Karen n'avait pas voulu faire l'amour avec lui car, selon lui cela ne lui était jamais arrivé. Moi, disait-il, étant jaloux de son amour pour elle, je l'avais convaincue de le rejeter. Il s'enticha là-dessus. Comme je sentais que je n'étais plus rien pour lui, j'essayai de me séparer. Lui, sentant que je m'éloignais, me cherchait sans le laisser voir, parmi les endroits que je fréquentais, les amis que j'avais. Nous nous trouvions alors, par hasard selon lui, ici et là. Si j'évitais de rencontrer son regard il cherchait le mien, puis, sachant jouer de mon amour pour sa beauté il me séduisait à nouveau et quand je m'approchais de lui, il me souriait sarcastiquement m'invitant à finir de passer la soirée chez lui où recommençaient les interminables discussions sur le voyage en Italie. Il revenait sans cesse sur le même sujet, il me reprochait, il s'obsédait, il me détestait. Je partais souvent en larmes, me promettant de ne plus le revoir. C'étaient des promesses perdues à l'avance, j'étais déjà tombé à nouveau dans le vice de lui, comme on tombe dans le vice de l'alcool ou de la drogue ou, plutôt, comme on glisse dedans sans s'en apercevoir. Il était devenu un vice qui fait mal, comme l'alcoolique qui souffre de migraine tous les matins se jurant de ne plus boire et qui, le soir, a déjà oublié sa promesse quand il entame son premier verre. L'aimais-je? Aime-t-on un vice? Un vice est un besoin irréductible de l'accomplissement d'un acte qui satisfait un besoin négatif chez l'homme. Je chercherai la définition du dictionnaire plus tard, celle-ci est la mienne. Un besoin négatif dans la mesure où il détruit et ne construit pas. Manger est un besoin pour les êtres vivants, un besoin qu'il faut satisfaire quotidiennement, impérieusement, car de lui dépend la vie et, pourtant, il n'est pas un vice. Manger devient vice quand il dépasse les limites positives pour commencer à provoquer des conséquences négatives, des conséquences qui rapprochent la destruction du corps. Tout besoin naturel qui participe à la continuation des espèces sur terre est, chez l'homme, viciable. Le sexe, qui permet de reproduire l'espèce, peut basculer en vice; le manger, le voir, l'ouïe. Car le vice de l'ouïe…, il l'avait aussi. Jeannot avait le sens de la musique, le goût, le plaisir et le vice. Un vice étourdit les sens, fait oublier ce qui en réalité tourmente. La musique, devenue bruit, annexée à l'alcool, la fumée et, plus tard, la drogue, le firent descendre dans des enfers de plus en plus profonds, des enfers insondables dont moi-même j'ignore les souffrance et demande à Dieu de m'en épargner. Sa souffrance inédite le poussa au vice. Les femmes aussi étaient un vice pour lui, pas un besoin, pas un plaisir. C'était un besoin négatif qui le poussait à la destruction. Elles étaient, toujours, l'excuse pour le reste. Sauf, après l'Italie où ce fut moi, non pas par l'amour inavoué de nous mais, selon lui, par ma trahison, parce que je l'avais empêché de réaliser son véritable amour, celui de Karen qui devint, pour lui, un mythe, son seul et unique amour puisqu'il ne put pas la posséder.

Les femmes étaient, en plus d'un vice, un défi pour lui. Nulle ne pouvait le refuser, il s'acharnait jusqu'à les avoir dans son lit puis, il y avait toujours un motif pour qu'elles le quittassent, motif sans raison selon lui, qui le poussait dans sa descente destructrice.

Derrière tout cela, un autre être marchait en lui, un être beau et tendre l'habitait. Derrière ses airs perfides une grande bonté et une sensibilité extrêmes l'habitaient. Son intelligence s'était convertie aussi, chez lui en…, vice. Il jonglait avec son intelligence, comme il jonglait avec les femmes et l'alcool. Au milieu d'une lucidité éclaboussante, il n'était pas lucide de lui-même, il n'était pas extra-lucide. Il se noyait dans son intelligence. L'intelligence est un instrument à double tranchant et, ceux qui la possèdent voulant ignorer l'apprentissage de sa pratique, finissent par être leurs premières victimes ou, dans tous les cas, les principales. Jeannot était la victime de son intelligence ignorée, bien que cela puisse paraître contradictoire. Le fait de l'avoir n'implique pas le fait de savoir qu'on l'a. On peut être intelligent ignorant de l'être, par le même processus de l'aiglon tombé dans le poulailler, qui ne voyant que des poussins autour de lui, finit par s'en croire un. Paradoxalement les poussins qui voient leur prétendu frère géant à côté d'eux peuvent se croire à leur tour comme lui et pas comme les autres poussins, se croire de sa taille et son envergure, sans avoir ses problèmes de peur et immobilité, passant leur vie à vivre comme s'ils étaient des aigles au milieu de poules, profitant des qualités d'une nature qui ne leur appartient pas, convaincus d'y appartenir.

Jeannot était, l'intelligence né au milieu de la bêtise, la lucidité dans l'inconscience. La bêtise était sa phobie. Il souffrait de la bêtise d'autrui, il craignait sa contagion générale, sa prédominance dans le monde, son triomphe. Il finissait, peu à peu, par tout détester. Moi je me débattais entre l'attirance pour cet être que je voyais en lui, que j'essayais de lui montrer, et son refus de le voir, ce qui m'incitait à combattre son aveuglement de lui-même. Son intelligence était trop aiguë, négativement. Il me poussa à transmuter mon besoin de quêteur, en vice. Je cherchais son âme, il me poussa à croire que je cherchais son corps, je cherchais son amour, il me poussa à croire que je cherchais son lit. Il me repoussait, je m'éloignais, il me recherchait, je revenais. Seuls mes cahiers supportaient toute cette attirance-répulsion, car Ella ne supporta plus. Ella désespéra. Ella désespéra de me voir comme une marionnette de ses humeurs, désespéra de me voir faire des choses qui n'étaient pas moi. Je ne savais plus où j'en étais, si je l'aimais ou pas, si je le désirais ou pas… J'ignorais que je n'avais qu'une chose à faire, comme un devoir, avec lui, avec le monde: le peindre.

Cette histoire dura plusieurs années. Elle fut longue, cruelle et inutile. Au début de la deuxième année, Ella s'interposa. Un jour elle était assise avec moi à une terrasse de café quand Jeannot s'approcha en nous apercevant. Il essaya de s'asseoir à notre table, sans demander notre accord. Ella lui demanda alors de nous laisser seuls, de plus m'approcher. Il était stupéfait. Pour lui, Ella ne comptait pas, si j'avais joué son jeu c'était qu'Ella n'était qu'une potiche dans mon existence, un faire valoir, un pare-feu, mais pas ma compagne. Il était homme à femmes et il voulait ignorer que je partageais ma vie avec une, je n'étais pour lui qu'un prétendant à ses faveurs. Il se leva et partit. Je me sentis libéré. Ella avait réussit, avec deux mots, à me lâcher de ses chaînes.

Nous étions partis vivre en province peu de temps après puis, au bout d'un an nous avons fait, Ella et moi, notre premier voyage à Saint Sébastien, dont je t'ai déjà raconté ce que nous y avons vécu. Quand nous rentrâmes en France, deux ans plus tard, nous restâmes à Paris à nouveau. Jeannot n'y habitait plus, je l'appris dès mon arrivée. Il venait de temps à autre voir ses amis et sa famille. Quand il apprit que j'étais rentré il me chercha. J'étais heureux de le revoir. Très heureux. Après ce que j'avais vécu chez Zacharie sa rencontre était de l'eau de source. Ella, craignant une retombée de ma part, essaya de s'interposer. J'avais compris, pendant ces années, qu'il fallait que je fasse son portrait puisque en faisant ma première étude de Zacharie, j'avais su que c'était le seul chemin que j'avais avec des âmes comme la sienne. Profitant de son enthousiasme, je lui demandai de me laisser faire son portrait étant donné que mes capacités picturales avaient évoluées et je me sentais en condition de le faire. Il accepta à mon grand étonnement. Je me précipitai à le photographier avant qu'il ne se désista. Il repartit ensuite de Paris et je me mis à travailler dessus, d'abord une étude au crayon, ensuite un tableau à l'huile que je réalisai simultanément avec le tableau à l'huile de Zacharie.

Vois-tu ? Zacharie et Jeannot, Jeannot et Zacharie. Tous les deux sont morts maintenant. Que reste-t-il d'eux? Que restera-t-il de leur passage sur terre? Ceux qui les ont aimé commenceront à les oublier, peu à peu et, quand ils parleront à leurs enfants de leur père ou leur ami, ceux-ci n'écouteront que d'une oreille, retiendront à peine leurs noms et, puis, plus rien, une plaque au cimetière. Aurai-je la prétention de dire qu'ils vivront tout autrement à travers les portraits que j'ai fait d'eux? Que, après notre mort à nous, à celle de nos enfants, il y aura des gens qui trouveront ces portraits, soit sortis de décombres d'une guerre, soit dans la soute d'une nef spatiale intergalactique, soit aux tréfonds de la terre, dans des habitacles pour les hommes du futur ? Qu'ils verront, dans ces visages dont les noms n'intéressent plus personne, les âmes de ces êtres qui leur parleront à travers les siècles de leur égalité, leur immortalité, leur quête de Dieu et leur passage sur terre ? Qu'ils verront aussi dans ces portraits que les hommes, hier comme demain, peu importe de quelle façon matérielle ils aient vécu, sont habités par des âmes, imparfaites et sublimes, des âmes qui, comme eux, ont leurs moments de joie et de tristesse, ou peut-être pas, mais qui sont passés, sous le même aspect physique, sur terre, avec un but ? Qu'ils verront qu'il doit y avoir un but, même si on ne le voit pas ?

 

 

Chapitre XI
            En ville, le 18 août 2000

Jeannot et Zacharie sont sous terre. Je suis là. Un peu plus de temps, ou un peu moins au dessus du sol, cela n'a plus d'importance. Jeannot et Zacharie se ressemblent-ils ? A par leur couleur physique, leurs yeux couleur de mer salée, leurs cheveux de bois tendre, leur aspect sec et longiligne, leur furie dans le regard… Leurs portraits sauront-ils parler mieux que moi de ce qui les faisait se ressembler ou pas ? Leur point commun était moi, l'amour que je voulais conquérir d'eux, l'amour que je voulais recevoir d'eux, que j'attendais, ne recevant que leur mépris ou, était-ce seulement leur envie de ma liberté ?

Après que j'ai eu fait le portrait de Jeannot je ne l'ai plus vu que très peu de fois. Ayant eu l'expérience, au début de notre relation, quand je lui avais offert un de mes premiers tableaux, de l'effet que celui-ci avait produit en lui, je m'étais abstenu de lui offrir ne serait-ce qu'une étude de son portrait. En effet, quand notre relation débuta, il vint un jour dans la chambre de bonne où je faisais mes premiers pas dans la peinture et il manifesta son enthousiasme pour un de mes tableaux. Je m'empressai de le lui offrir, sans arrière pensée, comme j'ai offert beaucoup de mes tableaux et comme, souvent, je n'aurais pas dû le faire. Il l'emporta très heureux, il le mit au mur de son appartement et bientôt il le regretta. Les soirs de fête tous ses amis le remarquaient et faisaient des commentaires, lui donnant plus d'importance qu'il ne s'y attendait. Quand notre relation se détériora après le voyage en Italie, il prit ces remarques comme le but explicite de mon cadeau, m'introduire chez lui, m'imposer à son insu, me faire remarquer moi pour lui voler ainsi son rôle et son pouvoir de séduction.

Au fur et à mesure qu'il me prenait en rage il développait le même sentiment envers le tableau ou, devrais-je énoncer la phrase à l'envers ? Ne pouvant plus tolérer cette situation, un soir, après m'avoir rencontré au bar, après m'avoir cherché de ses yeux couleur de mer salée et m'avoir fait signe de m'inviter chez lui, sans que je l'eusse suivi, il rentra avec ses amis, il but au-delà de l'ivresse, il décrocha le tableau au milieu d'une rage grandissante, il le mit dans la cheminée et fit du feu avec lui. Ceci je ne l'ai su que plus tard, beaucoup plus tard. Aujourd'hui je ne me souviens plus très bien à quel moment cela s'est passé mais, quand je l'eus appris, par lui-même, dans une de nos futures réconciliations, je me rappelle d'avoir associé la date qu'il m'avait dit avec la date de mes premières crises de panique. Je sentis une haine horrible contre moi, j'ignorais tout, je criais d'angoisse et de douleur. Cela fut un jour dont je ne veux pas me souvenir. En brûlant ce tableau, que j'aimais tout particulièrement, il avait voulu brûler tout ce qu'il ressentait pour moi et qu'il ne pouvait pas admettre. Il brûla son amour contrarié vers moi ou, plutôt, son amour contrarié vers celui que je voyais en lui, qu'il savait l'habitait mais à qui il ne voulait pas donner l'opportunité de vivre car cela mettait en doute toutes ses valeurs apprises dont il ne sentait pas le courage d'affronter leur inutilité.

Cet acte le remplit de culpabilité. Je crois qu'il ne me pardonna jamais de l'avoir fait. Il avait immolé le chemin de sa vie dans l'autel des principes culturels, religieux et familiaux appris depuis sa naissance. Il préféra abandonner ce large chemin qui lui était offert par sa nature puissante pour s'adonner, avec la même puissance, dans le chemin de la déchéance. Il prit soin, désormais, à se détruire. Il démonta, pièce par pièce, l'édifice qu'on avait construit en lui, sur lui, il l'étala par terre, il le piétina. Il le fit consciencieusement, il mit le même scrupule et méticulosité que je mets pour construire mon œuvre, pour se détruire. Créer quelque chose lui était aussi intolérable que de rendre vénération aux principes inculqués en lui. Au lieu de séparer il fusionna, il fusionna lui et ses origines, lui et sa culture, lui et son éducation, lui et sa famille. Pour les détruire il lui suffisait de se détruire lui-même.

Il étala ses dégâts devant son Zacharie à lui, en lui signalant, par la démonstration, que ce qu'il avait voulu construire était possible à démanteler dans son intégralité et, une fois sa tâche fini, il partit.

Son portrait en dira peut-être plus. Nous étions, lui et moi, accouchés des mêmes douleurs opposées, à la recherche du même but. Il est mort maintenant. Zacharie aussi. Je n'étais pas présent ni pour la mort de l'un ni pour celle de l'autre. J'étais présent dans leur existence, peut-être plus qu'ils ne l'auraient voulu, peut-être plus que je n'aurais dû.

Aurais-je pu échapper à leur rencontre ?

 

 


Chapitre XII
            En ville, le 20 août 2000

Les jours se succèdent ici, en ville, avec le même sentiment de toujours, celui de la survie. Je me sens, à l'égal de l'année dernière, comme si je plongeais dans des eaux troubles, avec une paille dans la bouche pour pouvoir respirer, restant immobile en attendant que les événements arrivent pour me sortir de là, en attendant toujours.

Et…, les événements arrivent, sans qu'on ait besoin d'aller les chercher, c'est l'Univers ou, Dieu, peut-être, qui s'en charge. Quand je te parlais de Jeannot, les jours précédents, je finis mon récit en me demandant si j'aurais pu échapper à sa rencontre, tout autant qu'à celle de Zacharie. De la même façon que je n'ai pas pu les éviter, cela ne sert à rien d'en chercher d'autres, elles arrivent puisqu'elles doivent arriver, comme si cela était ainsi prévu. Ce fut de même pour Ella. Pouvais-je échapper à sa rencontre ? Car..., je ne fis rien pour que cela arrive !

Te rappelles-tu, dans une de mes lettres précédentes, de la description que je t'avais fait de ma chambre de bonne à Paris ? Elle était aussi petite que ma salle de bains d'aujourd'hui, il y avait la place d'un lit pour une personne, soit dans la largeur, soit dans la longueur, en plus de l'ouverture de la porte. Elle avait, de surcroît, le toit en pente, ce qui réduisait son volume d'un tiers. Sur cette pente il y avait une lucarne par où rentrait un peu de lumière. Elle était côté cour, ce qui lui donnait un grand silence, étant donné que l'immeuble lui-même était sur le boulevard Raspail, près du boulevard Saint Germain. Pour accéder à ma chambre depuis la rue il fallait entrer par la porte cochère, ignorer la belle montée à gauche qui menait vers les appartements, ainsi que la loge de la concierge à droite, traverser une deuxième porte qui donnait accès à la cour, où il y avait les poubelles, pour enfin emprunter un escalier très réduit en bois et en colimaçon. C'était autrefois l'escalier de service, qui desservait les cuisines de tous les paliers et qui menait jusqu'au septième étage où habitaient, jadis, les bonnes de tous les appartements, pouvant ainsi monter directement de leur cuisine à leur chambre, donnant leur nom aux cellules comme la mienne. Cet étage était composé par un couloir qui faisait le tour, desservant les chambres vers l'extérieur et vers le centre. En arrivant depuis l'escalier on se trouvait en premier lieu avec un cabinet d'aisances à la turque et un point d'eau. Ceux-ci étaient les mêmes pour tout le monde, une vingtaine de chambres en tout, comme jadis pour les bonnes. L'escalier, ainsi que le palier et les couloirs d'en haut étaient sombres et n'avaient pas été peints depuis bien longtemps. Quand j'y ai habité, leur état était identique, leur disposition était la même que je viens de te décrire. Cela pouvait paraître sordide, avoir l'air d'une prison et, pourtant, pour moi, c'était mon aire de liberté. J'avais trouvé là tout ce que j'attendais de Paris, de moi et, bien que j'étais conscient de la précarité de mon état, je prenais la situation comme une grâce, pas comme une punition.

Dans cet endroit, caché du monde, perché sur les toits de Paris, dans ce trou ouvert au ciel, ignoré de tous, où je passais mes nuits à écrire, mes matins à dormir, ne sortant que les après-midis et les soirs, Ella était venue me chercher. Je ne sais pas qui l'avait guidée jusqu'à là, puisqu'elle avait dû être guidée pour pouvoir m'atteindre. A l'égal qu'un aveugle est guidé par son chien dans le monde d'obstacles visuels, dans le monde de l'invisible il doit y avoir des guides qui nous prennent par la main, nous mènent doucement par le chemin qu'on a choisi mais dont on ignore les détours, les embuscades, les obstacles, les moments où il faut arrêter sa marche pour laisser passer d'autres qui vont dans un sens contraire, d'autres qui coupent notre chemin. Sans ces guides nous nous ferions écraser dans notre existence, bien avant d'avoir atteint notre but. Parfois, orgueilleux que nous sommes, nous voulons nous secouer de cette dépendance apparente d'eux, nous lâcher de leur bride, leur dire que nous connaissons le chemin, que nous ne sommes pas des handicapés, que nous pouvons continuer seuls et, contrariant la direction qu'ils nous indiquent, nous prenons l'opposée, niant l'arrêt qu'ils nous signalent nous continuons. C'est ainsi que nous nous égarons, que nous avons les accidents de l'âme, et même du corps, que nous oublions notre chemin et, par conséquent, notre destination.

Ella avait dû écouter ses guides puisque le chemin pour pouvoir me trouver était bien caché. Ella avait suivi, presque sans détours, les signaux qui la menaient devant la porte de mon cachot. Je ne l'attendais pas sous cette forme, je ne l'attendais pas sous une autre forme, je l'attendais sans l'attendre, je savais qu'elle arriverait mais je ne savais pas quand ni comment.

J'avais pourtant reçu des signes l'annonçant, ce n'étaient point des plumes roses tombant du ciel, ni des scarabées argentés sortant de mon matelas, non, c'étaient de petits signes dans ma main comme en voulant prendre un crayon pour faire sortir du papier des formes cachées, comme en voulant faire quelque chose d'elle-même, voulant me dire qu'elle était prête, qu'il fallait seulement que Ella, La Femme, arrive.

Et, Ella, arriva. Ella arriva, non pas entourée d'un nuage de papillons, comme je l'ai souvent peinte, mais enveloppée d'un châle qui cachait sa figure, voilait ses yeux, un châle qui la couvrait partout, comme une longue gaze enveloppant un secret, laissant suggérer les formes sans pour autant les dévoiler. Ella arriva comme arrivent les femmes orientales devant leur futur mari, qu'elles n'ont jamais vu ni aperçu, voilée et compromise déjà. Ses cheveux étaient emmêlés dans son fichu, ses mains, ses pieds, tout était caché. Rien ne permettait d'imaginer qui elle était, ni elle intriguait pour autant, elle était si on voulait la voir, elle n'était pas si on ne voulait pas. Je me rappelle de ce premier instant où je la vis, ce fut son accoutrement qui m'impressionna, tout était disparate et, pourtant, recherché. Des jupes flottantes en velours lisse noir couvraient des bottes rouges aux talons compensés qui montaient jusqu'au genoux. Un manteau noir en forme de cape, avec de pompons de toutes les couleurs, couvrait des jupes et des blouses brodées, ainsi que des gilets, tombant jusqu'à terre. Un fichu multicolore, d'origine indienne, qui enveloppait en de multiples tours sa tête, passait dans un de ses tours par dessus des lunettes qui cachaient ses yeux, ne restant que ses mains nues, voltigeant en permanence, cachant sa bouche avec une cigarette, couvrant le tout avec un nuage de fumée, un nuage de voiles et fumée, comme une vision d'ailleurs ou une panoplie théâtrale, comme une femme orientale doit l'être pour l'homme qui l'a fiancée sans la connaître.

Ce ne fut pas, certes, comme je l'avais imaginé, descendant d'un escalier en robe longue brodée de perles luminescentes, assaillie d'hommes et de femmes qui convoitaient sa beauté, auréolée d'une lumière gazeuse, venant vers moi, les bras tendus, tandis que tous se demandaient pourquoi était-il l'heureux élu, que voyait-elle chez ce projet d'homme inachevé. Ella vint à moi cachée, à l'image de ce que la femme était pour moi. Le mystère de la rencontre c'est qu'elle eut lieu à côté de chez moi, dans mon sixième étage sans ascenseur, sans salle de bains, dans la chambre de ma voisine. Quelques mois auparavant j'avais rencontré celle-ci dans le couloir qui desservait nos chambres en allant chercher l'eau pour notre toilette. Dès lors, nous nous croisions souvent, nous nous disions bonjour, un mot à propos du froid ou autre chose et, peu à peu nous apprîmes à nous connaître, mais nous ne nous invitâmes jamais dans nos chambres respectives, ne voulant pas trop intimer pour ne pas nous sentir ensuite, soit attirés soit repoussés, ce qui aurait rendu notre voisinage insupportable. Elle m'entendait taper à la machine à écrire quand elle passait devant ma porte, la rassurant par ma proche présence, mais ne m'interrompant jamais; moi je l'entendais passer et, sachant qu'elle était là, je me sentais accompagné.

Un soir j'entendis frapper à ma porte, tard dans la soirée. J'étais toujours très peureux, bien qu'il ne s'était jamais rien produit, malgré le fait que n'importe qui, depuis la rue, pouvait atteindre notre étage sans aucun obstacle. La chambre était tellement petite que, quand quelqu'un frappait à la porte, on l'entendait comme quand on est dans une salle de bains, étant obligés de répondre sans pouvoir s'évader, ni faire semblant de ne pas y être. Ce soir-là je n'eus pas peur. Je crus que c'était elle, ma voisine, qui je savais était partie en voyage voir ses parents dans la Loire et qui devait rentrer ce jour-là. Quand j'ouvris la porte je trouvai un garçon de mon âge, aux cheveux blonds bouclés, aux yeux bleus foncés, avec un gros sac à dos sur lui, haletant après avoir escaladé les six étages. Il me demanda si je savais où était la chambre de Juliette, ma voisine, et je sortis sur le couloir pour l'emmener. Je frappai chez elle sans avoir de réponse. J'attendis, ne voyant pas de lumière mais sachant que, souvent, elle comme moi, quand nous entendions des pas aller et venir sur le couloir, nous l'éteignions au cas où ce furent des rôdeurs ou des voyeurs. C'était fréquent dans ces chambres de trouver, du jour au lendemain, des trous minuscules dans la porte, à un tiers de la hauteur, faites avec une petite vrille, à travers lesquels des voisins, poussés par la solitude, regardaient la vie des autres, en espérant trouver des sujets pour stimuler leurs fantasmes sexuels. Nos portes n'y avaient pas échappées. Elles étaient criblées de trous que nous essayions de boucher, soit avec de la cire, soit en accrochant des vêtements derrière la porte, découvrant constamment malgré cela, à des endroits inattendus, des trous minuscules à travers lesquels, avec la lumière de la chambre allumée, ils pouvaient observer nos lits, leur objectif principal.

Sachant cela je frappai de nouveau à la porte et je dis tout haut que c'était moi, son voisin. N'ayant pas de réponse je dis au garçon d'entrer dans ma chambre pour l'attendre. C'était vers huit heures du soir et je supposai qu'elle devait rentrer plus tard puisqu'elle avait cours à l'université le lendemain. Avant que le garçon n'arrivât j'avais acheté deux morceaux de viande pour mon dîner, sachant pertinemment que je ne mangerai qu'un seul mais, au moment de l'acheter, j'avais dit au boucher, malgré moi, "Mettez-en deux, s'il vous plaît !", sans savoir pourquoi, sachant que je ne pourrais pas le garder jusqu'au lendemain puisque je n'avais pas de réfrigérateur. Puis, quand il était entré, quand j'avais vu sous la lumière ses yeux bleus, sa peau blanche, le contour de son visage, son allure, j'avais cru un instant qu'il n'était pas humain, qu'il était de la race de l'au-delà, qu'il était venu pour me guider. Ce ne fut qu'un instant, car il essaya de me détromper en me montrant des signes d'humanité, me parlant de sa fatigue, du long chemin parcouru dans la journée pour arriver depuis Marseille jusqu'à Paris où il ne connaissait personne excepté Juliette, de son inquiétude de ne pas savoir où aller s'il ne la trouvait pas, n'ayant pas d'argent pour aller à l'hôtel. Je lui proposai de dîner avec moi puisque j'avais deux morceaux de viande. Il accepta volontiers. Je n'oublierai pas ce dîner. Une joie soudaine s'était précipitée sur moi, je croyais avoir retrouvé une vieille connaissance après une longue séparation. J'étais fasciné par cette étrangeté qu'il portait avec lui, une étrangeté qui faisait croire qu'il allait s'évanouir à tout moment, s'évaporer, se dissoudre devant moi et me faire croire que j'avais eu un rêve, doux, mais seulement un rêve. J'ignorais son nom, lui le mien. Je croyais pourtant tout savoir de lui. Je savais que, sans lui, rien n'allait pouvoir arriver. Il était l'annonciateur. Il était l'archange qui venait annoncer l'arrivée d'Ella mais, ne la connaissant pas encore, j'étais plus fasciné par l'annonciateur que par ce qu'il pouvait m'annoncer. J'étais ébloui par l'être que j'avais en face de moi. Il allait me conduire, il était venu pour cela, dans les bras d'Ella. Voilà ce que je n'ai pu voir qu'avec la distance du temps. J'attendais, dans mes petits rêves, l'arrivée de mon aimée descendant des marches, comme dans un music-hall quand, en réalité, elle venait précédée par un annonciateur angélique.

C'était un miracle qui arrivait, humble d'apparence, égaré dans une chambre de bonne délabrée, donnant sur cour, au sixième étage d'un immeuble parmi tant d'autres d'une ville comme Paris. Il n'y avait eu ni feu d'artifices, ni musique de fanfare, ni crieurs de rue, ni annonces dans les journaux, rien, en silence, après quelques coups inattendus sur la porte de ma chambre, mon destin allait, enfin, commencer.

Juliette arriva plus tard dans la nuit, ou le lendemain matin, je ne me souviens plus. A partir de ce moment les jours et les nuits se confondirent pendant un certains temps. Je sais que nous restâmes l'un en face de l'autre, recevant le message que les dieux m'envoyaient, plus dérouté par le messager lui-même que par son contenu, ignorant ce qu'il me disait, mais croyant, parce qu'il m'inspirait cette foi, parce que la fascination produite par son apparition m'avait fait accepter sans peur mon destin Quand Juliette fut arrivée elle remercia mon geste avec effusion et, comme elle attendait encore une amie qui arrivait de Londres, elle m'invita à aller dîner au restaurant le lendemain soir avec eux. Avant de me quitter pour aller dans la chambre de Juliette, où il allait rester, l'archange se tourna vers moi et me dit d'une voix tintinnabulante, en me tendant la main, "Je m'appelle Tirpse, merci encore ".

Le lendemain soir j'étais impatient. A l'heure convenue j'étais allé frapper chez ma voisine et j'étais entré pour la première fois dans sa chambre. Celle-ci était plus grande que la mienne, elle avait un lavabo avec l'eau chaude, une vraie fenêtre avec un chien-assis donnant aussi sur la cour. Elle avait la place pour un lit simple, une table avec deux chaises, un placard, et un mettre carré pour circuler. C'était bien plus que chez moi qui n'avais qu'une seule chaise que j'utilisais pour manger ou écrire à la machine, à côté de la même table qui me servait, tour à tour, de bureau ou de cuisine, selon l'heure, en remplaçant les outils de travail.

Chez Juliette ils m'avaient reçu très gais, Tirpse m'avait embrassé à mon arrivée ainsi que ma voisine qui le faisait pour la première fois, puis ils m'avaient présenté leur amie Laure qui habitait Londres. Nous fîmes connaissance, nous nous assîmes sur le lit et les deux chaises, pendant que nous attendions l'heure d'aller dîner au restaurant. J'étais submergé par le regard de Tirpse, j'étais comblé. Peu de temps après nous entendîmes frapper à la porte et Juliette fit signe d'interrogation avec ses sourcils, ses épaules et ses mains, pour dire qu'elle ignorait qui cela pouvait être, car elle n'attendait plus personne. Elle finit par ouvrir et fit un geste de surprise et de contrariété manifeste en saluant quelqu'un qu'elle invita entrer, avec réticence. C'était Ella. Comme je l'appris plus tard, elle était l'amie inséparable de Juliette à l'université et elle venait souvent dans sa chambre, sans que je ne l'eusse jamais rencontré. Or, Ella avait connaissance de ce dîner, puisque Juliette lui avait explicitement dit, pendant les cours de la journée, de ne pas venir le soir car elle allait sortir avec son voisin qui écrivait à la machine et des amis qui venaient de Londres et Marseille.

Ella, se sentant très seule dans sa chambre de bonne et sentant aussi de la part de Juliette un geste qui ne lui plaisait pas, fit fi de son interdiction et se prépara, très attentivement, pour faire son apparition. De la façon comme elle était accoutrée c'était impossible de savoir à quoi elle ressemblait. Elle entra dans la minuscule chambre avec ses couches incalculables de voiles et vêtements, gazes et pendeloques, rubans et velours et, sans rien enlever, elle s'assit sur une des chaises qu'on lui laissa libre. La lumière de la chambre, donnant sur elle, me laissa l'observer, essayant de deviner comment pouvait être la personne qui se cachait sous ces innombrables fichus et serpentins, dessous cette fumée de cigarette qui ne s'éteignait jamais, faisant un halo autour d'elle, retenant la lumière du soleil couchant et la faisant briller, sans permettre de la voir. Juliette nous présenta alors sa compagne d'études et l'invita avec une réserve non dissimulée à aller dîner avec nous. Depuis qu'Ella était rentrée dans la chambre de ma voisine, le regard de Tirpse s'arracha du mien et se détourna vers elle. On aurait dit que cette personne embusquée l'intriguait, il voulait savoir qui elle était, d'où elle venait, où elle allait. C'était un subterfuge, je le sais maintenant, car il était un ange, il savait tout d'elle, il voulait que moi, suivant son regard, je tombe sur elle et finisse par me poser les mêmes questions. Il s'approcha d'Ella et commença à toucher le velours noir de sa jupe avec un air un peu moqueur qui était, en réalité, une façon de la mettre à l'aise par rapport à la froide réception de Juliette. Enthousiasmé par ce geste je m'étais mis aussi à faire semblant de chercher où se trouvait-elle par dessous les tulles volants, ce qui finit par la faire rire et détendre le rictus que Juliette gardait encore à son égard.

Finalement nous sommes tous partis au restaurant. En arrivant ma voisine changea brusquement d'attitude envers moi. Sans que je l'eusse voulu j'avais détourné le regard de ses amis vers moi. D'abord Tirpse, ensuite Laure et, pour finir, Ella, qui pouvait enfin connaître celui qui tapait à la machine, jour et nuit, car chaque fois qu'elle venait chez Juliette elle m'entendait le faire. Intrigués au départ à cause de mon origine exotique ils l'étaient aussi de savoir ce que j'écrivais pour que cela prenne tout mon temps. Pour essayer de rompre cette curiosité générale Juliette commença à se moquer de mon accent et à me reprendre sèchement chaque fois que je faisais une faute de prononciation ou de grammaire. J'étais désarçonné car je faisais tous les efforts que je pouvais de parler cette langue le mieux possible, pour qu'elle se moquât de mon accent devant des gens dont je voulais faire la connaissance.

Cette moquerie eut un effet immédiat sur moi et je me suis tu pendant le reste du dîner. J'étais accablé de honte de parler si mal le français bien que je n'eusse vécu qu'une seule année à Paris, ayant passé le reste de mon temps à voyager dans toute l'Europe. Pourtant, la veille au soir, Tirpse ne m'avait pas fait le moindre signe de ne pas comprendre quelque chose ou, peut-être, vu sa condition, nous ne nous étions parlé qu'avec les yeux, je ne me souviens plus. Je m'étais décidé de les quitter et de rentrer chez moi mais je n'eus pas le courage de me lever et dire au-revoir au milieu du repas. Je transpirais de malaise. La situation s'étant retournée, je me demandais ce que je faisais là, j'étais seul, ils étaient entre eux. Je fis mine, finalement, de partir, mais ils se retournèrent, se rappelant que j'étais là, pour me dire de rester encore, de les accompagner faire un tour sur les quais de la Seine.

Je me laissai emporter par leur demande, j'attendis de sortir du restaurant où je commençais à étouffer et puis, dans la rue, je marchai un peu derrière, un peu devant, me sentant seul dans Paris, comme toujours, bien qu'à côté d'un groupe qui, au moins, savait où j'habitais. J'avais le sentiment que Juliette croyait que j'allais lui voler ses amis, se sentant obligée de me ridiculiser devant eux pour m'en empêcher, oubliant que l'inévitable ne peut pas s'empêcher. Nous accostâmes les bords de la Seine vers minuit, minuit d'un jour d'hiver glacial. Nous nous réchauffâmes en marchant. Nous descendîmes les marches du Pont Neuf pour nous promener sur la pointe du Vert Galant, là où on a la sensation d'être sur la proue d'un navire qui scinde la rivière en deux et fait croire que l'Ile de la Cité est un paquebot. Le groupe s'apaisa un peu. Je vis Ella descendre seule quelques marches, s'appuyer sur un parapet et contempler l'eau de plus près. Je m'approchai d'elle et, timidement, je lui demandai quelque chose, je ne me souviens plus, si son prénom ou si elle avait froid. Elle me répondit gentiment et je vis, derrière tout le brouillard de ses fichus, lunettes et fumée, une lueur au fond, ignorant si elle provenait de ses yeux ou du reflet de la rivière. Nous restâmes jusqu'à deux heures du matin à cet endroit faisant un peu plus de connaissance individuelle les uns avec les autres. Juliette, devant l'inévitable, se calma.

A deux heures le froid nous gagna et nous décidâmes de retourner. Comme c'était tard et Ella rentrait chez elle toute seule, nous voulûmes l'accompagner puisque, nous autres, nous résidions au même endroit. En arrivant, elle nous invita à connaître son logement et à prendre une boisson chaude. Nous montâmes par un étroit escalier puis nous traversâmes des petits couloirs avant d'arriver dans un second étage où se trouvait sa chambre qui donnait sur une petite cour. Celle-ci était immense par rapport à la mienne. Au fond et en face de la porte d'entrée il y avait une vraie fenêtre, devant laquelle il y avait une grande table, à gauche de celle-ci y avait un habitacle avec une autre petite fenêtre où il y avait un évier, un réchaud à gaz et les ustensiles nécessaires à la cuisine et la toilette. A droite de l'entrée se trouvait une alcôve avec un lit. On pouvait donc circuler dans le couloir qui menait de la porte à la fenêtre, faire à manger, se laver, s'asseoir à une vraie table. Ella prépara une tisane pendant que nous nous installions et, soudainement, la conversation pris forme entre tous, s'enflamma, et nous sentîmes quelque chose d'étrange qui nous unissait. Bientôt nous étions exaltés, nous riions, nous bavardions sans cesse et, surtout, nous ne voulions pas que cela finisse. Comme les nuits d'hiver sont longues, nous continuâmes à faire du café, à fumer, à causer en groupe, par couples, par trois. Je vis à un moment donné que Ella s'était assoupi sur son lit, toute habillée, chaussée de ses bottes rouges à talons compensés qui lui montaient jusqu'au genoux. Je me dis en ce moment qu'elle devait être très timide pour ne pas se déchausser, puisqu'elle était chez elle, étant donné que nous autres nous l'avions déjà fait pour pouvoir nous asseoir plus confortablement sur le lit où sur la moquette. Nous prîmes chacun des oreillers et des cousins pour nous accouder et notre réunion continua. Après Ella ce fut Tirpse qui s'assoupit, je pense que pour nous faire croire à sa condition terrestre. Puis, tour à tour, l'un s'endormait et l'autre se réveillait jusqu'à ce que, finalement, nous comprîmes que nous ne voulions pas nous quitter. Quand le jour se leva nous étions encore en train de nous relayer pour dormir ou, plutôt, pour nous assoupir, car nous ne nous laissions pas tomber dans des profonds sommeils. C'étaient des siestes qui donnaient des forces à chacun pour continuer notre rencontre. Vers les dix heures du matin quelqu'un descendit acheter des croissants et du pain, nous prîmes un petit déjeuner, nous nous rinçâmes le visage et nous continuâmes nos conversations sans fin. Vers midi nous sortîmes pour aller déjeuner au restaurant universitaire, nous allâmes ensuite prendre un café dans un bistrot et, puis, après une courte balade, nous retournâmes chez Ella. La réunion continua. Vers les cinq heures de l'après-midi je me sentis très fatigué et je dis que j'avais un rendez-vous urgent, que je retournerais après. En réalité, étant habitué à être toujours seul, c'était un trop plein de compagnie que j'avais, je sentais le besoin de me retrouver seul un instant et, surtout, faire ma toilette, changer mes vêtements, me laver les cheveux.

Pour faire ceci il y avait dans le couloir de mon étage un robinet d'eau froide, avec un minuscule évier ancien en forme de coquille Saint Jacques. Comme c'était l'hiver, et ce couloir était ouvert à tous les vents, il y faisait très froid et l'eau était…, glaciale. J'ouvris le robinet, je pris une respiration profonde et je plongeai ma tête dessous, je retins la respiration pendant que je me savonnai la tête, puisque je n'avais pas de shampooing, et je replongeai la tête pour me rincer. Je m'essuyai rapidement ensuite et, une fois le vertige du froid passé, je me sentis, non seulement propre, mais neuf. Pour le reste du corps je rapportai une bassine d'eau dans ma chambrette et je fis ma toilette avec un gant, comme j'avais appris bien difficilement à faire. Une fois que j'eus fini, je me sentis mieux et, tout de suite, j'eus besoin rejoindre le groupe. Je retournai chez Ella. Ils étaient très contents de me revoir, ils m'attendaient à vrai dire, le charme de cette rencontre avait failli se dissoudre avec ma désertion. Le temps disparut après. Nul ne sut où il était passé, seulement quand il fut revenu, nous nous rendîmes compte de son absence. Cela avait duré plusieurs jours, cinq jours en réalité. Pour nous dégourdir les jambes nous allions au jardin de Luxembourg ou dans la chambre de Juliette, car la mienne était trop petite et, même quand nous passâmes des nuits chez elle, je n'allai pas dormir dans la mienne. Nous ne pouvions pas nous séparer. Nous faisions des siestes, nos reprenions les conversations, desquels, je dois l'avouer, je n'ai pas le moindre souvenir. Si quelqu'un quittait la chambre, ne serait-ce que pour aller aux toilettes, il nous manquait déjà. Nous allions tous acheter du pain, au restaurant, nous faisions des petits tours et nous nous renfermions. Cela devait être une époque de vacances puisque personne d'entre nous avait aucune obligation. Personnellement je n'avais plus de cours puisque j'avais commencé à faire ma thèse d'histoire, n'ayant pour cela aucun horaire ni contrainte.

Pendant ces jours et ces nuits nous restâmes tous habillés, tout le temps. Nous nous relayâmes pour nous faire la toilette et changer nos vêtements, et il n'y eut jamais le moindre soupçon d'un quelconque rapport sexuel que ce soit, bien que notre tendresse avait atteint son sommet. Nous nous reposions les uns sur les autres, nous nous embrassions avec l'effusion des sentiments qui grandissaient mais il n'y avait pas, ni l'esprit, ni l'intention d'aller au-delà. Nous étions en réalité sous un charme inconnu car il avait grandi entre nous un tel degré d'affection que nous ne savions plus si nous étions amoureux ou pas et, surtout, de qui. De mon côté je me sentais de plus en plus attiré par Tirpse et par Ella, tout en ayant une énorme tendresse pour Juliette et Laure. A son tour l'ange montrait de plus en plus d'attirance pour Ella et pour moi, tout en étant très proche d'elles deux aussi. Juliette était manifestement attirée par moi et par Laure, celle-ci par Tirpse et Ella... Nous ne savions pas ce que nous sentions en réalité.

Au bout du cinquième jour nous n'arrivions plus à dormir, ni à nous quitter, de fatigue. Nous sentions que nous devions le faire car, sinon, du charme merveilleux que nous vivions, nous allions glisser vers un cauchemar. Je ne sais plus qui eut le courage le premier mais, le sixième jour, tous quittèrent Paris, allant soit chez leurs amis, soit dans leurs familles, car c'étaient, je me souviens maintenant, les vacances de février. J'étais donc resté seul, désespérément seul à Paris. J'étais allé voir un ami qui faisait ses études de théologie pour devenir prêtre, qui habitait en face de chez moi, pour qu'il me conseilla quoi faire. Il m'indiqua d'aller à Saint-Malo, je ne sais pas pourquoi. Je puisai le courage du doute où je me trouvais et, je partis finalement le lendemain en auto-stop. A Saint-Malo je trouvai un auberge de jeunesse où m'installer. Il fallait que je mette de l'ordre dans mes idées, dans mes sentiments, dans toute cette bousculade qui avait suivi ma vie à cause de ces rencontres. De qui étais-je amoureux ? Je ne le savais guère. J me mis à écrire pour essayer de trouver une lumière, j'étais confus et je sentais que c'était vital, qu'il fallait que je vois en moi ce que je sentais.

 

 

 

 

Chapitre XIII
            En ville, le 21 août 2000

Hier soir j'ai cherché, j'ai trouvé et j'ai lu les papiers que j'avais écrit voici bientôt vingt-cinq ans. Je me rends compte de la confusion dans laquelle j'étais, je prenais l'annonciateur pour l'objet de son passage, j'étais ébloui par la lumière qu'il dégageait m'empêchant de voir ce qu'il m'annonçait. Il était un appât pour diriger mon esprit confus et déformé vers le véritable objet de mon amour. Dans les pages que j'écrivis à cette époque, si bien je me trompais de personne, je ne me trompais pas dans mes propos. Tout ce que je dis de faire avec la personne que j'allais choisir, je l'ai fait.

Ce furent cinq longues journées de réflexion au bord de la mer. En relisant je vois que je passais de l'euphorie à la dépression. Envisager l'amour pour Ella m'était impossible, car je ne me sentais pas avec les forces d'aimer une femme, de me faire aimer d'elle, je ne pensais pas que je pouvais même l'intéresser au point qu'elle puisse me choisir. Mon expérience avec les femmes avait été assez concluante, je cherchais à affirmer mon amour pour les hommes, pour un homme en particulier, quitte à braver le monde entier autour de moi. Je voulais finir avec cette mascarade et m'afficher tel qu'on me croyait. J'écrivis à Tirpse en lui disant que j'aurais voulu pouvoir aimer Ella, mais que je ne me sentais pas capable de le faire tout seul car je n'étais qu'une moitié de moi-même, qu'il me fallait son amour à lui pour me compléter.

Cinq longues journées de solitude, de promenades au bord d'une plage hivernale, de parler seul en pleurs au vent, d'écrire en rond mes émotions opposées, mes sentiments troubles, mes visions trompeuses. Au bout du cinquième jour je retournai à Paris en auto-stop. Une fille de mon âge m'avait invité à monter dans sa voiture au milieu d'une route et, au bout de quelques kilomètres, me demanda si je ne voulais pas lui accorder une faveur et l'accompagner chez sa mère, car elles ne se parlaient pas depuis plusieurs années et elle n'avait pas le courage d'aller la voir toute seule. J'acceptai sans savoir pourquoi elle voulait emmener un inconnu à cette rencontre. Nous arrivâmes à l'heure du dîner. La mère, une jeune et belle femme, nous reçut surprise, choquée et heureuse. Ne pouvant pas se parler avec sa fille, ne pouvant pas s'insulter non plus à cause de ma présence, elle se pencha vers moi, me posa toutes sortes de questions, parla à sa fille à travers moi, donnant ses opinions à mes propos tout lui en répondant et, celle-ci, qui ne savait rien de moi non plus, faisait de même, répondant à sa mère. Au moment du café, tard déjà dans la soirée, toutes les deux sont parties à la cuisine pour desservir la table et j'entendis les effusions de leurs tendresses. Elle sont revenues après, entrelacées, m'indiquer la chambre où je pouvais rester dormir. Le lendemain matin la jeune fille me conduisit à nouveau sur la route pour que je continue mon chemin. Elle ne savait pas comment me remercier de l'avoir aidée à retrouver sa mère et pourtant je n'avais fait que les écouter.

J'étais anxieux de retourner. Je regrettais d'avoir envoyé la lettre que j'avais écris une lettre à Tirpse Je ne savais plus rien. Nous n'avions aucun rendez-vous en vue, aucun projet, nous ne savions pas quand allions-nous nous revoir. En arrivant à Paris et avant de monter dans mon pigeonnier je fis quelques courses pour manger chez moi. Vers les sept heures du soir quelqu'un frappa à ma porte. C'était Tirpse, l'ange. Il était venu à Paris sans savoir s'il trouverait quelqu'un, sentant le besoin de le faire ou, du moins, ce fut l'excuse qu'il me donna pour se faire passer en tant qu'humain. J'étais heureux de le voir. Lui, il était laconique. Nous nous regardâmes avec l'air perdu. Il resta en silence et, moi, devant une telle attitude, je me sentis perplexe. Ce fut un instant très court car nous entendîmes frapper à la porte à nouveau. C'était Ella, comme si nous avions eu tous les trois un rendez-vous à une heure précise. Nous nous réveillâmes et nous l'accueillîmes avec beaucoup d'effusion. Après nous raconter, les uns aux autres, brièvement, nos différents séjours, un silence s'installa. Je voyais Tirpse..., était-il vraiment un ange?, dévorer des yeux Ella, celle-ci le regardait à son tour et, moi, je me sentais de trop. Nous restâmes un long, très long moment ainsi, en silence. Finalement Ella se leva, demanda à Tirpse s'il voulait aller prendre un café dehors, ou dîner, je ne me souviens plus, ma tête tournait, j'étais au désespoir. J'avais bégayé pour essayer de les arrêter mais, c'était trop tard, il étaient déjà partis.

Ce fut alors que tout commença. Je pris une feuille de papier, une grande feuille de papier que j'avais acheté sans savoir pourquoi, je la punaisai au mur et je me mis à dessiner. Depuis huit ans que je ne prenais pas un crayon pour ce faire, je pensais que je ne le ferais plus jamais. Quand ils étaient partis il devait être huit heures du soir. Je fis, pendant toute la nuit, un dessin où on voyait un homme qui se traversait avec une longue épée, le corps tout en entier. Je me tuais symboliquement. Je ne pensais qu'à mourir, je voyais que j'étais passé à côté de la chose la plus importante de ma vie et que je ne me rendais compte qu'après l'avoir perdue.

J'imaginais Ella, chez elle, avec lui, au lit. Je les voyais faire l'amour et je désespérais. Etait-ce pour lui ou pour elle? Cette fois-ci je voyais clair, c'était, même si je ne voulais pas me l'avouer, pour elle. En plus, avec lui, ce qui voulait dire que je les perdais tous les deux, il ne me restait qu'à mourir. Je pensais à me tuer, mais, comment ? Je n'avais pas une épée aussi longue qui puisse traverser tout mon corps, déchiqueter en petits morceaux ce corps que tous répudiaient, que ni hommes ni femmes voulaient, il fallait le détruire le corps de cet être mesquin, l'anéantir en lambeaux de chair. Les heures passèrent…, lentement. Ce fut la plus longue nuit de ma vie. Je fumais, je dessinais, je pleurais, je me couchais et je pleurais encore, et encore, et cette image d'eux deux en train de faire l'amour, m'excluant, me niant, me tuait. L'aube arriva et vers les huit heures j'entendis des pas dans le couloir, j'ouvris la porte et je vis Juliette qui rentrait de son voyage. Elle me vit en larmes, effondré, sans avoir dormi, les yeux gonflés, l'air harassé. Elle m'invita chez elle, prépara du café pendant que je lui racontais mon malheur, entrecoupé de larmes et appuyé sur son épaule. Vers les neuf heures du matin on entendit frapper à la porte et quand Juliette ouvrit nous vîmes Ella et Tirpse, les visages décomposés. Ils rentrèrent en silence, saluèrent ma voisine et, Ella, me regarda. Elle me regarda droit dans les yeux, se dirigea vers moi, m'embrassa et prit ma main dans les siennes. Je ne comprenais rien, je pensais qu'elle, avec ce geste, voulait me consoler, qu'elle comprenait mon malheur parce qu'ils s'étaient choisi l'un à l'autre. J'étais resté avec sa main dans la mienne, me réconfortant de sa compassion. J'attendais qu'elle se décida à se lever, alla prendre Tirpse par le bras et lui dise, "Nous pouvons partir, mon amour…", me laissant là, seul, fini. Je voyais à son tour Tirpse avec l'air abattu, croyant qu'il voulait me montrer, par ce geste, sa pitié envers moi, cacher son triomphe pour ne pas me blesser. Pendant que j'analysais sa bonté envers mon malheur je le vis se lever, prendre son sac à dos avec ses affaires, le mettre sur son dos et dire, "…bon, il est temps que je parte…". Je pensais qu'il poussait sa bonté envers moi vers la moquerie. Ella ne bougea point, elle gardait toujours ma main dans la sienne, pendant qu'il disait qu'il partait. Partait-il seul ? Je ne comprenais pas, je me retournai vers Ella pour lui demander du regard. Elle confirma. Je me effondrai alors en sanglots. Je l'aimais, lui aussi, l'ange-Tirpse. Je m'appuyai contre le mur, je le voyais partir, s'évaporer dans l'air, comme je l'avais pressenti quand je l'avais vu arriver pour la première fois. Un halo de lumière diffuse l'enveloppa, son regard se dilua dans l'air et un vague sourire, un sourire doux, de l'au-delà, couvrit son visage, pendant que je glissais contre le mur jusqu'à toucher terre, en pleurant. Il avait le regard doux dans les vapeurs qui l'emportaient, le visage illuminé en me montrant Ella à côté de moi. Je pleurais. Longtemps. Ella me serrait fort la main. Juliette, qui regardait cette scène, à qui je venais de raconter mon dilemme, voyait le dénouement déchirant pour moi. Je n'aurai pas voulu choisir, j'avais été choisi. L'ange avait fini sa mission, il m'avait conduit auprès de celle que je n'avais pas voulu voir, ayant eu les yeux bandés pendant de si longues années, il m'avait montré le chemin vers elle, me servant d'appât et allant jusqu'à provoquer ma jalousie pour faire réagir mes sens, me rendre compte que je mourais pour elle sans pouvoir me l'avouer.

Mes larmes séchèrent très vite. Cet adieu d'un homme était le miroir d'un autre homme, de celui dont j'aurai voulu, dont j'aurai eu besoin d'être aimé, de Zacharie. Quand le mirage se fut éloigné, laissant dans ma main la main de celle qui allait partager mes jours sur terre, ma tristesse s'estompa laissant place à la vie qui s'ouvrait devant moi. Ce n'était pas un nouveau chapitre, c'était le début de ma vraie vie. Ella m'aimait sans que je m'y attende. Après avoir frappé à toutes les portes, désespérément, il y en avait une qui était ouverte et j'allais passer devant sans la voir. Ce n'étaient que mes yeux du dehors qui se trompaient. Les yeux de mon cœur savaient ce qu'ils cherchaient.

Nous sortîmes nous promener au jardin du Luxembourg, nous commençâmes à nous parler, seul à seul, pour la première fois, après que nous eussions appris que le choix était fait, qu'il avait été fait depuis longtemps, bien avant même notre naissance, car nous sentions, tout d'un coup, que nous nous connaissions depuis toujours.

Quand nous revînmes dans ma chambre, Ella vit le terrible dessin que j'avais fait la veille et elle me dit, "...il faut que tu continues !"

Je commençais une nouvelle vie. Ce que l'ange était venu annoncer était ma nouvelle naissance depuis le ventre vierge d'Ella. Ce fut aussi subit que l'orage tombe après une journée ensoleillée, où rien ne laisse le présager. Ma vie fit un bond, tout ce dont je rêvais devint réalité, pas par le biais où je l'avais imaginé, incapable peut-être de l'imaginer ainsi tellement j'avais été conditionné à un échec sur cette voie. Après avoir entendu une seule fois, car je ne la lui fis répéter davantage la phrase qu'Ella me dit en voyant mon horrible dessin, j'abandonnai tout. Je pris ses mots non pas comme un conseil, ou une suggestion, mais comme un ordre. C'était l'ordre de ma vie, l'ordre des choses. Je ne fis pas de projets, je ne prévis rien, je fermai simplement le chapitre que j'étais en train de lire et j'ouvris le suivant. J'allai à la faculté, dès le lendemain, dire à mon directeur de thèse que j'arrêtais mes études, je renonçais à être son assistant, j'abandonnais tout, j'allais peindre. Je vois encore ses yeux profanes aux sollicitudes des empires intérieurs qui me regardaient incrédules, voyant ce jeune homme à qui il offrait un avenir de rêve, bien avant l'âge, loin de son pays, au sommet de la intelligentsia mondiale, y renoncer, comme qui renonce à une bagatelle, sans voir les conséquences, ni les difficultés que cela supposait d'être à une place comme la mienne, ni les convoitises qu'elle pouvait susciter, ni le but dont elle était l'objet par les autres jeunes, et même moins jeunes, qui m'enviaient déjà. Moi, d'un capricieux, "Je vais peindre !", à ses yeux, comme si je rentrais en religion où si j'allais accomplir un devoir patriotique pour libérer mon pays d'une agression quelconque, abandonnant famille patrie et avenir, j'abandonnais son offre luxurieuse de promesses.

Mon esprit ne voyait pas de la même manière. Tout ce que j'avais étudié étaient les fondations de ce que j'allais construire mais, les fondations sont souterraines, car elle ne sont pas faites pour être vues. Désormais j'avais atteint la surface et, tout ce que je ferais par dessus, serait visible aux yeux des autres. Sans ces profondes fondations je n'aurais pas pu établir le projet de construire. Je regardais avec les yeux de mon intérieur, ceux qui avaient entendu le glas sonner quand Ella me dit, "Il faut que tu continues !". Elle avait vu, en un seul dessin, terrible, mon destin, ce pourquoi j'étais né, ce pourquoi j'allais vivre.

La nouvelle tomba comme une catastrophe autour du peu de gens que je côtoyais, dans le sein de ma lointaine famille et, même, chez ma logeuse, femme aimable qui avait déployée envers moi une grande tendresse et un grand soutien, sur qui je comptais, qui me faisait sentir accompagné dans cette ville, qui m'avait ouvert sa maison, sa vie familiale et qui était, la seule, à être tellement enthousiaste quand elle apprit que j'avais réussi avec autant d'honneurs mes études à l'Université. Quand je lui participai que je renonçais à tout, que j'allais peindre, elle me dit une phrase qui me vexa pendant longtemps, même si elle me l'avait dit avec l'amour que déploient les mères quand elles ignorent le destin de leurs enfants. Sans réfléchir elle s'était exclamée, "Mais..., tu n'es pas Van Gogh !", voulant dire que j'allais avoir bientôt vingt-cinq ans, âge à laquelle il avait commencé à peindre. Je souffris de cette phrase, ignorant que cette bonne personne, qui avait été si gentille avec moi, ne pouvait pas voir ce qu'Ella voyait. Car il n'y a jamais eu quelqu'un qui l'ai vu, sauf ma mère, avant Ella.

Avec la même passion que je fis mes études, je me mis, tout d'abord, à apprendre à dessiner. Jours et nuits, je voulais apprendre, maîtriser la technique, faire tout de suite de grandes oeuvres. Je m'acharnais. Je ne dormais plus. Je voulais rattraper le temps, non pas perdu, mais occupé à d'autres choses. Je n'avais personne pour m'apprendre quoi que ce soit mais, je savais, à l'intérieur de moi, que de toutes façons je n'aurais accepté les leçons de quiconque. Ella était mon guide. Les seules leçons que j'étais prêt à accepter étaient celles de son amour et sa foi.

Aurais-je eu tort ? Pourtant, pas un instant il ne me traversa le doute, ni avant, ni après, même si parfois, pour complaire aux proches qui plaignent notre sort matériel, je me questionne devant eux: "Ai-je eu tort?

 

 

 

 

Chapitre XIV
            En ville, le 24 août 2000

.Aujourd'hui je me suis levé un peu morose. Lorsque je suis dans cet état, ma première réaction est celle de m'occuper de mon apparence physique car, ainsi, j'ai l'impression de m'occuper de la chose la plus concrète de ma vie, la seule chose qui m'appartient et qui ne me quittera jamais avant ma mort, mon corps. Je me donne rendez-vous avec le miroir, témoin objectif de cette rencontre. Aujourd'hui je m'entretins avec lui. Je m'observai en entier puis je me détaillai, reprenant conscience de mon habitacle. Je regardai d'abord mes pieds dans la glace et, subitement, me vint l'idée que Zacharie, aujourd'hui, est mort. Ce sont les incongruités des associations mentales. Je voyais mes pieds et je pensais, " Zacharie est mort, Zacharie est mort ".

Il m'est difficile de croire que cet être qui, m'ayant donné la vie, ait voulu me l'enlever par la suite. Il était avant moi et il voulait être après moi. Je suis là encore et lui, lui il est mort. Il faudrait que je le crie très haut, que je le hurle à tous les vents, que l'écho de mes mots reviennent à moi et me répètent sans cesse, "…il est mort, il est mort, enfin tu peux vivre !". J'ai pourtant du mal à croire car, dans le quotidien, rien n'a changé pour moi, je ne l'avais pas vu depuis dix ans, il n'était pas présent dans ma vie de tous les jours depuis toutes ces années mais, le sachant vivant, il guettait mon existence. Il m'avait coupé le contact avec mon sol, le sol de ma maison, de ma famille, de ma ville, de mon pays, ce contact qui s'établit avec la terre…, par les pieds !. Il m'avait arraché à mon sol et, imagines-tu un arbre arraché à son sol, couché de côté ? Il ne lui reste qu'à mourir. Sa mort peut être longue, mais certaine. Ou peut-être que quelqu'un essaye de le ramener ailleurs, le replanter, mais ce n'est plus son sol, plus sa terre, ses racines sont sèches, il ne donne plus de fruits. Tout comme moi. Je ne donne plus de fruits depuis qu'il m'a arraché à mon sol, à ma terre, celle de ma mère. Par moments, sous la volonté d'Ella pour que je subsiste, réagissant aux multiples mélanges de terres qu'elle met autour de mes racines, j'arrive à faire des fruits éparses, qui laissent encore voir la qualité de ma souche. Il est mort Zacharie, il est mort, il ne peut plus m'interdire de retourner sur mon sol, il ne peut plus m'arracher à la terre si je réussis à retourner, cette terre qui se trouve partout sous mes pieds, il ne pourra plus car je suis plus fort que les morts puisque je suis vivant et pas lui et, de l'au-delà de sa tombe il ne me fait plus peur si…, si seulement j'arrivais à me convaincre qu'il est vraiment mort !

Dans mes multiples contacts avec l'au-delà, je ne souhaite pas le retrouver et c'est, pourtant peut-être, le seul moyen pour que je puisse comprendre, prendre conscience de sa mort sur terre. Je ne voudrais pas entendre sa voix, elle salirait mes oreilles, sa voix me répugne, tout autant que son souvenir.

Le lendemain

Je ne sais plus quel jour nous sommes aujourd'hui. J'ai perdu le compte, je sais que c'est un lundi, car hier c'était dimanche puisque nous n'avons pas eu droit au bruit exaspérant auquel nous avons droit toute la semaine. Nous habitons au-dessus d'une discothèque, en plein milieu de la ville, en plein milieu de l'immeuble, utilisant la même entrée que nous, avec leur porte d'entrée juste à côté de l'escalier. C'est mon martyre quotidien et pourtant nous n'arrivons pas à quitter ce sinistre lieu. Mais, aujourd'hui, c'est relâche, comme ils annoncent à l'entrée quand il n'ouvrent pas. Je sais que ce soir je pourrais dormir en silence. Je profiterais pour l'oublier, ne serait-ce que pour un soir.

Je te parlais hier des images qu'évoquaient la vue de mes pieds dans la glace. Les pieds m'évoquèrent la liberté que donnent les racines…, et je les ai associés à Zacharie. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les racines, même en étant sous terre comme les morts, se nourrissant dans ses entrailles de ses dépouilles, sont les conduits à travers lesquels les êtres puisent leur liberté. La dépouille de Zacharie est sous terre et peut-être que, seulement maintenant, à l'égal des arbres qui fouillent de plus en plus profond pour maintenir leur densité aérienne, peut-être ainsi je pourrais maintenant plonger mes courtes, presque inexistantes racines, qui menacent, avec leur absence, de laisser tomber l'arbre foisonnant que je me suis entêté de faire pousser. Peut-être que si mes instincts intérieurs comprennent que dans ses dépouilles je peux trouver l'aliment qui permettra à mes racines de pousser, je n'aurais plus peur. Si ses dépouilles sont le stimulant pour qu'elles creusent encore en le cherchant, ou simplement le terreau qu'il leur faut pour leur permettre de s'agripper, la partie extérieure pourra alors supporter les tempêtes et les vents sans craindre de tomber.

Si bien je n'avais pas de racines, la seule chose que je reconnais avoir toujours eu, c'est la souplesse. Elle m'a permis de me plier à sa volonté de me tuer, sans permettre de le faire, comme les troncs de certains arbres leur permettent, avec leur souplesse, de se plier en temps d'orage pour ne pas se casser, n'effectuant ainsi opposition aux forces de la nature qui, bien que dévastatrices, ne sont pas éternelles.

Tout comme..., il n'était pas éternel Zacharie. Il est mort, tu me l'as dit, tu m'as appelé pour me dire, "…il est mort !". Et je pleurai. Oh oui, je pleurai ! Je hurlai même, je m'enfermai dans la petite maison qui me servait d'atelier à la campagne et je hurlai, comme les loups hurlent au désespoir de la pleine lune, laissant sortir un hurlement rauque de ma gorge, rauque de haine ou de peine, je ne sais pas encore. Il est mort, comme meurent les orages, les tempêtes dévastatrices, les cyclones saturniens dévorateurs d'enfants et, moi, mon cher frère, moi je t'écris, donc je vis, je suis vivant, la tempête est passée, elle fut longue mais pas éternelle, elle est morte dans les anticyclones du nord, effacée, enterrée, je me pliai jusqu'à lécher le sol, jusqu'à sembler, pour lui, abattu, battu et mort. Je me pliai avec une apparence mesquine d'humiliation accomplie, laissant croire à la tempête qu'elle avait réussie, qu'elle avait arraché sous son passage ce chêne prétentieux, ce cyprès des Indes aux aiguilles argentées, ce ginkgo multi-centenaire. Plié, comme un vil laquais, plié comme un chameau se plie pour qu'on le monte quand il pourrait d'un coup de sabot renverser tout autour, d'un coup de ses dents arracher jusqu'à trois générations de son dresseur. Plié, comme tu ne t'imagines pas jusqu'à quel point je me pliais devant Zacharie, jouant ma dernière qualité, celle de ma souplesse, pour qu'il ne pusse pas me détruire.

Lors de mon dernier séjour chez lui, quand j'allai vivre avec Ella dans sa maison pendant un an, il y a de cela presque quinze ans, séjour que je t'ai déjà décrit dans la lettre précédente, je m'étais approché de la tempête avec le même cynisme qu'un toréador pourrait s'approcher du taureau sans capote ni épée, avec son habit de lumières prêt à jouer le tout pour le tout, confiant en ma dernière vertu, ma souplesse. A table, Zacharie, qui nous faisait servir des repas innommables pendant qu'on lui servait des mets savoureux, me regardait souvent comme ayant l'air d'être dérangé par mon monstrueux visage, sans réussir à me faire lever de table, comme jadis, entamant une conversation où je devais faire mes plus grands écarts de flexibilité intérieure pour ne pas lui déformer la figure, lui arracher les yeux et partir dans les pénombres d'une culpabilité sans fin. C'étaient des phrases simples, simples et éprouvantes, il tâtait, sans le paraître, à me casser, en voulant me faire croire que ma folie était aussi grande que même mes sens me trahissaient. Il me signalait un objet, à tout hasard, en me le désignant d'une couleur qu'il n'avait pas, "…passe moi la salière rouge…", et je lui répondais, au début, "…mais..., elle est blanche…". Ma réponse faisait en lui l'effet d'un abominable affront et, alors, il montait sur son orage, il battait les tambours de ses éclairs, il roulait le bruit des forêts entières cassées sous son passage, il assombrissait le jour, rendait moite les assiettes, la nappe, finissant par plaquer un cri gluant sur le mur, en face de moi, comme un grand panneau publicitaire, pour que je n'oublie pas, " Est-ce que tu veux dire qu'elle n'est pas rouge, que je ne vois pas bien, que je suis fou ?". Ses yeux métalliques, extraits des profondeurs des mines d'acier saphirique, scintillaient comme des lames aiguisées. Je regardais à nouveau la salière qui demeurait impassiblement blanche et, d'un geste de stupeur, je me tapais le front et je disais "…mais, que dis-je, elle est bien rouge, je demande pardon…". Les vents hurlaient encore dans les coins de la pièce et, puis, ils s'estompaient, me voyant par terre, soumis, écrasé. Le lendemain, quand l'un de vous veniez le voir, il disait que je devais entrer en folie car je voyais la salière de couleur rouge et, quand nous étions à nouveau à table il me demandait de lui passer la salière blanche, insistant sur le mot, blanche, pour voir si ma folie persistait, si je la voyais rouge comme la veille, puisque je le lui avais affirmé et confirmé. Les couleurs étaient sa spécialité. Si elles étaient et sont mes outils, mes moyens, il voulait me faire comprendre que, même là, je m'étais trompé car je ne voyais pas ce qui était dans la réalité. Si par hasard moi, en parlant d'une chose, je nommais le ton d'une couleur avec proximité il me reprenait, pour confirmer ses dires, en formulant le mot plus juste, me montrant ainsi qu'il n'était ni aveugle ni daltonien et, moins encore, fou. Tous les jours il inventait une nouvelle tournure pour me faire douter de moi. Parfois il utilisait la méthode de la sympathie et il me souriait, il entreprenait une conversation joyeuse et puis, tout d'un coup, il me disait qu'il pleuvait très fort, je tournais la tête et je voyais le soleil brûlant, resplendissant, alors impulsivement je répondais, "…mais, enfin, il fait beau !", et à nouveau il grimpait sur son échelle de haine et colère. C'était comme s'il m'avait emmené par une rue éclairée et, au bout, il me poussait dans un virage sombre qui tombait dans un ravin, sans préavis, me faisant échapper un cri de surprise et de douleur pendant la chute. Mais, je grimpais à nouveau, je retournais sur la rue avant le virage, je regardais le ciel bleu, le soleil incandescent et je lui disais, d'un ton posé, "… c'est vrai, qu'est-ce qu'il pleut…!".

Chaque jour les virages étaient inattendus, jusqu'à ce que j'eusse appris qu'il y avait une seule et unique règle, dire oui, c'était tout ce qu'il voulait, car il savait ma recherche de la raison et il voulait que je lui avouasse ma folie. Je me pliais, il me piétinait ensuite jusqu'à ce qu'il me crût cassé. Quand la tempête passait je me relevais à nouveau. C'était la souplesse qui me permit de rester. La souplesse. La tempête est passée maintenant, il est mort, il reste la sensation de fatigue, de branches cassées, de dégâts causés, mais l'arbre est debout, vivant, tandis que la tempête est morte dans les océans de l'au-delà.

Que pense-t-il l'arbre de la tempête qui vient de passer, qui l'a plié mais pas arraché ? Lui en veut-il ou, simplement, il se dit qu'elle fait partie de la nature ? L'arbre a appris quelque chose de lui-même, il a appris que c'est sa souplesse qui lui a permis de laisser passer la tempête sans le briser, mais que néanmoins tous les vents ne vont pas prendre le même chemin, sans le laisser jamais se relever. Une fois que l'arbre s'est relevé il hait le moment où la tempête est passée, pas la tourmente elle-même, car celle-là, ou une autre, c'est pareil, c'est la solution que son tronc a trouvé pour survivre qui est importante pour que ceux de son espèce puissent continuer à maintenir la terre encore ombragée, le temps qu'ils pourront. Mais, la tempête elle-même il ne la hait pas, elle est morte quand il se relève, à quoi bon la haïr, c'est la mémoire qui reste et qui maintient dans ses gènes pour les générations futures ce qu'il a appris, à se plier sans se tordre, mais sans se laisser arracher.

L'arbre géant et souple qui surmonte les tempêtes n'est-il pas, à son tour, la cause du malheur d'autres espèces qui poussent sous son ombre, qui voudraient voir le soleil pour se développer entièrement et qui doivent rester, pour toujours, malingres, haïssant l'ombre qu'il croit leur porter pour leur bonheur ?

Je hais la haine de Zacharie envers moi mais, lui, lui je ne le hais pas, lui il est mort et moi, moi je suis vivant.

En ville, le 25 août 2000 Je continue à te raconter la suite de mon entretien avec le miroir d'il y a deux jours. Je continuai à regarder mon corps dans la glace et, après m'être arrêté devant les pieds et les cuisses j'avais regardé ensuite mon sexe et je pensai que je n'avais jamais vu celui de Zacharie car je ne le vis jamais nu et je ne le verrais jamais. Pourtant c'est au travers de son sexe que j'ai dû, supposé que je ne sois pas le fils d'un autre, être sorti. Il déposa une partie de lui, génétique, dans le plus profond de moi et, cela, je ne peux pas l'arracher. Je peux changer mon nom, pour ne pas voir le sien apparaître associé à moi, mais je ne peux pas arracher ses gènes qui déterminent des choses que je n'accepte pas de moi. J'aurais volontiers porté le nom d'un père adoptif qui m'aurait aimé, qui aurait été fier de moi, qui m'aurait considéré non pas comme la revanche de sa vie ratée, mais comme le support d'une vie qui le dépassait sans pour autant l'humilier, sans provoquer en lui de la jalousie, sans remuer des vagues d'envies incontrôlables. J'aurais porté volontiers le nom d'un père, si cela lui avait porté la satisfaction de m'avoir reconnu, reconnu du fond de l'âme comme son fils, non pas reconnu du fond du sexe. Moi, ignorant mon véritable origine génétique, je me cantonne à ce que disent les papiers officiels tant que je n'aurais pas de preuves ou de témoignages du contraire. S'il était mon père du sexe, il ne le fut pas de l'âme. S'il croyait qu'en répandant son nom, quelque chose de lui ne mourrait pas, il s'est trompé, comme se trompent tous ceux qui croient que la progéniture est une façon de prolonger son être sur terre. La progéniture n'est qu'un acte animal, qui conserve, non pas un individu, mais une espèce et, l'homme, avec sa petite portion de raison, croit qu'il se prolonge lui en tant que personne. Il ignore que sur le domaine de la raison il n'y est pour rien, il ne procure qu'un support physique à un esprit immatériel qui a besoin de ce corps pour apprendre. Ce n'est pas en une vie que cela se passe, il en faut beaucoup, pour que la conscience s'éclaire, comme s'éclaire la lampe d'une bicyclette au fur et à mesure qu'on avance. La conscience est une lumière qui ne peut pas se transmettre génétiquement, ni culturellement, car elle n'est pas transmissible d'office. Une culture peut être très avancée dans ses aspects extérieurs et rester toujours avec une petite conscience, une conscience qui n'éclaire au-delà de ses objectifs immédiats, comme une lampe de poche n'éclaire au-delà du prochain pas dans une nuit obscure.

Procréer, avec la conscience des hommes, en oubliant la nature animale, conduit les hommes dans les aberrations de vouloir faire que leur progéniture fasse ce qu'ils auraient voulu faire et qu'ils n'ont pas pu ou n'ont pas eu le courage de faire. Pour Zacharie j'étais, ou tout ce qu'il détestait, ou tout ce qu'il aurait voulu être, au fond de lui et qui lui était inavouable à sa propre raison. Si j'étais sorti de son sexe, pour lui c'était comme si je m'étais échappé de ses entrailles, comme on peut laisser échapper un virus, une infection, dont on est porteur mais pas atteint. Il ignora jusqu'à sa mort qu'il s'était trompé, que son sexe n'avait été que l'artifice, le conduit de ma venue sur terre, que s'il avait fait autant d'enfants que de spermatozoïdes dans un seul acte, ou seulement autant d'enfants que de copulations, il n'en aurait pas eu deux comme moi. Il voulait avoir des copies de lui, par le fait qu'ils étaient sortis de lui, de son sexe. Le sexe est à l'homme, ce que la main est à l'artiste créateur, il est dans l'un la route par où transitent les gènes pour que l'espèce puisse continuer, comme elle est dans l'autre l'outil qui permet aux émotions de s'exprimer en l'utilisant.

Ma main est en ce moment l'outil à travers laquelle transitent mes idées, mes souvenirs, les associations de mes pensées, traduites en signes conventionnels. Ainsi tu peux recevoir, dans les limitations qu'impliquent les moyens, ce que mon moi veut te raconter, veut te dire, même si tu n'arrives pas à le partager. Le sexe renvoie aux conventions car toute convention n'est qu'un outil, bien qu'on finisse par croire que tout est convention, qu'au lieu des outils ce sont des buts. Ecrire est une convention, je t'écris avec celle de l'occident, de gauche à droite, en lignes successives du haut vers le bas, avec des lettres de l'alphabet romain, utilisant une langue, qui est à son tour une multitude de conventions. Une convention est un accord commun sur quelque chose. Si nous n'avions pas de conventions nous ne pourrions pas nous communiquer. C'est un paradoxe d'affirmer que l'originalité, pour pouvoir communiquer d'une manière innovatrice, consiste à se passer des conventions. On ne crée pas un langage pour ne pas pouvoir communiquer, c'est comme faire à manger pour tout jeter à la poubelle.

Se prétendre original en se déclarant "anti-conventionnalisme" c'est "parler pour se taire" ou, sinon, il faut créer d'autres conventions et rester, en l'ignorant, conventionnels. Si les accords d'écriture ne me conviennent pas, soit je divulgue mes nouvelles conventions pour que tout ceux qui vont me lire me comprennent, soit ce que j'écris personne ne le comprendra et, si moi-même j'oublie les conventions que j'ai inventé, je ne pourrais plus comprendre ce que j'ai écrit. Si on n'a rien à transmettre dans l'art on s'attaque aux conventions pour croire qu'on innove, tombant dans la spéculation. Un écrivain utilise les règles d'orthographe d'une langue, pour obsolètes qu'elles puissent paraître, dans le but où le contenu de ce qu'il écrit puisse arriver à l'autre, de la même façon qu'il se moque des caractères d'une autre langue, dont il ignore tout quand il est traduit, si à travers ces signes qui n'appartiennent pas à sa convention, mais à celle des autres, il arrive à communiquer.

Proscrire les conventions implique de les remplacer, car elles sont des outils, pas des objectifs, pas des buts. Nous sommes tellement submergés dans les conventions que nous ne savons plus ce qui l'est et ce qui ne l'est pas. Notre façon de nous habiller est une convention, notre façon de parler, de bouger, de manger, de regarder même. Des gestes anodins dans une culture, sont obscènes dans une autre, des façons de marcher ridicules dans l'une le sont élégantes dans l'autre. Les conventions s'étendent partout, elles changent d'une culture, d'une race, d'un pays, d'une classe social à une autre. Quand quelque chose arrive à s'élever au-dessus des conventions, tout en les utilisant, c'est qu'elle a atteint le niveau d'oeuvre d'art, s'élevant au-dessus du temps et de l'espace pour atteindre ce qui est essentiel et inhérent à la nature humaine.

Et…, tu dois déjà te demander comment ai-je pu faire une dislocation aussi grande, car je te parlais du sexe et je fini en parlant d'art ! Le sexe est ce qui est atteint en premier lieu par les conventions, dans toutes les cultures, les religions, les races. La partie du corps humain où toutes les attentions se rattachent pour le cacher ou l'exhiber, l'interdire ou les prescrire, le blâmer ou la sublimer. De toutes les conventions, celle en rapport avec le sexe, et surtout le sexe de l'homme, est la plus inflexible, car elle mélange ouvertement l'outil et le but. Si les indiens d'Amazonie se cachent seulement le sexe avec un petit morceau de tissus c'est pour protéger leur surface délicate des éraflures que peuvent leur causer la nature pendant leurs promenades dans la jungle. A force de le cacher avec un but de protection, il s'est installé une coutume, attaché un interdit, oubliant l'origine initiale de cet usage comme protection physique et non morale. Les conventions morales et religieuses ont toutes des origines utilitaires, ayant été détournées avec le temps, quand on a oublié leur pourquoi.

 

 

 

Chapitre XV
            En ville, le 29 août 2000 

Qui aurait pu imaginer, ne serait-ce que quelques mois auparavant, un tel changement. Dix mois avant mes trouvailles avec Ella j'écrivais, dans la même chambre de bonne à Paris où tous ces événements allaient avoir lieu, que j'étais mort de peur car, le lendemain, je partais à Stockholm chercher du travail pendant la saison d'été qui allait débuter. Les frontières s'ouvraient, pour les étudiants, pendant trois mois à partir du quinze mai. Il fallait voyager quelques jours avant la ruée des étudiants du monde entier qui, étant venus faire leurs études en Europe, iraient chercher un travail saisonnier.

J'avais donc écrit sur ma peur de cette nouvelle aventure, car je dépensais mes dernières économies pour réaliser ce voyage, et j'étais effrayé de ne pas pouvoir continuer mes études, de devoir rentrer chez vous, quitter l'Europe, finir les rêves, ne pas atteindre, en somme, mon destin.

Heureusement j'avais trouvé de la compagnie pour faire le voyage, juste la veille du départ. C'était une fille de notre pays appelée Berthe qui, elle aussi, jouait ses derniers écus à quitte ou double. Nous nous donnâmes rendez-vous sur le quai de la gare devant le train, nous prîmes des sièges voisins et nous devînmes amis très vite car une multitude de choses nous rapprochaient, comme ce long voyage avec toutes ses appréhensions communes ! Le lendemain de notre arrivée et par le hasard des rencontres, longues à raconter, je trouvai un logement dans la banlieue de Stockholm, chez l'habitant. Les propriétaires étaient un couple, si on peut appeler cela ainsi, dont le mari était anglais et la femme suédoise et ils vivaient avec des mœurs conformes à l'époque. Lui je ne le vis que deux fois, le jour de mon arrivée et une semaine plus tard comme je te raconterais par la suite, tandis qu'elle arrivait tous les soirs avec un nouveau partenaire, avec lequel elle passait la nuit et à qui elle demandait le prénom à l'heure du petit déjeuner. Leur appartement était glauque, sale, absent. Il était absent en réalité. La femme était une belle femme abandonnée d'elle-même, lasse d'elle, absente, comme le reste.

Dans ce logement j'ai vécu les mois les plus intenses que j'avais pu vivre jusque là, intenses d'émotion, d'amour, de passion et de peur. La première fois que je vis Andreas, le propriétaire de l'appartement, il crut que j'étais l'amant du soir de sa femme et il ne me regarda pas. Celle-ci ne s'attarda pas non plus à lui expliquer que j'allais vivre dans la chambre d'hôtes, car elle buvait son café, absente, quand elle me le présenta le jour de mon arrivée. Je crois que je ne sus jamais si elle était vraiment consciente qu'elle avait un mari. Ingrid, il me semble qu'ainsi s'appela-t-elle, arrivait vers les onze heures du soir, elle gémissait quelques instants avec son nouvel amant et repartait tôt le lendemain. Après que je commençasse à travailler, comme je me levais à quatre heures du matin et je partais une demie heure plus tard, je ne la vis que deux ou trois fois, les mois que je vécu dans son appartement. Nous nous laissions de mots pour les choses qu'il fallait faire à la maison, pour les versements des loyers et, si elle quittait la ville plusieurs jours, elle laissait un mot laconique sur la table où elle écrivait seulement la date de son retour.

Le surlendemain de mon arrivée à Stockholm j'étais déjà installé et il me fallait chercher du travail au plus vite. Je partis tôt au centre de la ville où j'avais rendez-vous avec Berthe. Nous nous retrouvâmes au lieu convenu, nous prîmes une liste d'hôtels de la ville et nous décidâmes de les visiter par ordre alphabétique. Nous allions proposer nos services comme vacataires à l'approche du départ en vacances d'été de leur personnel attitré. Nous avions très peur de ne pas trouver une place car nous avions entendu des histoires d'étudiants qui avaient dépensé tout leur argent après un long séjour sans rien trouver et qui avaient dû demander à leurs ambassades de les rapatrier, ou avaient été déportés ou d'autres issues moins heureuses encore. Au premier hôtel de la liste où nous entrâmes, nous rencontrâmes la chef du personnel, une femme d'origine finlandaise, très belle, devant laquelle je m'étais senti tout de suite à l'aise. Je lui parlai en anglais et elle me demanda si je parlais d'autres langues, testant ensuite mon français et mon italien, me demandant si je savais servir une table et me conduisant ensuite à la salle à manger où je pus lui montrer ce que le maître d'hôtel m'avait appris au club de Saint Sébastien, que je t'ai déjà raconté dans une lettre précédente. Sans détour elle me dit, "…vous me plaisez, vous commencez le quinze mai...." Elle me fit une promesse de contrat pour que la police suédoise pût me faire une carte de travail et elle me dit qu'elle m'attendait avec celle-ci pour m'engager définitivement. J'avais une semaine pour faire les papiers. Je ne me rappelle plus combien j'allais être payé, mais je sais que c'était beaucoup pour moi puisque, selon les calculs que j'avais fait, après avoir payé toutes les dépenses du séjour en Suède, il me resterait, si je tenais les trois mois, pour vivre un an à Paris, au rythme de l'année précédente.

J'étais ravi. J'avais trouvé du travail à la première porte que nous avions frappé, contre tous les pronostiques. Berthe n'avait pas été prise, la "housekeeper" ne l'avait même pas regardée. Nous reprîmes la liste des hôtels et au suivant elle fut prise comme femme de chambre. Nos lieux de travail étaient éloignés l'un de l'autre mais nous étions plus que satisfaits. Berthe avait trouvé un logement, très loin du mien aussi, dans une résidence universitaire et elle vécut des choses aussi singulières que moi, que nous pûmes nous partager ponctuellement.

Je me rappelle d'un détail sans importance mais qui, lié à la joie que nous avions, est resté puisque nous avions mangé un sandwich sur le banc d'une place, et nous prîmes une photo de cet instant. Ensuite nous allâmes à l'hôtel de police pour faire nos papiers. A quinze heures nous avions nos visas de travail pour trois mois et nous retournâmes à nos hôtels respectifs confirmer nos contrats. Nous nous quittâmes vers les dix-sept heures, exténués, car nous avions tout fait en un seul jour. Nous avions devant nous une semaine pour nous situer dans cette nouvelle ville, dans ce nouveau pays, pour essayer de nous adapter à toutes les choses dont nous avions besoin pour y vivre un temps. Apprendre à reconnaître la monnaie, savoir utiliser les transports en commun pour aller de notre résidence au lieu du travail, apprendre à faire le marché ainsi que des petits mots du vocabulaire, tout ce petit apprentissage dont on n'a pas besoin en tant que touriste mais qui est indispensable pour un séjour plus ou moins prolongé.

Comme je ne peux pas te raconter tout en même temps, car l'écriture a ses limites puisqu'elle demande le temps du lecteur, à l'opposée de la peinture, où le temps n'existe pas pour celui qui la regarde puisque en un seul instant il voit le tout, même si après il peut observer les détails pendant une vie entière..., je te raconterais d'abord quelques détails sur ma vie quotidienne pendant ce séjour de travail, que j'ai pu faire durant les trois mois prévus, avant de te raconter ce que j'ai vécu simultanément à d'autres niveaux.

Afin d'arriver au travail à cinq heures du matin je devais me lever à quatre heures, sortir une demie-heure plus tard, prendre un bus et ensuite une ligne de métro. Il fallait pointer une carte dans un horloge à cinq heures précises devant un sous-chef qui contrôlait toutes les arrivées à l'entrée. Comme je te l'ai dit, j'allais travailler dans le restaurant d'un grand hôtel de la ville. Le restaurant était très grand, prêt pour accueillir une clientèle composée de touristes le matin et, à midi, des employés des bureaux des alentours. Nous avions donc juste le temps de préparer le restaurant pour le petit déjeuner, préparer une quantité énorme de café, présenter des plats gigantesques avec du jambon, des œufs, du fromage, des pains et petits fours et apprêter une grande table au centre du salon en tant que buffet.

Quand nous finissions nous avions le droit de descendre au sous-sol où il y avait un restaurant pour les employés afin de prendre notre petit déjeuner. A sept heures moins le quart nous remontions pour finir de présenter le café et autres boissons chaudes sur des réchauds et, à sept heures, les clients entraient en foule. Ils se servaient eux-mêmes et nous devions desservir, répondre aux demandes, regarnir le buffet en permanence, nettoyer les tables vides, accueillir les nouveaux clients…, jusqu'à dix heures du matin. Une fois le restaurant fermé, il fallait tout remettre en place, débarrasser et préparer toutes les tables pour le déjeuner. A once heures du matin nous descendions prendre notre déjeuner et nous remontions à midi, heure où le restaurant rouvrait au public.

Commençait alors un tour accéléré où la clientèle, en général suédoise, composée d'hommes d'affaires ou d'employés qui travaillaient dans le même quartier, était pressée. Cette clientèle était irascible au fait que nous ne parlions pas leur langue, et je dis "nous" puisque à ce moment-là tous les serveurs étaient étrangers comme moi. Il y avait un polonais, un argentin, un Bangladais et deux finlandaises. C'était moi qui prenait les commandes de ce qui manquait au buffet ou sur les tables du fait que je parlais plusieurs langues et pouvais répondre à la majorité des clients et j'aidais aussi à desservir. A cause du fait de ne pas parler le suédois j'avais souffert plusieurs méprises. Une fois, alors que j'étais en train de nettoyer une table, j'entendis quelqu'un derrière moi qui parlait fort, sans que je prêtasse beaucoup d'attention, jusqu'au moment où je sentis un coup de poing sur mes fesses en même temps que j'entendais des cris près de mes oreilles. Je me retournai effrayé et je vis un monsieur qui s'adressait à moi en suédois, m'insultant et gesticulant avec les mains. Ne comprenant pas ce qu'il disait je lui répondis en anglais que je ne parlais pas suédois, que s'il avait la gentillesse de me traduire je pourrais lui apporter ce qu'il voulait. C'est alors qu'il me montra son assiette et me fit voir le pan de ma veste trempée de la sauce de son déjeuner. Pendant que je servais, à cause du rapprochement des tables et de mon manque d'expérience, ma veste de service frottait la table derrière moi et le monsieur avait essayé de m'avertir sans que j'eusse pu comprendre, seulement quand ma veste trempa dans son assiette, il réagit en me frappant. J'étais mort de honte. Le monsieur, voyant ma confusion et se rendant compte de mon absence de mauvaise volonté, se confondit en excuses. Quand le patron arriva, car cela fit un vrai scandale, c'est lui qui demanda d'être excusé et me donna, en partant, un bon pourboire.

Les habitués du restaurant, ceux qui travaillaient aux alentours et qui venaient déjeuner quotidiennement, m'avaient vite adopté, intrigués par le fait de m'entendre parler plusieurs langues ayant l'air si jeune. Il me demandaient quelles études je faisais et ils établirent avec moi une relation différente car je n'étais plus à leurs yeux un simple serveur, me prenant souvent à partie dans leurs discussions et demandant mon avis, étant bientôt appelé de partout, non pas seulement pour desservir mais surtout pour causer. Mon type et mon aspect plaisaient tant aux hommes qu'aux femmes. Souvent, le matin, il y avait des clients qui, ayant vu mon nom écrit sur l'étiquette de ma veste, réclamaient au standard d'être servis dans leur chambre par moi. J'étais allé plusieurs fois et souvent les clients, tant hommes que femmes, m'ouvraient tous nus et me faisaient des offres directes d'argent. Suite à cela j'avais demandé au directeur de décliner les demandes de mes services aux chambres en lui racontant ce qu'il arrivait et il accéda. Il y avait pourtant des clients plus coriaces qui ne donnaient pas leur bras à tordre me faisant différents types d'offres. J'avais pu, une seule fois, prendre ma revanche de ces humiliations avec un client américain, gros et laid, qui voulait m'avoir dans son lit. Tous les matins au petit déjeuner, depuis son arrivée à l'hôtel, il posait sa clé et un billet en dollars bien en évidence sur sa table, afin que je remarquasse le numéro de sa chambre, m'interpellant pour une chose ou une autre. Je ne compris pas son message la première fois puis, de jour en jour, le billet qu'il mettait en évidence était d'un montant de plus en plus important, ses signes devenaient de plus en plus éloquents et chaque fois qu'il me demandait quelque chose il m'avançait le billet ouvertement ou me faisait avec la bouche des gestes obscènes. Au bout du troisième jour, j'étais irrité et j'ourdis ma vengeance me renseignant discrètement sur la date de son départ qui était fixée pour deux ou trois plus tard. Le jour venu, il tenta sa dernière chance en posant un billet de cents dollars devant lui, au milieu de la table. Je fus courtois avec lui, comme tous les jours et, quand il eut fini son petit déjeuner, j'exécutai ma manoeuvre prévue. Je m'approchai de sa table avec mon chariot pour desservir, je pris l'assiette qui était en haut de la pile sale, avec le dessous enduit du beurre et, tout en lui parlant, je la posai très imperceptiblement sur le billet avant de la poser sur son assiette à lui, que j'enlevai naturellement de sa table, ayant ainsi attrapé le billet entre les deux assiettes, sous son nez, sans qu'il s'en aperçoive. Comme il était, en même temps, occupé à me faire des gestes avec sa bouche et à me dévorer des yeux, j'avais pu faire ces mouvements tout en le regardant, comme je répondais toujours aux questions des clients. Je continuai mon parcours, après avoir quitté sa table, avec les jambes qui tremblaient, croyant que je n'allais pas pouvoir arriver à la cuisine pour me débarrasser de mon magot. J'avais aperçu, dans mon parcours de retour, que le monsieur, s'étant rendu compte de la disparition de son billet, avait commencé à le chercher partout, sous la table, sous les tables d'à côté, sous sa chaise, sous sa nappe. Son impatience montait et, moi, je tremblais de plus en plus. En franchissant la porte de la cuisine, je desservis vite mon chariot, posant la pile d'assiettes où se trouvait le billet dans un coin, pour qu'elle arrivasse la dernière à la plonge.

J'avais à peine fini quand le patron de l'hôtel rentra dans la cuisine avec le monsieur en colère. Il me demanda pour le billet et je répondis que je ne savais pas de quoi il parlait, le monsieur me leva la voix et je dis au patron de me fouiller s'il doutait de moi. Il me vit tellement sûr qu'il s'adressa à moi en français en me demandant de me laisser fouiller les poches pour faire plaisir au client. Je fis l'air fâché d'être pris pour un voleur tout en me disant que, si la scène prenait plus de temps, la pile d'assiettes arriverait à l'évier et le plongeur découvrirait le billet, le gardant pour lui. En réalité personne ne serait aller fouiller les assiettes et si cela avait eu lieu ce serait passé pour un accident. Le patron partit avec le client en lui disant qu'il avait dû se tromper, que pourquoi aurait-il sorti un billet de cent dollars si les garçons n'encaissaient pas les prix des repas, car cela se faisait à la sortie avec le ticket de caisse, qu'il avait dû le laisser certainement dans sa chambre. Le monsieur partait l'après-midi et j'avais pu récupérer mon billet in extremis en me proposant d'aider la plongeur un moment pour me remettre de ce malentendu et changer mes idées. Remplacer le plongeur arrivait parfois quand celui-ci était fatigué ou devait faire un tour aux toilettes, puisque la chaîne de lavage ne pouvait pas être interrompue. Je lavai mon billet et je le cachai ailleurs en attendant la fin de la journée que le monsieur soit définitivement parti. Finalement quand je sus qu'il allait monter dans la navette pour aller à l'aéroport, je sortis sur le perron de l'hôtel et je lui jetai une oeillade avec un sourire ironique, lui confirmant son erreur.

Après les déjeuners il fallait encore débarrasser les tables, les nettoyer, pour finir notre journée vers les seize heures. Puis, au fur et à mesure que l'été avançait, les touristes arrivaient de plus en plus nombreux à Stockholm pour profiter des jours où le soleil ne se couche pas, après le solstice d'été. Nous avions alors été demandés pour faire des heures supplémentaires à l'heure du thé ou d'autres événements gastronomiques. Nous restions alors parfois jusqu'à vingt heures car nous étions stimulés par le fait que ces heures étaient payées le double que les normales. A la fin du premier mois, quand ils nous payèrent, je confrontai les heures du tarif supplémentaire avec la liste que j'avais notée moi-même et je constatai que beaucoup d'heures additionnelles avaient été comptées comme des heures normales. J'allai alors directement aux bureaux de l'administration de l'hôtel afin de demander une explication qu'ils ne voulurent pas me donner au premier abord. Je demandai à parler au directeur, devant lequel je fis les comptes, le faisant accepter qu'ils avaient fait une erreur et me faisant rembourser l'argent manquant. Le lendemain, au restaurant des employés, je demandai à mes voisins de table s'ils avaient regardé leur fiche de paye en détail et s'ils avaient vérifié les comptes de leurs heures supplémentaires car j'avais eu une mauvaise surprise à ce propos. Le surlendemain, la moitié de l'hôtel défila devant les bureaux en se faisant rembourser. Le gérant de l'hôtel me fit appeler pour me dire qu'il n'aurait jamais dû accepter ma plainte et me menaça de me renvoyer si je recommençais. Ce gérant était un homme très beau et raffiné, qui me parlait en français pour faire la différence devant le reste du personnel. Je lui répondis que j'avais seulement commenté l'erreur produit par les calculatrices du bureau, qu'en aucun cas je prenais leur faute pour un acte volontaire. Il m'avait proposé, en réponse, de changer de poste, d'aller en réception où ils avaient besoin de personnel polyglotte. Mais, bien que le travail comme serveur était plus dur physiquement, au bout d'un mois je m'étais déjà habitué et, en plus, je gagnais davantage avec les pourboires et les heures additionnelles payées au tarif légal. Je m'étais aussi lié d'amitié avec le jeune polonais, Piotr, avec le chilien et avec les filles de chambre, une péruvienne, une vénézuélienne et une finlandaise.

Au bout de ce premier mois nous avions décidé, les latinos qui travaillions à l'hôtel, d'aller au secours d'autres étudiants qui se trouvaient dans la situation dont nous craignions tomber au départ, sans travail et sans argent, après avoir dépensé toutes leurs économies, sans visa, sans savoir où aller ni quoi faire. Beaucoup avaient abdiqué et étaient repartis en auto-stop, d'autres avaient commencé à voler dans les magasins pour se nourrir ou s'habiller. En général c'étaient ceux qui ne parlaient pas anglais, qui avaient une allure suspecte ou, simplement, qui étaient arrivés trop tard en Suède et n'avaient pas eu de chance. Nous les connaissions par les amis des amis qui nous demandaient si nous pouvions les aider à trouver du travail dans notre hôtel et, comme il n'y en avait pas, nous avions décidé de les aider à manger. Pour cela, quand les filles qui faisaient les chambres se trouvaient seules à leurs étages, sans chef à la vue, elles nous appelaient par l'interphone au restaurant, comme elles avaient l'habitude de le faire pour passer la commande d'une chambre et nous disaient, en espagnol, que le chemin était libre. Nous pouvions alors envoyer les provisions, des tranches de jambon, du fromage, du lait, des oeufs, du pain, tout ce que nous pouvions prendre sans nous faire remarquer, que nous savions allait être jeté à la fin de la journée, puisque ce ne serait plus aussi frais pour le lendemain. Nous les déposions sur un plateau et nous l'envoyions par l'ascenseur de service de restauration. Elles, à leur tour, quand elles savaient que nous étions sans surveillance, nous envoyaient du linge de maison, draps et serviettes que nous, comme elles avec la nourriture, sortions de l'hôtel pour donner à ceux qui étaient dans le besoin. Quand le linge était sale, nous le réintégrions à l'hôtel afin de le faire laver et nous reprenions une autre parure. De cette manière plusieurs étudiants de différentes nationalités ont pu endurer plus de temps jusqu'à trouver du travail.

 

 

 

 

Chapitre XVI
            En ville, le 1 septembre 2000

Comme je te disais auparavant, en même temps que j'avais cette expérience de travail salarié, je vécus d'autres choses d'un ordre différent que je tiens à te raconter séparément. Le jour où je commençai mon travail à l'hôtel j'étais excité et nerveux par ce nouvel épisode de ma vie tout en ignorant que le soir même allait débuter pour moi une autre histoire aussi étrange qu'inattendue.

Tout commença à la fin de cette première journée de travail. En rentrant de l'hôtel je trouvai, en bas de l'immeuble, un homme de mon âge qui me regarda furtivement et tourna la tête brusquement. Je pris l'escalier pour atteindre mon palier et j'entendis qu'il montait derrière moi. Quand il arriva à ma hauteur et vit que j'entrais la clé dans la serrure, il m'interpella et me salua en italien. Je lui répondis dans sa langue et il me dit qu'il habitait aussi dans cet appartement, entrant aussitôt après moi. A l'intérieur se trouvait Andreas, le propriétaire de l'appartement, que je voyais pour la seconde et dernière fois, qui s'empressa de me présenter le nouvel hôte en me disant qu'il allait occuper la chambre voisine à la mienne. Après nos salutations respectives je m'étais retiré car j'avais envie et besoin de dormir après ma première journée de travail. Le regard de ce nouvel locataire me resta dans la mémoire et, rajouté aux jours qui s'allongeaient déjà démesurément, je ne pus concilier mon sommeil de sitôt.

A mon arrivée dans l'appartement après mon deuxième jour de travail, le nouvel hôte italien, intrigué parce que je lui avais répondu la veille dans sa langue, me dévisagea furtivement et m'avança un mot de plus, partant subitement s'enfermer dans sa chambre. Le troisième jour, toujours aux mêmes heures, il resta un moment de plus dans la cuisine jusqu'à entamer une conversation. Il avait l'air effrayé, regardait partout, gardant ouverte la porte de sa chambre et restant là, prêt à s'enfermer s'il entendait quelqu'un monter l'escalier. Quand je lui eus appris que j'étais étudiant à Paris et que je travaillais dans un hôtel pendant l'été, il se détendit sensiblement. Il me raconta alors des choses étranges sur son séjour en Suède que je ne saisis pas et auxquels je ne donnai aucune importance. J'étais trop pris par mon nouveau travail pour m'attarder avec lui mais, au bout de quelques jours de ces agissements, il commença à m'intéresser. Il avait la peau blanche, les cheveux noirs bouclés et des yeux bleus qui contrastaient étrangement avec l'ensemble. Il avait le corps et le visage très velus, d'un velu épars et clair qui lui donnait un aspect spécial. Il était très maigre par rapport à sa contexture et on voyait qu'il devait être, dans son vrai état, un peu plus fort et moins osseux. Ses yeux étaient fiévreux sans qu'ils aient l'aspect de ceux qui ont perdu la raison. Le quatrième jour il m'invita à entrer dans sa chambre. Elle était dans un lamentable état de désordre, avec une odeur de cigarette froide incrustée aux murs, des cendriers pleins, de la vaisselle sale, des verres et des tasses aux restes séchés dispersés partout. Il s'excusa, alluma compulsivement une cigarette, me regarda comme s'il prenait une décision dangereuse et me dit d'un ton laconique, "Je me cache". Je ne compris point, je lui demandai de me répéter et il redit la même phrase. Il resta en silence, puis il me dit que le propriétaire de l'appartement travaillait dans un organisme de réfugiés politiques et l'avait logé là en attendant qu'on lui donna l'asile. Il se cachait du gouvernement suédois tant que le dit-organisme ne le présentait pas officiellement. Puis, faisant un geste italien avec sa main, il me fit comprendre de ne parler à personne de son existence, de ne pas dire qu'il était italien si quelqu'un me demandait par hasard sur lui. Il rajouta de dire, si cela arrivait au pire des cas, qu'il était un voisin latino-américain puisque, de toutes façons, personne ne saurait distinguer si nous parlions espagnol ou italien, comme nous n'aurions pas su si quelqu'un parlait danois ou hollandais.

En peu de jours nous devînmes très proches. Le cinquième jour Jacomo, ainsi s'appelait-il, qui quêtait mon arrivée du travail par la fenêtre, descendit l'escalier jusqu'à l'entrée, avec l'air effrayé que quelqu'un le voit, et me demanda si je pouvais aller lui acheter à manger, à fumer et à boire. Je le fis volontiers, sans me poser trop de questions car, de toutes façons, j'allai faire mes courses aussi. En revenant nous bûmes le thé, puis nous préparâmes le dîner ensemble et nous passâmes la soirée comme de vieilles connaissances. La conversation avec lui était fascinante et prit, aux fils des jours, un rythme effréné. Il parlait politique avec une passion incontrôlable. J'étais ébloui par ce qu'il disait et parce qu'en parlant il se transfigurait. Il avait un tel feu dans ses yeux, un tel pathétisme se dégageait de ses traits, ses gestes et son discours, qu'on pouvait croire qu'il avait un esprit d'une lucidité dangereuse et qu'à force de voir clair il risquait de rester aveugle.

Mes relations avec Jacomo grandirent peu à peu en profondeur, en ampleur et en altitude. Ce qui était au début une intrigue envers le personnage pour le moins pittoresque devînt, peu à peu aussi, une passion dévorante pour moi. Cet homme, enfermé toute la journée dans cet appartement en attendant mon arrivée, privé de liberté, rêvait d'égalité et nourrissait une haine qu'il dominait par un discours cohérent à travers sa lucidité, mais qui l'empoisonnait par son contenu venimeux.

Ce quelque chose de mortel qu'avait Jacomo me fascinait. Imperceptiblement j'avais fini, en plus de lui faire les courses, par lui faire et l'obliger à manger tous les soirs car il ne le faisait plus de son propre gré. Au bout d'un mois il était devenu très maigre, piteusement maigre, il ne s'habillait plus, ne se coiffait plus, ne se rasait plus et fumait toute la journée. Je souffrais de le voir ainsi et j'avais fini par le raser moi-même deux fois par semaine, le coiffer, changer ses pantalons, la seule chose qu'il portait désormais. Quand j'arrivais les soirs l'odeur d'enfermé, mélangé à l'odeur du tabac récalcitrant, me poussaient à ouvrir les fenêtres, vider les cendriers, faire de l'ordre dans la cuisine, dans sa chambre, partout où il laissait les traces de son passage et de son agonie. Sa peur grandissait avec les jours. Je ne savais pas ce qu'il se passait vraiment et il me disait, "…il vaut mieux que tu ne saches rien…". Je n'insistais pas. Quand je reçus ma première paye je savais que Jacomo n'avait plus d'argent. Depuis quelques jours il ne voulait plus que je lui fisse ses courses puisqu'il n'avait pas de quoi me rembourser. Je lui dis que je gagnais beaucoup, que je lui avançais un peu et qu'il me payerait quand il pourrait. Je commençai à tout payer, ou je continuai, je n'y pensais plus, j'étais envoûté, il représentait le courage de la révolte, de ma révolte inavouée, contre tous et contre tout, cet extrême auquel je n'arrivais pas, par peur, par crainte de l'isolement, par crainte de me trouver…, comme lui !

Outre son sujet de lutte sociale, son sujet de prédilection était les femmes. Les femmes avec obsession. Il en rêvait, il en voulait, c'était tout ce que lui manquait. Il me prenait à partie de sa passion et je n'osais par lui dire que j'avais vécu l'amour pour un autre homme, comme je n'imaginais pas que cela aurait pu m'arriver, si court eut-il été dans le temps. Je ne lui parlai jamais de cette relation, comme je ne lui avouai pas non plus que, s'il ne m'avait pas parlé des femmes de la sorte, s'il m'avait entrouvert une porte différente, j'aurais peut-être laissé basculer ma fascination pour lui dans des terrains que je n'ose pas soupçonner. Son aspect physique exerçait aussi un pouvoir sur moi. Quand je le lavais, car j'ai dû le faire plusieurs fois quand son abandon était extrême, il se laissait, comme un enfant. Je sentais alors son torse sec et osseux, d'une maigreur douloureuse et inspirante, inspirant en moi, l'artiste que j'ignorais encore être, l'agonie. Parfois, quand j'arrivais et que je le trouvais en larmes, le torse nu, les cheveux ébouriffés, je le prenais dans mes bras et je le serrais contre moi. Il s'agrippait et pleurait jusqu'à se calmer. Nous tenant ainsi serrés l'un contre l'autre, je sentais son cœur battre au rythme du mien et je sentais des secousses monter en moi. C'étaient des heures chargées où je recevais de cet homme toute son angoisse et je l'aidais à la porter. Un jour il me dit, "Il n'y a qu'une mère qui aurait fait ce que tu fais pour moi…".

Un mois et demi après notre rencontre, en arrivant du travail je ne l'aperçus pas derrière la fenêtre. Je trouvai cela très étrange et, tout en m'interrogeant sur son absence, je montai dans l'appartement avec une grande inquiétude, ne le trouvant pas non plus à la cuisine, comme il avait l'habitude, ni dans la chambre, ni ailleurs dans l'appartement. J'étais consterné. J'ignorais tout de Jacomo en dehors de ces murs, je ne pouvais faire aucune hypothèse sur le lieu où il pouvait être. Je restai aux aguets, avec une appréhension étouffante, mais il ne rentra pas ce soir-là. La propriétaire de l'appartement était partie en vacances depuis plusieurs semaines et nous étions tous seuls maîtres des lieux. Deux jours d'angoisse s'écoulèrent ainsi. Je ne savais pas si je pouvais aller à la police, ou à son ambassade, ou ailleurs, je ne savais pas ce que je pouvais faire sans lui nuire, où aller le chercher sans le dénoncer, à qui demander sans le trahir, je ne savais rien de sa vie extérieure. Il apparut au bout du troisième jour. Il était pire qu'avant, les yeux hagards, le teint macéré, les pommettes saillantes de maigreur, les larmes aux yeux. Quand j'arrivai ce jour-là il m'attendait en bas de l'immeuble. On aurait dit un mendiant au bout de son parcours d'oubli. Je le pris par le bras, sans rien lui demander et je l'aidai à monter chez nous. Je le déshabillai, il était sale et il avait les vêtements déchirés. Je vis des brûlures sur tout son corps, comme si on lui avait écrasé des cigarettes sur sa peau. Il ne se plaignait pas, il se tenait à moi, me regardant comme on regarde une image pieuse. Je l'essuyai délicatement, l'aidai à s'allonger pour soigner ses brûlures avec ce que j'avais sous la main. Je caressai ses cheveux, son visage, son torse meurtri et ses jambes. Son corps était pour moi le livre où je pouvais lire les conséquences de ce à quoi il croyait. Je ne sus jamais ce qui lui était arrivé et, quelques jours plus tard, quand il reprit la parole, avant que je n'eusse essayé de lui demander quoi que ce soit, il me dit, comme auparavant, "Il vaut mieux que tu ne saches rien…!" J'ignore encore aujourd'hui, vingt-cinq ans plus tard, ce qui c'était passé. J'ai encore, dans mes mains, son odeur, la sensation de ses os à vif, de sa chair meurtrie, de son visage macéré. Même dans cet horrible état il était beau car la souffrance arrive parfois, par des degrés de sublimation intérieure, à embellir le corps humain. Jacomo m'inspirait la même beauté qui meut les artistes à représenter des corps du Christ sur la croix, sublimant le corps d'un homme cloué et suspendu, transmutant une réalité innommable de laideur en œuvre de beauté, rendant par cet acte le triomphe à sa cause, la vie à sa parole, arrivant à montrer la victoire de son amour contre la haine de ses bourreaux.

A cause de toute cette intense activité physique et émotionnelle je dormais à peine quatre heures par nuit depuis que j'étais arrivé en Suède, me promettant, à chaque réveil, que le soir je me coucherais plus tôt pour récupérer. J'étais très fatigué, intensément fatigué, terriblement fatigué, mais je ne pouvais pas freiner cette agitation, je ne pouvais travailler que ces trois mois pour survivre toute l'année scolaire suivante et je n'avais pas choisi cette rencontre avec Jacomo, bien que n'étant pas incompatible avec le travail, le temps était insuffisant pour la vivre simultanément. Il me manquait de dormir, dormir, mais je ne pouvais pas.

Quelques jours plus tard il se remit de ses blessures extérieures mais, sa peur, arriva à l'état de panique. Il me demanda de le sortir de là, de partir avec lui dans un autre appartement, puisqu'il ne pouvait ni voulait partir seul, où personne ne puisse plus le retrouver. Je pris peur moi aussi. Je cherchai auprès de mes amis de l'hôtel qui pouvait m'aider à trouver un autre logement. Comme il y avait beaucoup de mouvement parmi les étudiants qui travaillaient, ce ne fut pas difficile. Je trouvai un appartement dans un petit immeuble devant la mer, de l'autre côté de la ville, à la sortie de Stockholm, plus près de mon hôtel que de là où nous habitions. Comme j'avais fini le deuxième mois de location et je n'avais pas de contrat précis, la propriétaire accepta que je le quittasse sans dire un mot. Jacomo, de son côté, avait une entente spéciale avec eux, dont je ne connaissais pas les termes, et il n'eut aucun souci pour quitter les lieux non plus.

Nous déménageâmes au bord de la mer baltique, en plein été nordique où la nudité était une habitude et j'y connus mes premières expériences publiques de ce genre sur les plages voisines. Je continuais d'aller à mon travail très tôt le matin, je rentrais le plus tôt possible l'après-midi. Je retrouvais Jacomo et nous allions nous promener sur la plage en face de la maison, nous nous baignions si l'eau était chaude, l'aidant à trouver ainsi un peu de calme au milieu de son calvaire.

Tu dois être étonné de penser que je ne savais rien de ce qui lui arrivait, que je ne le sais toujours pas aujourd'hui. Je croyais en lui, c'était assez. Je voyais sa souffrance, c'était trop. S'il ne voulait ou ne pouvait pas me dire ce qui lui arrivait, je ne pouvais ni lui en vouloir ni l'obliger. Il ne me demandait rien que je ne lui offrais pas. Je soignais ses plaies, de l'âme et du corps, je m'occupais de lui comme d'un enfant qui n'a rien demandé à sa mère, ni de venir, ni de s'occuper de lui. Je partageais la souffrance de Jacomo sans connaître sa source. J'ai, depuis, beaucoup souffert et, à part Ella, je n'ai jamais trouvé personne qui ait voulu partager la mienne sans me demander de comptes.

Je suis fatigué aujourd'hui. Il est deux heures du matin. Je continuerai demain. Le souvenir de Jacomo, beau dans son intégrité et sa souffrance, me fait mal. Je te laisse pour ce soir.

 

 

 

 

Chapitre XVII
            En ville, le 6 septembre 2000

Déjà septembre, toujours en ville. Tu seras surpris que je puisse t'écrire d'ici, après tout ce que je t'ai raconté de cette ville où nous sommes actuellement, de cet appartement que je déteste tellement. En effet, moi-même je suis surpris. J'arrive à le faire le matin, en me réveillant, vers les dix heures. Ella sort avec Ulysse et je me trouve seul avec les plantes, je les arrose, je les soigne et, puis, j'ai la paix pour écrire. Ce sont de petits moments de paix. J'ai l'impression que la mort de Zacharie, qui n'a changé en rien mon quotidien comme je te l'ai dit un autre jour, m'a restitué la maison inaccessible et tant convoitée par mon cœur. En partant de cette terre il est parti avec tous mes espoirs qu'un jour il puisse m'aimer et, n'ayant plus ces fausses espérances, je n'attends plus, inconsciemment, de revenir chez lui, dans "La Maison". Elle est ici, ma maison, avec Ella, dans ces décombres.

A Stockholm mes journées étaient…, interminables, c'était une seule et longue journée, comme la saison où nous vivions, vers les jours sans fin du solstice d'été. Tout cela se passait il y a vingt-cinq ans. Vous ignoriez tout ce que je vivais à ce moment, vous, mes frères d'autrefois. Vous ignoriez que je vivais cette relation si intense avec Jacomo, que je prenais conscience de la différence des classes sociales et, puis, vous ignoriez que je travaillais comme serveur dans le restaurant d'un hôtel, moi, celui qui avait toujours été servi. Je ne me sentais pas humilié au départ, je ne voyais que l'argent que je pouvais gagner pour continuer mes études et, surtout, pour rallonger mon séjour en Europe, retarder mon retour chez vous.

Dans de la relation avec Jacomo, en apparence, c'était moi qui donnait mais, en réalité, c'était moi qui recevais. Plus tard, à Paris, quand je racontai cette historie à une amie elle me dit que Jacomo m'avait exploité et utilisé. Telle pouvait être l'apparence, mais ce n'était pas ce que je ressentais, ni à ce moment-là, ni après, ni maintenant. Autant je me suis senti utilisé et exploité dans beaucoup d'autres circonstances, autant avec lui je ressentais du partage.

A l'hôtel j'avais, simultanément, d'autres relations privilégiées. Il y avait ma relation avec une fille latine qui travaillait en tant que femme de chambre pour payer ses études de Beaux Arts à Paris. Il y avait celle avec Piotr, le polonais, il y avait aussi celle avec la chef du personnel… Je ne sais pas si c'était moi qui produisait un attrait ou si c'était le moment, si tous ces gens, comme moi, étaient ouverts à ces relations, car tous étaient là de passage, tout comme moi. Cela donne une réceptivité spéciale, une disponibilité. Te décrire toutes ces relations me prendraient…, des centaines de pages encore, des centaines de pages que j'ai déjà écrites par ailleurs comme je te le raconterai plus tard.

Je m'avance. J'essaierai de te raccourcir mon histoire de la Suède, avant que tu ne te fatigues. Que tu ne te fatigues, ai-je dit ? Mais, es-tu encore là ? Par moments je crois t'avoir oublié, je me laisse aller à mes souvenirs à moi et…, pour moi. Pourquoi aurais-tu à t'intéresser à ces choses que j'ai vécu, indépendamment de vous, de l'autre côté de la terre, sans votre permission ni conseil, sans vous en somme, vous tous, père, frères, passé, pays, culture ? Quel intérêt pourrait-elle présenter cette lettre pour toi ? Aucun. Pourtant je continue à t'écrire à toi, malgré toi, comme on gave une oie malgré elle de sa nourriture favorite, qu'elle aurait aimé manger à petites doses, pour que son foie ne s'hypertrophie et ne puisse donner ce produit tant convoité dans la gastronomie. Sommes-nous toujours aussi cruels nous les hommes pour satisfaire nos sens ? Te gavè-je, malgré toi, de mes histoires dont tu ne veux rien savoir puisqu'elles ne sont même pas ta nourriture préférée, dont tu…? Non, je ne te gave pas, je te pose ce plat, à ta portée, non, même pas, derrière une grille, celle de la langue, pour que tu regardes, de l'autre côté, la vie de ton frère, comme on voit d'une basse-cour la vie de l'autre côté, à travers la grille. Celle-ci est la grille du temps qui te permet de voir les coups d'ailes, souvent maladroits, de celui que tu croyais être ton frère de sang, être comme toi, comme te l'avait dit ton père, celui qui sautait sur mon dos et lançait son cocorico sur toute la cour, de celui que tu voyais en croyant que c'était une pierre, incapable de bouger, ou une malformation de la nature égarée là, contre le mur, recroquevillée, à qui vous, je n'ai pas dis toi mais vous, vous tous, vous pouviez picorer à votre guise pour vous amuser, cherchant des vers de plume. Après mon envol, qu'on a fini par interpréter dans la basse-cour comme le rapt qu'un monstre ailé avait fait de moi et qui m'avait emmené un jour dans ses griffes, cette pierre, que vous croyiez que j'étais, a donné ses premiers coups d'ailes dans les airs. Ce sont ces premiers essais que je te raconte pour que tu comprennes que, même si tu voulais comprendre, tu ne pourrais pas le faire, comme moi je ne peux pas comprendre la nature des serpents ni celle des vipères, je ne peux que les accepter, accepter leur existence, me défendre ou les attaquer, pas les comprendre. Le sens de ce mot serait, "prendre avec", prendre leur nature avec moi, l'adopter, ou, du moins, essayer de l'adopter avec ma raison. Je ne peux pas, même mentalement, me voir ramper, ou piquer à la dérobée pour tuer. Ma nature est toute autre, cependant je vois que d'autres natures existent et je les accepte. Ou du moins j'essaie de les accepter, même si parfois je voudrais croire que certaines natures n'ont pas pu être crées, mais éjectées de la création même.

Je continue mon histoire... Jacomo était devenu plus paisible, il sortait se promener sur la plage devant la maison, tout seul, attendait mon arrivée et…, disparaissait, parfois. La première fois qu'il, en arrivant, ne m'attendait pas, je pensai qu'il était allé faire des courses et je ne m'inquiétai pas. Au fur et à mesure que les heures passaient, mon inquiétude montait, je l'imaginais comme la fois précédente où il était arrivé avec son corps brûlé. Mais…, que faire? Je n'avais toujours pas reçu d'instructions de sa part pour savoir où m'adresser si cela se reproduisait, il fallait, comme toujours, "…que je ne sache rien…". Le lendemain je repartis au travail sans qu'il soit rentré et, au retour, ne le retrouvant pas je repris panique. Le troisième jour il m'appela à l'hôtel en me disant, "…ne t'inquiètes pas, je te raconterai plus tard…", et il me demanda de lui traduire en anglais, à quelqu'un qui était à côté de lui, ce qu'il allait me dire en italien. Je ne me rappelle plus de quoi il s'agissait, mais cela ne m'éclairait pas davantage sur son état ni ses activités. J'étais furieux après lui et, en rentrant, il n'était pas à la maison non plus. Le lendemain, quand je rentrai, perturbé par tout ce mystère, je le retrouvai dans l'appartement, comme si rien ne s'était passé. Il était…, transformé. On aurait dit qu'on lui avait enlevé les menottes, qu'il était sorti de prison. Il me dit qu'il partirait quelques jours plus tard. J'étais stupéfait. Je le regardai muet et il rétorqua, comme toujours, "…il vaut mieux que tu ne saches rien…". Voilà. Ma relation avec Jacomo finit ainsi, sans savoir comment elle avait commencé. La dernière chose qu'il me demanda avant de partir c'était d'aller lui chercher une valise dans la consigne d'une gare, voisine à Stockholm, et je m'étais refusé. Je trouvai cela bon pour les films mais pas pour moi. Comme j'ignorais tout, je sentais aussi que faire un geste en dehors de celui de m'occuper de l'homme, pouvait m'incriminer dans une situation dont je risquais de souffrir les conséquences sans raison. Peu de jours après, sans m'avoir averti de la date de son départ, il n'était plus à mon retour ayant emporté ses affaires. Il disparut sans préavis, comme il était apparu.

Je n'ai plus jamais rien su de lui, sauf une fois, un an après ce séjour en Suède, quand je lui écrivis à tout hasard une carte postale depuis Paris, à une adresse qu'il m'avait donné en Italie chez une parente. Il me répondit par télégramme et par retour de courrier, "J'arrive dans trois jours". Je paniquai et je lui renvoyai un autre télégramme, "Désolé, je quitte demain Paris pour un temps". J'étais resté tellement perturbé que je n'avais plus jamais voulu savoir de lui de peur de rentrer à nouveau dans un monde que je ne pouvais pas contrôler, de lutter pour une cause que j'ignorais. Je ne voulais pas savoir, je ne voudrais pas savoir…, même aujourd'hui, ce qu'il faisait.

 

 

 

Chapitre XVIII
            En Ville, le 7 septembre 2000

Il y a des souffrances que l'on refuse, d'autres que l'on accepte, d'autres dont on raffole et on en redemande. Une grippe peut être insupportable si on l'a attrapée la seule semaine des vacances qu'on a pris pour aller à la plage mais, la même grippe est la bienvenue pour ceux qui, en plein hiver, elle dispense d'aller travailler sous le froid, la pluie ou la neige. Un mal de tête après une soirée qu'on n'oubliera jamais où on a ri, bu, dansé, où on s'est excédé avec joie, au milieu des amis qu'on aime, est acceptable et non un mal de tête à cause d'une contrariété aiguë.

Ainsi, avec Jacomo, la souffrance qui s'en est suivi, était similaire à la migraine après une fête inoubliable. Parfois je vois les divers chemins qu'ont pris ma vie, soit à la rencontre d'une personne, soit au tournant d'un voyage, soit en ouvrant une porte… Si je n'avais pas ouvert la porte à l'ange annonciateur à Paris, quelques mois plus tard, parce que simplement je fusse arrivé une heure après, ou j'eusse eu peur en entendant du bruit, ou pas envie, je n'aurais pas connu Ella, je n'aurais pas peint, je ne serais pas, tout simplement, là.

Si Jacomo n'était pas parti, avec ou sans préavis, aurions-nous continué un morceau de notre route ensemble, aurions-nous créé quelque chose ? Si je m'interroge sur le passé avec des "si...", cela doit-être que je manque de foi en mon destin. Destin que j'ai choisi moi-même, pour lequel mon être tout entier est préparé, prévu pour l'atteindre. Quand les routes semblent fermées, les chemins obscurs, la défaite au bout, si je pouvais écouter ce que j'avais prévu, je saurais que tout chemin à ses embûches, toute route ses tournants sans horizon, mais que la route va quelque part, quelque part que j'ai choisi. Je pense que, pour tout un chacun, nous ne sommes pas soumis au hasard des choses sinon que nous suivons le chemin des choses voulues qui arrivent sous l'aspect du hasard.

Quand Jacomo partit j'étais resté désœuvré, découragé. Je m'étais investi complètement en lui et je restais seul. Comme j'avais encore un peu de temps en Suède je décidai de faire des heures supplémentaires à l'hôtel pour faire plus d'argent, car j'avais dépensé plus que prévu avec Jacomo. L'ambiance, à laquelle je m'étais soustrait, était très agréable, des relations s'étaient nouées entre les employés et ils se trouvaient ensemble après le travail. Je m'étais refusé auparavant à leurs invitations mais, désormais, après le départ de Jacomo, j'étais plus disponible et leurs réunions égayèrent mon délaissement passionnel.

Ce travail ardu et monotone fut le dernier de ma vie en tant que serviteur. J'y appris à avoir du respect pour ceux qui me servent car il suffit d'un regard pour qu'ils se placent au-dessus de leur condition d'invisible.

En te parlant de ceci des souvenirs pitoyables de moi-même remontent à la surface, faisant référence à de telles circonstances, avec les domestiques et autres personnes du service chez nous, dans notre maison maternelle. Il y un a un parmi tous à propos duquel je ne peux oublier l'ignominie de mes gestes. Je devais avoir neuf ans, dix peut-être. Ma mère s'intéressait au sort d'un orphelinat et essayait de collaborer pour améliorer le quotidien des enfants. Un jour elle apparut à la maison avec un garçon de mon âge, laid, sale et en haillons et dit qu'il resterait chez nous, où nous étions déjà si nombreux. Ma mère avait l'intention de lui apporter un peu de chaleur humaine, de vie de famille. Elle nous annonça qu'il dormirait dans la chambre des domestiques, irait à l'école publique et aiderait au jardinage, comme nous aussi d'ailleurs. J'étais indigné. Je le détestai sur le coup. Ma mère lui donna des vêtements à moi, des cahiers à moi, des jouets à moi, des choses que je n'utilisais pas mais je ne supportais pas. J'ai honte de raconter cela. J'avais un sentiment terrible envers lui. Je détestais cet enfant. Moi, de qui tout le monde se moquait, je trouvais une proie pour me venger, une proie facile, je l'insultais, je le méprisais, je le traitais comme un valet, le faisais ramasser mes choses, me servir quand il n'était pas venu pour cela. J'ai honte encore. Honte des pensées que j'avais en le regardant et dont je me souviens encore. Pensées ridicules, pourrait-on dire, mais infâmes. Je me souviens d'une façon particulière qu'il avait pour se tenir debout pieds nus, reposant sur l'un il appuyait l'autre sur le cou-de-pied du premier. Je trouvais cela grotesque et je riais à ses dépens. Un jour ma mère me surprit en train de me moquer de lui. Elle se mit derrière son dos, l'enlaça, me dit que je n'avais pas le droit de lui parler ainsi. Elle m'ordonna de lui demander pardon. Je me refusai. Elle insista. Je le fis, sans y croire. Je lui fis la vie impossible. Il ne resta pas très longtemps. Je lui volai le peu d'amour que quelqu'un voulait lui offrir pour une fois dans sa vie, à lui qui n'avait rien. Je ne peux l'oublier, peut-être mon geste gâcha sa vie à jamais. Il doit même avoir oublié cet enfant qui le blessa, parmi les milliers d'autres blessures qu'il dû recevoir dans sa vie. Je voudrais lui demander pardon, bien que ce soit trop tard.

Ce n'est pas en travaillant comme garçon que je me suis racheté de ce fait. Ce qu'en te racontant j'associe des attitudes à moi de deux cotés de la même barrière. En Suède j'ai vécu l'autre coté, celui que j'ignorais, et j'ai souffert des gestes des autres que j'avais dû faire auparavant. Nul certainement aussi méprisable que le mien étant enfant.

Finalement je quittai Stockholm. J'étais épuisé, meurtri, souffrant. Je n'eus pas le courage d'aller jusqu'à Paris et je fis escale à Amsterdam chez mon amie Monika. Elle habitait dans une maison en communauté avec d'autres étudiants et, comme c'était le mois d'août, il y avait des chambres libres où elle m'invita à rester. Monika avait une machine à écrire et, sans l'avoir programmé, je m'enfermai et j'écris deux cents pages sans arrêt pendant un mois, en racontant tout ce que je venais de vivre pour essayer de prendre de la distance, de sortir cela de moi pouvoir le porter dans mes bagages et non pas dans mon cœur. A la fin j'étais plus léger, je pouvais continuer mon voyage à Paris et, puis, dans ma famille d'adoption où j'allais, enfin, me reposer et me consacrer à rédiger mon mémoire pour l'université. Celui-ci je le finis au bout de trois mois et je remontai à Paris vers le mois de novembre pour le faire relier et le présenter. J'eus finalement mon diplôme au mois de décembre.

 

J'étais prêt pour rencontrer Ella. Ella arriva. Etait-ce tout prévu, depuis l'au-delà, avant de venir dans ce monde ? Etait-ce le fruit d'un hasard ?

Après avoir été quitté par Jacomo, en quittant Stockholm, si bien qu'ayant le cœur meurtri, on pourrait dire que j'étais devenu ouvert aux femmes. Entre ce moment et le moment où je rencontrai Ella, six mois plus tard, j'allais croire être tombé amoureux de trois femmes, l'une après l'autre, en Hollande, à Paris et en Suisse. En regardant avec la distance du temps je me demande si mon cœur ne pressentait pas déjà l'arrivée d'Ella et, ayant ouvert les yeux pour la reconnaître, il se trompait aux mirage de toutes les femmes, croyant la voir partout. En Hollande, pendant que j'écrivais mon récit sur la Suède, mon amie Monika et moi nous avions cru qu'en tant qu'homme et femme, très liés l'un à l'autre, nous devions essayer d'être amants. L'échec fut prévisible et nous eûmes honte de nous être laissés emporter par les mythes populaires. Nous avions eu tout de même la lucidité de ne pas nous égarer à cause de cet échec et sauver notre amitié malgré ce bref malentendu. J'eus un quiproquo du même genre avec une amie Suisse, chez qui je fis escale sur la route vers ma famille adoptive, au mois de septembre. Puis, en arrivant à Paris, de retour au mois de novembre, je retrouvai les amies latines connues à Stockholm qui faisaient leurs études. A cause de l'expérience suédoise nous avions cru aussi, une parmi elles et moi, que nous étions liés d'amour. Nous essayâmes d'aller plus loin, physiquement, nous décevant mutuellement. Avec elle le malentendu persista, elle crut que je n'aimais pas les femmes et elle me rejeta assez abruptement. Je la revis des années plus tard, avec Ella, et nos relations amicales se rétablirent. Elle était devenu une actrice très connue dans l'Amérique centrale et cela me fit grand plaisir. Je ne sais pas si ce fut moi qui, ayant vécu librement l'amour pour les hommes, me laissais ouvrir aux femmes ou si, simplement, l'heure était arrivé de m'ouvrir pour laisser entrer Ella.

 

 

 

Chapitre XIX
            En ville, le 9 septembre 2000

Hier soir vint me voir Zacharie. Je l'avais pourtant bien averti de ne pas le faire, ni même de me parler, car je ne voulais rien savoir de lui. Il est venu tout de même. Il était avec l'un d'entre vous, je ne me souviens pas duquel, vous deux vous m'entouriez de vos bras sur mes épaules et vous vous demandiez quelle était la meilleure façon pour m'installer à la maison, la maison de là-bas, "sa maison" où il n'habite plus. Son ton était plus que condescendant, son ton était…, tendre. Je ne l'aurais jamais cru si je ne l'avais pas vu, de mes propres yeux, de ces yeux que mangeront les vers un jour, comme ils mangent les siens maintenant. "Mon père est mort - me diras-tu -, il n'a pas pu venir te voir ! Il avait raison, tu es fou, mon frère… !"

Je sais qu'il est mort, je le crois en tout cas, puisque vous me l'aviez dit. Pour moi, d'autres mondes sont ouverts et, que tu me crois ou non, cela existe pour moi. J'ai conscience de sa différence d'état avec le nôtre, de la difficulté à croire pour ceux qui ne le voient pas, même si on peut me croire fou à cause de cela.

Il est venu dans mes rêves, pas dans mon état de vigile, bien que cela aurait pu arriver si je le lui avais permis. Mais je ne le permets pas. Même dans le sommeil je ne voulais pas qu'il vienne mais, malheureusement, je ne suis pas encore maître de mes rêves. Si tu as lu quelque peu attentivement cette lettre, que je t'écris depuis un an, tu auras déjà lu des rêves que j'ai eu où Zacharie était présent. C'étaient des rêves. Il était vivant quand je les eus, sa présence dans mes rêves était liée à ma lutte intérieure, peut-être qu'il participait réellement, peut-être non. Hier soir c'était différent. La perception de lui était…, "réelle". Il veut se racheter avec moi. Il sait qu'il lui faudra du temps, mais le temps ne compte plus pour lui. Il sait que je lui pardonnerais mais pas maintenant. Il faut qu'il me rende l'honneur qu'il m'a volé, m'enlevant avec lui l'outil de la gloire et la renommée qui m'aurait permis de continuer mon travail avec plus d'aisance, avec plus de facilité car, jusqu'à présent, pour faire ce que j'ai fait, j'ai dû déployer dix fois plus d'énergie, dix fois plus de temps, que ce n'eut été nécessaire. Je n'ai pas encore terminé et je ne veux pas revenir sur terre pour le faire.

Zacharie a été une croix à porter dans ma vie. Sa jalousie a été pour moi une lourde croix à porter puisque à cause d'elle je finis par me cacher, m'anéantir, m'effacer, pour ne pas l'aiguiser davantage, pour que moi je ne souffre pas davantage. Sa jalousie je la sentais comme une brûlure sur mon corps, une brûlure sur ma chair vive et, m'exposer, ce n'était que lui signaler des morceaux qu'elle n'avait pas encore brûlés. Je me suis préservé pour rester vivant. Il est mort maintenant. Zacharie est mort ! Sa jalousie ne peut plus m'atteindre car elle était du domaine terrestre, mon nom ne porte plus d'ombre sur son nom vivant, il est mort, il ne souffre plus de me voir, il n'a pas pu me tuer de son vivant, il ne lui reste qu'une chose: m'aider à vivre de son mourant, si c'est ainsi qu'on appelle son état actuel.

J'imagine que quand il parlait de comment m'aider à m'installer dans "sa" maison il voulait dire "la" maison. Il sait bien que, pour l'instant je n'irais pas vivre là-bas, c'est un autre qui va l'habiter. Cette maison où j'y suis né, j'y ai les souvenirs de ma mère, qui seuls sauvent quelque chose de mon passé. Le reste n'est que souffrance et humiliation. Zacharie parlait, dans mon rêve d'hier soir, de la maison où je vais habiter. Je ne sais pas où elle est, comment elle est, mais j'ai besoin d'une maison où je puisse dire, voilà, ici c'est chez moi. Je n'ai pas de chez moi. Ella et moi nous n'avons pas de chez nous. Ici, nous sommes en gare, en transit, comme dans les salles d'aéroports où l'on reste en attendant l'annonce de la sortie de l'avion qui assure la correspondance. On est assis entre deux chaises, avec les valises à la main, les manteaux, les yeux gonflés de ne pas avoir dormi la nuit pendant le vol précédant, avec le ventre gonflé d'avoir mangé n'importe quoi à n'importe quelle heure, les vêtements chiffonnés pour avoir dû rester dix heures mi-pliés, mi-courbés, mi-tordus, les cheveux en bataille, avec des faux plis qu'on essaie, vainement, aux toilettes de la salle de transit, de plaquer avec de l'eau. Tout ces malaises qu'on sent dans ces salles, toujours à des heures impossibles, où il n'y a que des balayeurs incongrus qui passent avec des énormes balais-tapis en brillant le sol au milieu de passants hagards, ou nul ne sait quelle heure il est, si c'est l'heure tardive du lieu du départ ou l'heure trop matinale du lieu d'arrivée, là, honteux de se laisser voir par les autres qui, à leur tour, évitent les regards pour qu'on oublie leurs faux plis, leurs yeux gonflés. Malgré les précipitations aux toilettes, où on grimace un geste de nettoyage impossible, où on se lave les dents sans pudeur, comme si on était à l'armée, le résultat est toujours pathétique, lamentable, même les jeunes filles sont laides, boursouflées, chiffonnées.

Ainsi sommes-nous ici. Pour plus d'efforts que nous arrivons à faire, nous restons laids, chiffonnés. C'est notre salle d'attente, notre salle de transit. J'ai entendu au lointain l'annonce d'un vol, celui qui ramène le cadavre de Zacharie pour qu'il séjourne en paix. J'attends l'annonce du prochain, de celui qui pourra nous reprendre pour continuer notre route.

Zacharie est mort. Hier soir il est venu me voir et il était…, tendre avec moi. Peux-tu le croire ? Je ne le pardonne pas gratuitement. Je n'ai pas le don du pardon avec lui. Je sais qu'il serait plus beau que je dise "Je le pardonne…", mais ce n'est pas vrai. Je ne le pardonne pas, pas encore. Je vais le pardonner, mais je n'en suis pas encore capable. Je veux qu'il me rende ce qu'il m'a volé, qu'il me donne ce qu'il m'a empêché d'avoir, qu'il me restitue mon honneur. Je voudrais lui crier, pour qu'il entende depuis l'au-delà, "Redonne-moi mon honneur, Zacharie, et je te pardonne !".

Redonne-moi mon honneur, Zacharie, et je te pardonne !

Comment ferait-il ? J'ai assez souffert avec lui, avec le problème de son existence amputant la mienne. S'il a besoin de mon pardon dans l'au-delà, qu'il me restitue mon honneur volé. Si mon pardon est à l'égal de mon honneur, cela signifie qu'il ne vaut rien. Alors, pourquoi est-il venu me voir hier soir?

 

 

 

Chapitre XX
            Toujours en ville, le 11 Septembre 2000

Je voulais finir cette lettre avant de te lasser, mais je ne voudrais pas le faire avant de tout te dire. Tout…, non, il me serait impossible, comme il le serait à n'importe qui. Je m'obstine à croire qu'à travers celle-ci tu pourras connaître, enfin, ma véritable existence. Parfois je crois aussi qu'en réalité tu n'es qu'une excuse pour me permettre d'écrire tout cela, puisque j'avais déjà essayé de le faire plusieurs fois sans avoir à qui m'adresser et, au bout de quelques pages, mon projet avortait. J'avais cherché de multiples interlocuteurs sans jamais trouver aucun qui ait pu maintenir mon haleine plus longtemps. Ces jours-ci j'ai trouvé un de ces morceaux échoués et je crois qu'il en dit assez sur mes intentions. Je l'écrivis il y a vingt ans, en arrivant à Paris après notre premier séjour chez vous avec Ella. Je me rends compte que l'ardeur est toujours la même.

Le texte est celui-ci:

Paris, 1981

Je me décide, dans un élan vertigineux, d'écrire. Je le ferai en Français, car si je le faisais en espagnol j'aurais l'impression de m'enfoncer dans un voyage sans retour au fond de moi. Depuis longtemps, très longtemps j'ai eu l'envie de commencer ce récit, celui de mon évolution. Pourtant mon âge de trente ans est bien court, mais un irrésistible désir, non pas de consigner ce que j'ai vécu, mais de trouver le fil de cette longue route dans moi-même, me pousse à le faire. Dans ma tête mille phrases ont fait le début et nulle ne me disait par où commencer. Par où-commencer? Par les histoires de petit enfant, par celles de l'école ou, plutôt, par la mort de ma mère, par ma carrière universitaire, ou par mon arrivée en France, il y a déjà huit ans de cela, avec la parenthèse du long retour que je viens d'achever ? Mon intention est celle de raconter tout cela et plus encore, de le consigner, comme un homme qui a une fortune en billets à la maison et la dépose a la banque, restant avec le cœur tranquille, car personne ne pourra plus la lui voler et il aura ainsi sauvé le fruit de ses sueurs. Une fois déposée l'argent n'a plus de valeur, puisqu'il ne l'a pas, mais il peut profiter d'elle s'il le veut. C'est un tour de l'imagination puisqu'il est peut-être plus pauvre qu'avant, quand il avait I'argent chez lui et il pouvait le dépenser sans compter. Après, ne l'ayant plus avec lui, il ne le dépense pas puisqu'il n'a pas la conscience de son volume et il croit qu'il va bientôt finir. Pourtant, il dort tranquille, car il l'a sans l'avoir.

Ainsi, comme un ouvrier d'usine épargne avec d'énormes difficultés, et autant de rêves, les surplus exiguës de son salaire, ainsi je veux épargner les faits de ma vie car, au fond, je ne suis qu'un ouvrier moi aussi, un ouvrier de moi-même. Je veux amasser ces surplus qui hantent mon imagination, ces surplus des faits qui vaguent dans mes souvenirs, comme un trésor ou une honte, pour qu'ils ne me dérangent plus, pouvant venir les compter sans que personne ne me voit, seul, honteux et fier, fier et honteux. Je serais ainsi moi, riche possesseur des faits, comme les hommes d'argent qui cachent dans les banques leurs valeurs monétaires à côté de leurs revues pornographiques, trésor et honte, honte et trésor selon le moment. Mais, comme dans toute fierté et toute honte il y a un mystère, il y en a aussi un dans mes faits. C'est celui-là que je voudrais élucider…!

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J'ai continué, à partir de là, quelques dizaines de pages, comme tant d'autres fois, sans que j'eusse pu dépasser ces limites. Puis, je t'ai rencontré un jour d'été, l'année dernière à la campagne, quand je me suis trouvé en train de te parler tout seul pendant que je peignais et je me suis mis à t'écrire, avec la même fouge qu'il y a vingt ans, réussissant à traverser la barrière d'autrefois.

Tu pourras te demander pourquoi n'ai-je pas raconté tout ceci à Ella ? Et bien, je l'ai fait. Je l'ai fait des centaines des fois…, avec la parole. La parole est un moyen d'expression, comme la peinture en est un autre, la sculpture, mais aucun de ces moyens ne se remplace mutuellement. Des mots parlés ne remplacent pas des mots écrits comme ceux-ci ne peuvent pas remplacer une image, bien qu'ils peuvent la décrire. Croire que cette substitution est possible mène à des aberrations comme celle de l'art plastique actuel où la description de l'oeuvre est bien plus riche et importante que l'oeuvre elle-même. Les possesseurs de paroles croient avoir le pouvoir magique de faire comprendre au public ignare leur omniscience, de pouvoir dévoiler les secrets dont eux seuls ont été initiés, à travers leurs mots, se postulant en véritables oracles qui traduisent les pensées des dieux. C'est l'histoire du roi est à poil… Mais je te la raconterais plus tard.

Je reviens sur mon histoire avec Ella où je t'ai laissé à nos débuts. Je te disais qu'Ella n'ignore, n'a jamais ignoré le contenu de ce que je te dis par écrit. Elle apprend, tout autant que moi, à comprendre les liaisons des événements qui ne peuvent se faire qu'à travers cette écriture, dans laquelle tu es, à ton insu, l'agglutinant. Je pourrais mieux t'expliquer la différence par la métaphore d'un tableau. Si au lieu d'écrire je peignais le tableau de ma vie tu serais, sans le savoir, le liant, comme le sont l'huile ou l'acrylique dans la peinture, pour lier les pigments de couleur. Tu es le lien sans le savoir des événements de ma vie, je t'utilise pour écrire et tu l'ignores, tu m'es utile sans que tu le veuilles, comme l'huile avec les pigments.

Dans ce tableau de ma vie Ella est le cadre qui m'empêche de déborder, de continuer sur les murs, les portes, les meubles, les couloirs, la rue. Ella me donne les dimensions physiques du tableau, de la vie, me donnant à travers ces dimensions l'espace et le temps. Ella, comme tout cadre, délimite et met en valeur, puisque toute œuvre finit toujours par être encadrée, malgré les simagrées des révoltes que font contre cela les peintres sans tableaux.

De la même manière que je peins les cadres des mes tableaux, dans le tableau de ma vie le cadre d'Ella a aussi été peint par moi. Parfois on peut ne plus voir où commence le tableau ni où finit le cadre mais, bien que chacun de nous garde ses propriétés intrinsèques, nous faisons tous les deux parties de la même œuvre. Ella m'a donné le temps et l'espace, m'a délimité et m'a mis en valeur. Sans Ella je n'aurais pas peint, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait depuis vingt ans. Si Ella n'était pas venue dîner ce soir-là, j'aurais continué ma vie de chercheur, j'aurais écrit, peut-être, mais je n'aurais jamais peint. Jamais.

L'Art est un dur chemin vers soi, sans repères, où on risque de se perdre à chaque instant. L'Art est comme un petit ruisseau qui déferlerait sur une vallée sans frontières, sans lit ni sans sillons. Devant l'incommensurabilité de l'espace à aborder, les filets tendraient désespérément d'atteindre tous les coins, toutes les directions, se diversifiant et se divisant, s'étalant en minuscules traînées d'eau, éparpillées, jusqu'à ne plus avoir assez de force en chaque filet pour empêcher de se laisser absorber par la terre jusqu'à la désintégration totale. Si la même vallée était sillonnée en serpentins d'irrigation, le même ruisseau pourrait faire tout son parcours et maintenir son débit, irriguant les terres, recevant d'autres ruisseaux perdus, recueillant dans son lit les restes éparpillés des téméraires isolés.

Ella devint mon lit, mon sillon, sans elle, les effluves de mon imagination n'auraient été que des feux d'artifices passagers. Ella devint Ariane pour moi, me permettant, à l'aide de son fil, de plonger dans les intérieurs de mon labyrinthe, de tuer le Minotaure, ce monstre caché, fils de l'adultère de ma mère Pasiphaé avec Zeus, le dieu père, honte de Minos-Zacharie. Grâce à Ella j'ai pu retrouver le chemin du retour, car chaque fois qu'on plonge en soi, quand on va peindre, on rentre dans un labyrinthe et si on arrive à trouver le monstre qui est au fond de nous, on trouve ce germe de l'inspiration irraisonnée. Mais si on n'a pas de fil d'Ariane pour retrouver le chemin de retour, on reste à jamais dans les profondeurs, en dehors de la raison.

Ella me permettait de retourner. Ella m'empêchait de m'étaler, de me diversifier à l'infini, de me diluer en passant par dessous la porte, descendant gluant les escaliers, atteignant les bars voisins, les compteurs d'antan, les rues désertes, les vitrines sans enseigne. Sans rien faire, de sa seule présence, Ella m'a entouré, m'a aidé à trouver mes limites, non pas pour me contraindre mais pour me concentrer. Etalé que j'étais déjà dans mes études, mes amours, mes projets, mes écrits, j'avais entamé une pente vers la vallée déserte et plate pour essayer de l'aborder en entier, entamant ma propre désintégration.

Depuis le début elle savait tout. Elle savait que je croyais être amoureux de Tirpse l'annonciateur et non pas d'elle, elle savait que je cherchais Zacharie dans tous les hommes, qu'un homme me manquait mais que je n'aurais pas fait ma vie avec lui. Ella savait tout. Au début de nos relations je m'étais empressé de tout lui dire, pour essayer de la désenchanter définitivement, mais rien de ce que je lui dis ne la choqua, rien. J'en rajoutais pour voir si elle me réexpédiait, comme toutes les femmes avant elle l'avaient fait. Ella n'écoutait pas mes mots, elle me regardait. Je ne pus pas lui faire faire marche arrière, la convaincre que je n'étais pas fait pour elle.

Une fois Tirpse parti, son premier geste envers moi fut de vouloir regarder le dessin que j'avais fait la veille pendant la nuit. Quand je lui eus montré elle me dit, sans hésiter, "Il faut que tu continues....". J'ignorais de quoi parlait-elle, mais elle insista, "Il faut que tu continues à dessiner, que tu peignes après…!". Je tombais des nues. Après avoir vu un seul dessin elle me disait de tout arrêter, car c'est ainsi que je l'entendis, d'arrêter mes longues études, mon brillant avenir, ma carrière d'historien, de littéraire..., pour peindre ? Comme si elle pouvait lire dans le livre secret de mes rêves, ou celui de mon destin, elle voyait que j'étais venu en Europe non pas pour continuer dans la voie que j'avais entamée mais pour la rencontrer afin de tout arrêter et faire ce que je devais faire.

Ella l'avait vu à travers ce terrible dessin, comme furent terribles les mots que je lui dis pour la convaincre de continuer son chemin, de ne pas s'attarder sur moi. Mais elle n'entendit point, elle continua imperturbable, "Il te faut un modèle…, je pose pour toi". Bousculant les efforts des années de travail, sans avis préalable, j'étais congédié de ma vie de chercheur. Une femme voulait poser nue pour moi dans ma chambre de bonne à Paris et j'allais changer le cours de ma vie ! Et…, Zacharie, qu'allait-il faire ? Allait-il me l'interdire, comme autrefois, quand tu lui dis qu'une femme voulait poser nue pour moi et il empêcha que cela eût pu avoir lieu, puisqu'elle allait abuser de moi, comme je te l'ai remémoré dans une précédente lettre ? Zacharie n'empêcha pas Ella à Paris, ni toi non plus d'ailleurs, car vous n'étiez pas au courant pour le faire. Ella put, un jour du mois de février, sous les combles d'un toit parisien, avec la seule chaleur d'un petit appareil électrique, sous une lumière défaillante et humide, enlever ses vêtements devant mes yeux fascinés, déshabillant le modèle devant le peintre. Ella fit ce geste avec humilité, comme si elle avait la conscience qu'elle posait pour un maître et qu'elle était, à son insu à elle, son inspiration. Elle ne me jeta pas la femme à la figure, elle la déroba derrière le modèle. Ce fut ainsi que je la connus. Ce fut un long moment. Elle prît tout son temps pour enlever un à un tous ses fichus, pendeloques, bottes, escarpins et socquettes, manteaux, vestes, robes, jupes et jupons, chemises et sous-vêtements, lingerie et plus encore. Elle révélait, au fur et à mesure, les formes cachées, les voluptés secrètes, jusqu'à qu'elle découvrit ses yeux en dernier et je pus voir sa couleur d'eau de mer douce. Ma vie entière s'étalait devant moi dans son cours, dans son cadre, dans son lit.

En la dessinant je la connus. En la connaissant je l'aimai. Je dessinais d'une façon très rudimentaire mais, depuis le premier instant, j'eus la même manière de travailler que j'ai aujourd'hui. Je découvris soudainement ce que j'avais toujours voulu faire, que tout ce que j'avais étudié n'était que les bases de ce que j'allais commencer à créer. Je ne savais pas jusqu'où je pouvais aller mais je savais qu'Ella avait raison. Je devais tout abandonner pour recommencer mon chemin ou, plutôt, l'intégrer pour continuer.

 

 

 

Chapitre XXI
            12 septembre 2000

Après la rencontre avec Ella il me fallait affronter un monde parallèle à celui qu'elle me faisait découvrir. Au moment même où un édifice sort de ses fondations, il commence à être visible, à être exposé aux regards des autres, même s'il est encore en chantier et les passants ne se gênent pas pour jeter leur obole de critique, sans savoir l'effet qu'elle peut avoir sur l'ouvrier qui travaille au soleil. Je ne me rendais pas compte non plus que travailler dans cette construction n'impliquait pas d'être rémunéré, indispensable pour pouvoir continuer, qu'être l'ouvrier et l'entrepreneur menait à une impasse de survie. Seuls les charlatans réussissent très vite, parce qu'ils utilisent la ruse du roi est nu, décrite magnifiquement dans le conte d'Andersen, intitulé, si je me souviens bien, "Les habits de l'Empereur". As-tu déjà lu cette belle histoire pour enfants ? Je te la remémorerais en quelques phrases, selon mes propres souvenirs, bien qu'il se peut que les détails soient différents car je ne l'ai plus lu depuis mon enfance.

" Un roi voulait une robe magnifique pour son couronnement. Il fit chercher les meilleurs artisans de son royaume, les meilleurs des royaumes voisins, afin qu'ils lui fissent le plus beau tissu qu'on n'ait jamais vu pour réaliser la plus belle robe qu'aucun être humain n'aurait pu imaginer. Les crieurs annoncèrent la nouvelle dans tous les coins du royaume ainsi que des royaumes voisins. Des centaines d'artisans se présentèrent avec des modèles de tissus uniques, des projets de robes plus fastueux les uns que les autres. Les ambassadeurs du roi étaient décontenancés devant tant de beauté ne sachant sur qui porter leur choix. Parmi les derniers artisans arrivés un groupe de gens semblaient porter quelque chose de lourd, délicat et richissime. Les ambassadeurs ne voyaient rien et demandèrent de quoi il s'agissait et ils lui répondirent que c'était le plus beau tissu du monde mais que seules les âmes pures et innocentes pouvaient le voir. Les émissaires du roi se penchèrent alors dessus et, par crainte de passer pour des êtres pervers et impurs, s'exclamèrent d'admiration devant tant de beauté. Ne voyant pas le tissu et sentant la crainte qu'inspire la menace, ils fixèrent leur choix sur eux et firent parvenir au roi la merveilleuse nouvelle. Le roi fut à son tour confronté au même dilemme et, n'ayant d'autre issue, ordonna l'exécution de sa robe avec ce tissu. Bien qu'il ne voyait rien il s'était dit que, s'il l'avouait, tout le monde dirait qu'il n'était pas pur, qu'il n'était pas digne d'être un roi et il ne pourrait pas être couronné. Il donna aux tisserands le meilleur local de son palais pour qu'ils s'y installèrent. Ils montèrent alors leurs métiers à tisser, leurs tables de coupe, leurs rouets, et ils se mirent au travail. Le roi et les ambassadeurs passèrent souvent les voir et les trouvèrent très affairés devant leurs machines, sans rien y voir dedans. Ils se frottèrent discrètement les yeux, ils s'en voulurent secrètement, ils cherchèrent désespérément la cause de leur péché, se trouvant mille et une raisons pour ne pas être innocents comme des enfants, donnant ainsi raison aux artisans, qui travaillaient d'arrache-pied pour finir à temps leur commande. Malgré tous leurs actes de contrition, tous leurs examens de conscience, leurs yeux restaient toujours aveugles aux merveilles que ces artisans, purs comme aucun, faisaient de leurs doigts innocents.

Le jour de la cérémonie approcha. Les essais de la robe royale commencèrent. Le roi, après avoir enlevé ses vêtements, se trouvait toujours aussi nu en l'enfilant. Il désespérait de se sentir aussi sale et impur et redoublait ses compliments. Le bruit avait couru, depuis le début, sur les mystères de cette merveilleuse robe que les gens indignes ne pouvaient pas voir car elle se dérobait à leurs regards. Le roi, les ambassadeurs et les ministres, la cour et le peuple, se préparaient intérieurement pour admirer cette création au risque de se voir signalés, injuriés, voir même lynchés pour leur impureté.

Le jour du couronnement arriva. Le cortège sortit du palais et passa devant la foule. Le roi marchait comme s'il portait des vêtements lourds et somptueux. Derrière lui une double rangée d'honneur soutenait la traîne, immense à croire le nombre de porteurs. Le roi digne marcha devant son peuple. Tout le monde l'ovationna. Des hourras sortirent de toutes les bouches. Des cris de "Vive le Roi" redoublèrent par l'absence de toute vision en tous et en chacun.

Au milieu de la multitude un enfant réussit à grimper sur les épaules de son père et, voyant le monarque, il cria, "Papa, le roi est à poil…!". La multitude se retourna pour le faire taire mais l'enfant insista, en hurlant, "Le roi est à poil, le roi est à poil…!". Les cris pour le faire taire s'étouffèrent à leur tour et l'enfant fut entendu dans un silence sépulcral, "Le roi est à poil…!". Le roi se regarda. Il se vit nu. Quelqu'un cria alors, "C'est un enfant qui le dit, c'est un innocent…!". Le peuple réfléchit un instant. Le roi se vit devant la cohue. Le peuple hurla, enhardi, "Le roi est nu… !". Les ministres et les ambassadeurs entourèrent le roi, le couvrirent de leurs capes et l'emmenèrent à l'intérieur du château. Le roi ordonna de lui emmener les artisans et de les tuer en sa présence...

Et…, je ne me rappelle plus de la fin.

Aurai-je, maintenant que Zacharie est mort, le courage de monter sur mes propres talons, faute des épaules du père et crier, tout haut, "L'art est à poil…?" Je n'en ai pas eu ce courage jusqu'à présent. Les vrais artisans du royaume qui faisaient de vraies robes, devant la menace des charlatans, n'osaient et ne pouvaient pas dire au roi, "Mais, il n'y a rien votre majesté, il n'y a rien, c'est de la peur qu'il vous vendent, de la peur…!". Car tous les hommes ont peur d'être coupables. Coupables d'être ou de ne pas être innocents, coupables d'être ignorants, laids, pauvres, malades, seuls. C'est inhérent à la nature humaine. Le triomphe est réservé à celui qui exploite la culpabilité innée chez les autres.

Oserai-je crier, "L'art est à poil…?".

Oserai-je, enfin, arrêter de me sentir coupable, coupable de voler haut, coupable de vivre seul, coupable d'aimer, coupable de créer, coupable de pleurer, de sentir, de ne pas picorer le sol, de crier, "Zacharie est mort, l'art est à poil, je suis, moi, vivant" ? Oserai-je crier aux gens que s'ils n'aiment pas mon art ils ne sont pas coupables, leur dire qu'ils ne sont pas ignorants s'ils croient ne pas pouvoir comprendre, car il n'y a rien à comprendre, que quand ils voient des toiles vierges accrochées aux murs et on leur dit que ce sont des œuvres d'art d'une grande valeur, que seuls les ignorants ne sont pas capables de voir, qu'ils osent dire, "...mais, il n'y a rien !", au lieu de faire semblant d'être émerveillés pour ne pas passer pour des ignorants, qu'il faut qu'ils se laissent aller, riches ou pauvres, cultes ou incultes, intellectuels ou manuels qu'ils se laissent aller à ce qu'ils sentent et, de là, l'aimer ou pas ?

Oserai-je un jour lever ma voix, ne serait-ce que d'un ton, sans craindre que tous les regards se retournent vers moi et me signalent du doigt, comme quand j'étais enfant, me faisant sortir en courant pour aller me cacher, coupable, coupable de quelque chose que j'ignorais ? Oserai-je un jour laisser crier l'enfant blessé qui est en moi ?

 

 

 

Chapitre XXII
            IEn ville, 15 septembre 2000

Hier soir j'eus un long rêve, très long, beau et triste, confus, comme tous les rêves peut-être. J'avais relu, il y a quelques jours, des passages de la mythologie grecque, laissant que leurs significations profondes pénètrent en moi sans trop les dépecer, car elles sont hermétiques aux yeux des profanes et il faut les laisser germer dans son intérieur pour qu'elles éclosent sans effort.

Elles revinrent la nuit, dans mes rêves. Leurs significations étaient d'autant plus confuses que tous les personnages se mélangeaient…, en moi. Je prenais, à tour de rôle, un personnage avant d'enfiler la peau d'un autre, dans le mythe du Minotaure. Comme tous les rêves, la confusion est le fil conducteur, créant une harmonie là où il y a incompatibilité. Je te le transcrirai tel que je le vécus hier soir. Je te retracerai à nouveau le mythe, si tu le connais déjà, te décrivant le rôle que je jouais à chaque instant.

Commençons par le début. Minos était le roi de Crète et avait une très belle femme appelée Pasiphaé. Celle-ci tomba follement amoureuse d'un taureau et conçut, avec lui, un enfant. Quand celui-ci naquit, dénonçant sa provenance avec un corps d'homme et une tête de taureau, Minos voulut se venger. Il décida de cacher de la vue de tous le fils de l'adultère, pour que nul ne soupçonna que sa propre femme l'avait trompé, le gardant toujours en vie pour que la souffrance de Pasiphaé n'eut pas de fin. Minos venait de faire la conquête de la Grèce et avait pris en captivité un de ses plus illustres inventeurs, Dédale. Il lui promit la liberté s'il pouvait construire un lieu où on eût pu entrer mais pas sortir. Dédale inventa le labyrinthe et Minos y fit introduire, le fils de Pasiphaé et du taureau, appelé désormais le Minotaure.

Voici qu'elle fut la première image de mon rêve. Je vis quand moi, jouant le rôle du Minotaure, je fus arraché au sein de ma mère et je vis la haine de mon faux père se rabattre sur moi. Il me condamna aux labyrinthes de mon intérieur, seul refuge où lui-même ne pouvait pas m'atteindre et où je devins vorace. Il laissa développer en moi la bête, le monstre de la création, car j'étais le fils de l'amour de ma mère pour l'art, le taureau.

Dans le mythe, pour que les hurlements de désespoir et de faim du Minotaure ne fissent pas peur à la population et celle-ci ne s'interroge sur son existence, Minos faisait ramener tous les mois neuf jeunes éphèbes esclaves de Grèce afin de servir de nourriture au monstre. C'est alors que Thésée, le fils du roi de Grèce, Egée, voulut finir avec cet odieux tribut et décida de se mêler aux neufs prochaines victimes. En arrivant en Crète, avec les autres esclaves, il chercha le moyen de tuer le Minotaure.

Je prends dans mon rêve, à ce moment, la place de Thésée. J'aperçus Ariane, la fille de Minos, toute voilée, qui me regarda intriguée, ne voyant pas les stigmas de l'esclavage sur mon corps. Elle me fit un signe discret du coin de son œil visible et j'ai compris qu'elle, seulement elle, pouvait m'aider à vaincre le Minotaure, son demi-frère. Je lui demandai, furtivement, comment faire pour rentrer au cœur du labyrinthe et pouvoir sortir par la suite. Ariane alla se renseigner auprès de Dédale, son inventeur, car il était le seul être vivant à savoir comment faire, puisque tous les esclaves qui avaient participé à sa construction avaient été tués à la fin de celle-ci. Elle revint avec une grande bobine de fil qu'elle me donna pour que je la déroulasse au fur et à mesure de l'incursion pendant qu'elle en gardait le bout. Plus je rentrais dans le dédale, car le labyrinthe a ainsi pris son nom, plus je sentais que je perdais la notion de la réalité connue auparavant, pour retrouver une autre notion de réalité. Je sentais que je rentrais dans moi-même, dans un paysage aussi sublime que déroutant. Seul la conscience de ce fil que je déroulais me donnait la confiance de pouvoir le remonter si j'étais en danger et pouvoir ainsi ressortir à la surface. Cela me donna le courage d'aller plus au fond. Les grognements du Minotaure se firent entendre d'un écho qui rebondissait sur toutes les parois, faisant écho dans les parois de mon âme, de ce monstre qui m'habitait mais dont je voulais ignorer l'existence, que j'aurais pu anéantir sans effort à la naissance, avant qu'il ne fût devenu plus fort que moi, qu'il ne me demanda sa ration quotidienne au risque de lui servir moi-même de nourriture.

C'est comme le monstre de l'art: petit il a l'air doux et gentil, comme un fauve nouveau-né, désarmant toute intention de l'éliminer, tellement il semble inoffensif et tendre mais, au fur et à mesure qu'il grandit, ses crocs s'aiguisent, ses griffes se recourbent, sa puissance redouble, sa corpulence s'impose, ses gloussements de bébé deviennent des rugissements frémissants. Il est alors trop tard pour l'éliminer. D'une part on est attaché à lui, son souvenir de bébé est toujours présent et, d'autre part, pour le maintenir en vie il faut travailler afin de le nourrir et d'éviter qu'il ne nous dévore en dernier recours. C'est une escalade vertigineuse. Le monstre de l'art devient le maître et, l'artiste, l'esclave, la victime. Pourtant l'art ne peut pas vivre sans l'artiste, car il est au fond de son labyrinthe, incapable de sortir chercher ses proies. L'artiste a seulement deux possibilités: Ou il a la lucidité que ce petit germe de fauve deviendra un monstre et, ne sentant pas les forces d'assurer son maintien il l'élimine tout de suite ou, ayant les forces, il travaillera pour qu'il se développe dans toute sa puissance car, il sait , lui, que cet aspect monstrueux, en explosant à sa maturité, deviendra un être quasi-éternel, proche des dieux, capable de permettre aux hommes de communiquer avec le divin. Mais s'il le conserve en ignorant la puissance en germe du monstre il se fera dévorer par lui, tôt ou tard.

Quand je suis entré dans le labyrinthe, pendant mon rêve, l'odeur du Minotaure devint si forte que j'ai failli faire marche arrière. C'était une odeur de fauve en rut. Je voulais aller le tuer tout en sentant qu'il allait me violer et me tuer. Je sentais l'odeur de son sexe humide et assoiffé perlant de gouttes séminales glissant sur sa verge tremblotante. Cette odeur remplissait mes narines et sa transpiration se développait en vagues moites aspergeant les murs du labyrinthe, ses rugissements de faim et de désir s'écrasaient comme des cataplasmes gluants contre les parois, tout était imprégné de lui, fondu en lui. J'étais entré avec l'intention de le tuer et, en le voyant, j'avais vu la mutation finale, le divin en lui, à travers lui. Il me posséda alors. Entièrement, il me pénétra, par tous les pores, par tous les orifices, par dedans et par dehors. Je suais. Sa possession était longue, douloureuse, extasiante et, en même temps qu'il me possédait, il me dévorait. Je jouissais de cet engloutissement. Je jouissais de cette possession, jusqu'à ce qu'il sentit, lui aussi, le jus de mon abandon et il me recracha. Il sentit la jouissance de mes profondeurs et il me féconda en sortant de moi. Il se rabattit. Il se rapetissa. Il devint, devant mes yeux, invisible. Il disparut. Moi, qui était rentré pour le tuer, je l'avais en moi. Je repris le chemin du retour, suivant le fil d'Ariane, jusqu'à atteindre la surface. Je tins alors ma promesse de l'emmener avec moi puisque son père allait se venger d'elle quand il saurait que le Minotaure avait disparu.

En effet quand Minos apprit que Thésée avait éliminé le Minotaure et avait emmené sa fille Ariane avec lui, il se retourna alors contre la seule personne qui était susceptible de connaître le secret pour rentrer dans le labyrinthe et trouver son issue que lui même, Minos, ignorait: son inventeur Dédale. Il le fit chercher et il le punit en le faisant rentrer sans fil dans le labyrinthe, avec son fils, Icare.

D'un coup je reprends un nouveau rôle dans mon rêve, je me vois dans le corps d'Icare. Mon père, Dédale, comme il était un grand inventeur, trouva rapidement le moyen de nous en sortir, s'inspirant des oiseaux qui nous survolaient, et qui laissaient tomber à leur passage des plumes qu'il m'ordonna de ramasser soigneusement. A son tour, il trouva des nids d'abeilles dans les parois du labyrinthe et il leur déroba la cire avec laquelle il colla à mes bras et aux siens les plumes que je ramassais, fabriquant ainsi des ailes. Quand celles-ci furent prêtes il m'enseigna à voler. Il me rappela de ne pas le faire trop haut, car le soleil fondrait ma cire et je tomberais à la mer, ni de voler trop bas car la brise marine se poserait sur mes ailes et les alourdirait, avec les mêmes conséquences. J'écoutai ses recommandations et, dès que tout fut prêt, nous prîmes l'envol.

Je ne connaissais pas les délices du vol. C'était une ivresse accentuée par le contraste avec la prison de laquelle nous venions de sortir. Mon père me rappela ses conseils mais, l'ivresse n'écoute pas, l'ivresse bouche les oreilles, la raison, nous laissant croire qu'on peut tout faire, que les raisons n'ont pas de raison. Voler, enfin, voler. Comme dans tous mes rêves d'enfant, je volais. Etant petit pour voler, dans mes rêves, je me trouvais toujours dans des pièces étroites et très hautes, me permettant ainsi de prendre l'impulsion sur un mur pour rebondir sur l'autre et ainsi de suite, en zigzag et au fur et à mesure que je prenais de la hauteur, je commençais à voler, les murs s'écartaient et je vous voyais en bas, toujours, et je vous criais d'en haut, "Vous voyez, je vole, je vous l'avez dit et vous ne me croyiez pas, je vole…!". Dans mon rêve d'hier soir je volais sur la mer, Dédale devant moi quêtant l'horizon pour savoir où trouver terre et moi, m'abandonnant à l'extase de mon vol. Une brise légère me poussa vers le haut, je vis le soleil briller davantage, je me laissai envoûter par cet instant. Il ressemblait aux instants d'ivresse que produit une renommée soudaine, où tous les projecteurs sont braqués sur quelqu'un, lui faisant croire que la lumière ne brille que pour lui, car tous les autres restent derrière, dans la pénombre, jusqu'à finir par croire que c'est lui la lumière, sans se rendre compte que la chaleur des lumières artificielles font fondre la cire de ses ailes, le laissant tomber pour qu'ensuite ils se détournent vers un autre, à qui ils font croire de même, jusqu'à le détruire aussi, cherchant voracement des proies partout, des proies innocentes qui cherchent désespérément pouvoir briller, à tout prix, par le jeux de réflexion de la lumière, sans mesurer les conséquences.

Moi non plus, je ne mesurai pas les conséquences, pour petite que fut la lumière des quelques projecteurs braqués sur moi elle porta de l'ombre à mon travail, elle fit sortir les vautours assoiffés de vengeances. Leurs paroles infaillibles aux yeux de tous me firent tressaillir. Le vertige de mon envol trembla. La cire de mes ailes coula. Je ne supportai pas les petits éclairages car, comme Icare, je cherchais autre chose, je cherchais des terres lointaines où me poser, mais l'ivresse des hauteurs exigea son dû et je tombai, malgré les avertissements de mon père. Ne m'avait il pas dit Zacharie de ne pas prétendre voler trop haut car j'étais faible et peureux ? Eut-il raison, non pas par son avertissement mais par sa menace !

Dans mon rêve les choses ne finissent pas comme dans le mythe. En chutant, moi en tant qu'Icare, je suis revenu dans le rôle de Thésée. Aimant Ariane-Ella, je ne l'abandonnai point sur aucune île, je ne me trompai pas de voile pour annoncer mon arrivée, je revins avec les voiles blanches, le Minotaure en moi, Ariane à mes côtés. Egée-Zacharie décida de mourir tout de même, voyant dans la couleur blanche des voiles arborées par son fils, des voiles noires annonciatrices de sa défaite. A l'égal que Zacharie changeait les couleurs des salières à son gré, pour voir chanceler ma raison à ses pieds, le triomphe du fils d'Egée-Zacharie signifiait sa déchéance et le peuple allait bientôt lui céder sa couronne. Il préféra lui céder sa place. Thésée avait d'autres conquêtes à faire, d'autres batailles à mener, dans d'autres mondes, ne souhaitant pas rester régner sur ce bout de terre. Il céda ses privilèges à ses frères et s'en alla.

Mon rôle changea à nouveau. Je rentrai dans la peau de Dédale et je vis tomber mon fils, aveuglé par l'ivresse d'un envol trop précipité, comme si je voyais tomber mes faux pas de jeunesse, sans trop de douleur, car ces pas d'inexpérience on les oublie vite si on peut continuer. J'étais Dédale. Je volais. Je volais avec l'expérience que donne l'âge, ni trop haut ni trop bas, scrutant l'horizon pour pouvoir me poser et repartir à volonté.

Je me suis réveillé avec cette sensation merveilleuse que donne le triomphe, le plus grandiose de tous les triomphes, celui de soi-même. Je souriais et j'entendais encore mes lèvres qui murmuraient, "…d'autres domaines à conquérir, d'autres domaines à conquérir…". Mais, si je te les raconte, me croiras-tu ?

Pour l'instant je vais essayer de t'envoyer cette longue lettre. Zacharie mort, voudras-tu savoir de ton frère encore vivant ?

 

 

 

 

Le quêteur d'âmes

3ème Partie
"Omnis natura beneficium est"

par

© Guillermo Zamor

2000

N° 131139 S. A. C. D

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