A l'ombre des manguiers

ou
"Les souvenirs inventés"

par

© Zamor

2002

N° 131139 S. A. C. D

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Chapitre I

Chapitre VI

Chapitre XI

Chapitre II

Chapitre VII

Chapitre XII

Chapitre III

Chapitre VIII

Chapitre XIII

Chapitre IV

Chapitre IX

Chapitre XIV

Chapitre V

Chapitre X

Chapitre XV

 

Chapitre I 
REYNALDO

Voilà, tante Ophélie est morte!

Pourtant, c'était bien elle la dernière personne vivante qui aurait pu me dévoiler les mystères de ma naissance. C'était elle la seule et unique confidente de ma mère, car toutes les deux étaient, plus que soeurs, complices. Elles n'avaient pas eu une enfance commune puisqu'elles avaient douze ans de différence et, quand l'une commençait à marcher, l'autre faisait ses premiers pas dans le monde.

Ophélie était l'aînée d'elles deux. Sa vie d'adolescente fut marquée par une circonstance qui détermina son destin malgré elle: sa beauté. Elle était belle comme une légende, belle jusqu'à faire pâlir ses ancêtres d'envie, ses contemporains de jalousie. La renommée de sa beauté traversa les temps et, quand j'étais encore un enfant ébloui par la beauté sans frontières de ma chère cousine Mathilda, du même âge que moi, j'entendais dire de bouche à oreille des gens: "N'était-ce Ophélie plus belle?". Moi, enfant de Dieu, qui seul devant les pieuses sculptures en plâtre peint de la Vierge me laissais emporter par le sentiment de contemplation féminine, je ne pouvais me séparer de la vision de ma cousine. Les dimanches nous allions en famille à la messe, habillés, gominés, et nous nous trouvions avec tous les cousins de tous les degrés, sur le perron de l'église. Toutes les familles de la ville y étaient au grand complet, pouvant nommer seulement trois ou quatre noms principaux. Devant le perron de l'église, quand je la voyais arriver, je me cachais subrepticement derrière les adultes et je l'observais à travers les pans des vestes et des robes de dimanche tropical, je voyais comment elle descendait de la voiture portant ses longs cheveux coiffés délicatement agrémentés d'un discret ruban assorti à sa robe, les yeux mi-clos en regardant le sol où elle allait poser ses pieds pour ne pas se heurter à quiconque. Tous les regards se tournaient involontairement vers elle qui, dans mes premiers souvenirs, ne devait pas avoir plus de huit ans. A côté d'elle étaient sa mère et ses sœurs, belles comme des lunes éclipsées par le soleil de Mathilda. Le souffle tiède du dimanche matin, avant que la canicule ne se levât, s'arrêtait même un instant, le soleil retenait sa marche précipitée vers le zénith, les conversations amicales, enthousiastes et toujours très expressives des assistants, se masquaient de silence et tout ne devenait qu'elle, Mathilda. Ses pas marquaient la cadence des respirations et elle, se tenant de la main de sa mère, les yeux mi-clos, avançait sans donner le moindre signe de conscience de l'événement que produisait son arrivée jusqu'à atteindre la foule sur le perron et, quand elle entrait et que nul ne pouvait plus l'apercevoir, le temps reprenait son cours, le soleil continuait son ascension, la tiédeur s'alourdissait et tous décidaient de la suivre à l'intérieur de l'église pour prendre leurs places car l'office pouvait commencer. La famille de ma cousine se plaçait proche de la nôtre et mon première geste en m'asseyant était, malgré moi, de savoir où se trouvait-elle.

Tous les assistants étaient toujours sous le même enchantement, car après, pendant la messe, je sentais dans les vibrations de l'église entière que tous les fidèles attendaient encore un instant précis pour la réjouissance de leur vision. C'était dans les œillades indiscrètes des gens à leurs montres, dans l'agitation des respirations quand le moment approchait. Puis, il arrivait. Le prêtre se retournait vers les fidèles, tenant dans sa main le calice plein d'hosties et s'approchait accompagné de son acolyte vers la table de communion. Le remue-ménage des gens commençait pour vouloir se lever mais il y avait toujours cette hésitation dans l'air qui faisait que personne ne se décidait à le faire le premier. Discrètement tous cherchaient Mathilda des yeux pour deviner son intention, si elle allait communier tout de suite, après, ou à la fin! Comment savoir ses pensées afin d'être récompensé par la suite? Sans savoir ce qu'elle allait enfin faire, ils regardaient le prêtre qui se tenait avec la première hostie en l'air, haletant, sans savoir si Mathilda se lèverait ou pas pour donner suite à son culte. A la voir on pouvait croire qu'elle était étrangère à toute cette agitation et qu'elle ignorait être la cause de tant d'halètement. Mais, plus tard, des années plus tard, j'appris ce que cela signifiait pour elle de crainte, de peur, d'effroi même. Finalement je me décidai d'aller recevoir le premier la communion. Elle, de son air de ne pas se rendre compte, me guettait aussi, comme je le sus dans nos confidences d'adultes. Pour moi, un tel égarement à ma foi débordante m'était impardonnable mais..., insurmontable. J'étais toujours concentré de toutes mes forces, ma foi intègre et contagieuse, dans cet instant sans cesse renouvelé avec la même jubilation dans mon intérieur. Quand je prenais la décision de me lever je rentrais en transe. Dieu allait rentrer en moi, tout était grandiose, il me faisait la grâce de s'incorporer en moi, je devenais sa maison, lui mon hôte. Avec Lui dans l'hostie sur ma langue, je n'osai pas l'avaler comme si j'allais le détruire, la laissant se fondre pendant que je regagnais les bancs où se trouvait ma famille. Je n'entendais, ne voyais, ne sentais que ce Dieu qui était en moi avant qu'il ne fondit dans les profondeurs de ma gorge. C'étaient des instants de grâce imperturbable sauf..., sauf quand Mathilda m'avait suivi. Ayant attendu que ce fut moi le premier à m'avancer elle s'empressait de me suivre sans que je m'en aperçusse. Ainsi, quand j'étais de retour sur mon banc, agenouillé sur le prie-Dieu, en osmose avec Lui dans moi, jouissant de cet instant divin, j'entendais alors ce silence particulier. On aurait pu croire que les cœurs s'arrêtaient de battre, l'harmonium qui jouait la marche des communiants arrêtait ses mains sur un long et même accord, le prêtre même restait avec l'hostie levée en l'air et, tous les dévots et assistants de la messe sortaient de leur instant de prière pour en entamer une autre, celle de sa beauté. Mathilda retournait à sa place. Elle avait eu beau supplier à sa famille de se placer dans les premiers rangs mais, autant la sienne que la mienne et toutes celles qui portaient le même nom, faisaient un point d'humilité à se placer dans les derniers rangs pou ne pas s'imposer de leur prestige ancestral à tous les autres.

Mathilda devait, malgré elle, traverser la nef centrale de l'église pour regagner sa place. Les yeux mi-clos, elle avançait d'un pas régulier, ferme mais discret, avec des mouvements posés et repliés et, seulement le sons de ses souliers vernis se répandaient sous les voûtes sacrées. On aurait dit que les cœurs de tous prenaient sa cadence pour battre à son rythme et la piété et la ferveur religieuses se transposaient sur elle, l'entourant d'un halo qui dégageait même une odeur, mélange du miel de canne à sucre et du jasmin, comme la couleur de ses cheveux.

Moi, sorti de mon transport mystique, je voyais la beauté. C'était plus fort que tout, plus fort que Dieu pendant ces instants. Quand elle atteignait le banc de sa famille les notes de l'harmonium reprenaient leur suite, le prêtre continuait à donner l'hostie aux communiants, les têtes se retournaient doucement vers l'hôtel et les prières reprenaient dans les pensées de tout en chacun.

Moi, je restais avec une impression amère. D'une part je m'en voulais de m'être laissé emporter par l'irrésistible attirance de profiter de ce moment où on pouvait la regarder à sa guise sans la déranger, car on supposait qu'elle était plongée dans sa contemplation intérieure. D'autre part je m'en voulais aussi parce que pendant ses instants l'hostie fondait dans ma bouche, me privant des moments privilégiés de communion avec Dieu lui-même.

En réalité il n'en était rien de ce que tous supposaient. Elle n'était pas consciente que la stupeur dont elle plongea les assistants était dû à sa beauté, mais elle n'était pas inconsciente de ce silence surnaturel à son passage qui la paralysait elle-même, voulant aussi s'arrêter pour s'enquérir de ce qui arrivait. Les bruits de ses pas seuls résonnaient à ses oreilles, la note constante de l'harmonium en faisait l'écho. Elle se sentait criblée de tous les regards et cherchait vainement dans ses pensées ce qui pouvait être incongru dans sa tenue ou sa démarche pour attirer ainsi l'attention, elle cherchait la disgrâce qu'elle portait, sans s'en apercevoir que c'était du contraire dont on la contemplait. Dimanche après dimanche elle essayait d'étudier le moindre de ses gestes pour le rendre le plus imperceptible qu'elle le pouvait mais, plus elle essayait de se rendre invisible, plus son image devenait parfaite, plus sa beauté devenait éclatante. Elle arrangeait avec plus de soin ses cheveux pour qu'il n'en eut pas un qui dépassât les autres et attirât l'attention, elle disposait sa robe pour que pas un pli ne sortît de son rang et eût pu être remarqué, elle composait son visage pour que même pas un sourcillement put attirer un regard ou plus encore, mais plus elle se croyait imperceptible plus sa beauté devenait pieuse.

Il y avait des dimanches où..., elle n'arrivait pas, sa famille ne venait pas à la même messe que nous. A force d'insister à ses parents elle arrivait à les persuader d'aller dans une autre église, à une autre heure, où nul ne l'attendait. Alors, quand je remarquais sur le perron de l'église qu'elle n'arriverait pas, l'effroi m'envahissait car je savais que ces silences à son passage allaient se retourner sur moi. La messe devenait une torture interminable dans mes prières confuses en attendant le moment de la communion. Je me trouvais devant une impasse car si je n'allais pas la recevoir cela voulait dire que je n'étais pas en état de grâce, que j'avais péché, me sentant contraint de remonter seul la nef sachant qu'elle n'allait pas me suivre pour dérober les regards. Je savais qu'alors, en retournant sur place, le silence se ferait à mon passage. Les pas de mes souliers vernis retentiraient dans mes oreilles, soutenus par la note aiguë et constante de l'harmonium paralysé. Je sentais les yeux de tous plongés sur moi, les têtes se retournant pour me suivre presque à leur insu et je regrettais la présence de Mathilda qui me permettait de traverser l'église sans que personne ne me vît. Bien que tous les dimanches j'essayais de m'enquérir auprès de ma mère si nos cousins iraient à la messe, elle n'était pas toujours au courant de leur décision. Je devais alors me préparer à chaque fois comme si Mathilda n'allait pas y aller. J'essayais, comme elle, de réviser chaque détail de mes vêtements pour que rien n'eût pu attirer l'attention, je coiffais mes cheveux pour qu'aucun de dépassât des autres, je nettoyais mes chaussures fiévreusement pour que nul ne s'attardât sur une quelconque saleté. Je maintenais les yeux mi-clos pour que personne ne put les regarder en face et nul ne fit les commentaires en sourdine, avant que je n'entrasse même pas dans l'église, qui n'échappaient pas à mes oreilles, "As-tu vu ses beaux yeux?". Je regardais les souliers des gens, je me concentrais sur ce que je faisais, j'attendais que Mathilda arrivât pour que tous se retournassent vers elle et oubliassent ma présence. Quand elle venait, après la messe, nous nous trouvions souvent à déjeuner avec sa famille. Comme nous avions le même âge nous étions obligés de nous confronter. Cela était de plus pénible pour moi car, se trouvant en face de moi, sans le regard des autres, elle ouvrait ses yeux. Deux sensations opposées me paralysaient: d'une part, je pouvais regarder sa beauté sans gène et, de l'autre, elle pouvait me regarder en me faisant imaginer tous les défauts qu'elle pouvait voir en moi. Mon premier réflexe était de cacher mes mains, que je trouvais sales et laides à côté des siennes et, ensuite, j'essayais de cacher mes genoux et mes coudes toujours avec des croûtes de sang séchées dues aux multiples chutes que j'endurais. Ce double sens du regard me troubla toujours. Cela dura jusqu'à..., que nous fûmes adolescents. Elle passa de jouer à la poupée à se faire courtiser par des hommes beaucoup plus âgés qu'elle et nous n'eûmes plus ses moments de trouble de proximité.

Il me resta toujours le souvenir de cette beauté, impérissable dans ma mémoire, évoquant par la nostalgie celle que je ne connus que dans un âge adulte, la beauté d'Ophélie. Si Mathilda était pour moi l'image de la beauté elle-même, comment devait-elle être celle d'Ophélie pour que les gens, après des lustres, aient pu chuchoter encore à la sortie de l'église après le passage de Mathilda, "N'était-ce Ophélie encore plus belle?".

 

La beauté d'Ophélie ne fut pas la source de son bonheur. Après une adolescence que je peux remémorer à l'image de celle de Mathilda, elle commença un long calvaire. Sa beauté avait attiré des hommes de tout le pays, sa main avait été demandé à son père, Général de la guerre de mille jours, par des hommes aussi illustres de par leurs familles que par leurs prestances et aptitudes. Mais Ophélie dénia tous ses prétendants. Elle savait que sa beauté était devenue légendaire et qu'elle se rajoutait à son prestigieux nom. Mais elle, elle cherchait l'amour, ou elle le trouva sans le chercher, elle ne m'éclaircit point sur ce sujet quand elle me raconta un jour le début de son histoire.

Chapitre II
OPHELIE

Quel péché avait-il commis? Il était "le fils de l'amour", n'est-ce pas beau cela?. Ainsi commença-t-elle son récit. Ses yeux parurent plonger dans les profondeurs de son passé, ils prirent la beauté qu'ils devaient avoir jadis et ses lèvres esquissèrent un sourire nostalgique.

Il était beau, - elle continua - extrêmement beau. Mes parents voulaient que je fisse un beau mariage, comme le leur, pour continuer notre prestigieuse lignée. Notre arrière grand-père avait été le premier espagnol arrivé en Amérique portant notre nom. Comme il était un second de la noblesse il n'avait ni titre ni fortune et, comme tous ceux dans sa situation, leur sortie honorable était d'entrer dans les clergé ou devenir militaire pour garder l'éclat de leur nom. Autrement, ceux qui ne voulaient suivre aucune de ces deux voies, avaient trouvé l'Amérique comme la terre promise où ils pourraient retrouver fortune et pouvoir.

Mais, notre aïeul, en arrivant ici, fit fi de ces ambitions. Il épousa une fille d'espagnols comme lui, cousine germaine de celui qui deviendrait à côté de Bolivar, l'homme qui lutterait pour l'indépendance, "L'homme des Lois", Santander, qui rédigea les lois de la nouvelle république, "La Grande Colombie". Notre aïeul, en épousant sa femme, épousa aussi la cause révolutionnaire, déclarant la guerre à ses compatriotes d'origine. Il apporta sa fortune en contribution à la cause de son beau-cousin. Quand la Grande Colombie eut son indépendance, commença la guerre civile entre les partisans de Bolivar, adepte d'un gouvernement centralisé et, de Santander, défenseur d'un gouvernement fédéral. Les cinq pays composant la Grande Colombie entrèrent en guerre. Aucun voulait se soumettre à un gouvernement central situé dans une autre région que la sienne et les idées fédérales n'obtinrent pas la majorité. Bolivar, après avoir été le grand chef militaire qui mena à bout l'indépendance de tous les cinq pays, fut pris par l'ambition de tous les gouverner. Paradoxalement les Bolivariens, centralistes, prônant un régime cuasi-absolutiste, donc, conservateurs de l'ancien régime, devinrent les "Libéraux" et, les Santandériens, prônant un régime nouveau d'indépendance par le fédéralisme, devinrent les "Conservateurs". C'est ainsi que notre famille se trouva comme un des piliers de ce mouvement. La Grande Colombie se dissout, les cinq pays se séparèrent, Bolivar devint président absolu, en qualité de cuasi-monarque de la Bolivie et mourut, contrit et meurtrit d'une telle issue dans son combat, à Santa-Marta en Colombie, souhaitant dans ses deniers vœux que sa mort pût contribuer pour que les partis se réunissent et l'Amérique devint une et unique. Mais, la guerre continua entre les deux partis dans chacun des pays, oubliant l'origine de ses querelles.

C'est ainsi que mon père, participa à la guerre de mille jours, en 1900, et devint Général de guerre en luttant pour son parti, juste avant son mariage et ma naissance trois ans plus tard. Quand je sortis de l'adolescence et j'eus l'âge de me marier, les conditions à remplir pour mon futur époux étaient multiples et variées. D'une part, et avant tout, il devait être conservateur et, d'une autre, issue d'une famille patriote d'origine espagnole. Etre conservateur signifiait aussi, et surtout, être catholique et pratiquant de sa morale.

J'étais en réalité étrangère à tout cela car j'étais courtisée par les meilleurs partis de la région et je n'avais que l'embarras du choix. Je ne me sentais nullement attirée par aucun d'entre eux et, dans des circonstances normales, j'aurais porté mon choix sur n'importe lequel pourvu qu'il m'eusse plu ne serait-ce qu'un peu. Je ne me sentais pas pressée. J'étais prise par mes études du piano et de chant, car j'avais un réel don pour cet instrument ainsi qu'une belle voix et, dans mon for intérieur, je voulais devenir une grande cantatrice. Dans notre monde d'autrefois il était un atout social de jouer du piano et chanter des airs d'opéra dans nos réunions sociales. J'étais belle, à ce qu'on disait, j'étais issue d'une des meilleures familles au plus noble passé patriotique et au grand passé aristocratique de la cour d'Espagne, nous étions appelés, péjorativement par les envieux et avec respect par les autres, "Ceux de La maison d'Autriche". Mon père était fier de son ascendance et il se complaisait à dire pour rajouter à notre propre vanité, "Votre mère est encore plus noble que moi". En effet la famille de ma mère provenait d'Italie, d'une lignée semblable à celle de mon père, mais ayant été encore plus proche à la cour royale de ce pays.

Tout cela était, pour moi, bien loin et abstrait. Nous vivions entourés de blasons et arbres généalogiques qui nous étaient inculqués imperceptiblement pour que nous les transmissions à nos enfants et pour que, surtout, nous ne le transgressions pas, les maculant d'une mésalliance. Celle-ci était, pour mon père surtout, la pire des offenses qu'un de ses descendants pouvait lui faire.

Concentrée que j'étais à mes cours de musique, aux choix de mes toilettes pour les innombrables soirées mondaines, ainsi qu'à mes multiples prétendants, je ne me souciais guère d'avoir la moindre chance de faire une entorse à ses souhaits. Mais..., le destin a ses jeux qu'on ne comprend toujours pas!

Un jour j'allai à un bal donnée dans la grande maison d'une famille très amie à la notre. Ce fut une soirée assez fastueuse où il se trouvait le plus pur gratin de la ville et avait comme motif celui de fêter le diplôme d'ingénieur, obtenu à la capitale avec de grands éloges, par leur fils aîné. Comme c'était l'habitude les hommes étaient en frac et nous portions des robes longues aux tissus importés de Paris. J'étais très entourée et couverte d'éloges, mon carnet de bal était au complet et je me donnais à cœur joie à cette sollicitude pressante de tous envers moi.

Les hommes qui me courtisaient, à part le fait d'appartenir à la même société et à la même ville que moi, venaient en général d'obtenir leurs diplômes universitaires et se préparaient pour s'installer dans la vie active. Ils n'avaient pas encore de fortune personnelle mais ils pouvaient initier leurs conquêtes amoureuses car, celles-ci, étaient en général de longue durée. Ceci leur donnait le temps de s'établir et cimenter leurs patrimoines qui seraient agrémentés au moment du mariage par l'aide de leurs familles.

Pendant le bal, à un moment de repos, quelqu'un vint me présenter un jeune homme que je ne connaissais pas, ce qui était rare mais non exclu dans notre milieu car il arrivait que de jeunes partaient faire leurs études en Europe et restaient six ou sept ans sans rentrer au pays. Leurs arrivées étaient toujours marquées par des innombrables fêtes jusqu'à ce que tout le monde eut pu refaire leur connaissance, ce qui leur permettait de se réintégrer à leur nouvelle vie. Quand je fus présentée à ce jeune homme, on m'informa qu'il venait de finir ses études d'ingénieur à la capitale, d'où il provenait, et qu'il avait été collègue de classe du fils de la maison où nous étions invités, ce qui expliquait le fait que j'ignorasse son existence.

Comme j'étais dans un monde prévu, où tous en chacun savait qui j'étais et à qui j'avais le droit de fréquenter, je ne faisais aucune distinction pour écarter les uns et choisir les autres, je supposais que ce choix se faisait de lui-même, par la force des choses, par le biais de la nature sociale à laquelle j'appartenais. Je m'adressai donc à ce jeune homme en toute complaisance, avec le plus séduisant de mes sourires, comme j'en avais été éduquée, lui jetant des oeillades de malice ingénue, comme j'en distribuais tout autour de mon audience. J'utilisai mon éventail pour accentuer ma coquetterie et je lui adressai des compliments quand j'appris qu'il s'était reçu avec honneurs, retournant ensuite remplir le devoir de mon carnet de bal. En dansant j'aperçus qu'il ne me quittait pas de yeux et je trouvai, d'abord, son regard désabusé, puis, intriguant.

Au fil des heures de la soirée je le trouvai à chacun de mes pas, comme par inadvertance et je me demandais qui était-il car je ne me souvenais plus de son prénom et n'avais aucune idée de son nom. Je supposai que, s'il était là, à cette soirée, il devait être le fils d'un des nôtres provenant de la capitale.

Moi, qui ne regardais jamais les hommes car je les trouvais tous égaux à eux-mêmes, je m'inquiétai quand je me surpris à moi-même en train de me demander qui était ce bel homme. Je le cherchai alors du regard et je le vis au loin. Au milieu de tous les autres, habillé pareil qu'eux, je le distinguais à distance. Il avait une prestance dans sa façon de se tenir debout que je n'arrivais pas à démêler si c'était de l'arrogance ou de la distinction naturelle. Il avait une façon de regarder les autres, le bal entier, par dessus tout et je n'arrivais pas à savoir s'il était prétentieux et méprisant ou simplement aérien et spirituel. J'optai par croire que son allure, son regard, était dû au fait qu'il provenait des hautes sphères sociales de la capitale et que, se trouvant parmi cette aristocratie coloniale de province il regardait cela, et malgré lui, d'un air complaisant mais, sans aucun doute, sans être à la hauteur de ses fréquentations habituelles.

Quand celui qui me le présenta eut son tour de danser avec moi, j'essayai de m'enquérir sur son ami. Je posai des questions comme si je demandais qui était le nouveau serviteur de la maison que je n'avais pas vu auparavant pour ne pas laisser entrevoir le moindre intérêt personnel. Il me dit qu'il avait été son compagnon de classe, qu'il était très brillant et qu'il avait un futur prometteur, et qu'il avait une renommé de Don Juan à la capitale... Je n'apprenais plus rien de ce qu'il m'avait dit auparavant. J'essayai d'en savoir plus mais les réponses restèrent vagues et incomplètes.

Je finis par croire à l'histoire que je m'étais inventée. A un moment donné, pendant que je prenais un refraichissement, il s'approcha de moi et me demanda si je n'avais pas une place de libre sur mon carnet pour danser avec lui. Je rougis, je dis que j'avais celle-là de libre, tout en voyant mon vrai cavalier s'approcher, et je m'avançai sur la piste avec lui.

C'est là que tout commença. Je sentis le contact de sa main avec la mienne comme si je n'avais jamais senti aucune autre avant la sienne, je sentis son bras pressant ma taille, son odeur prés de moi je me suis senti pour la première fois emportée par un homme, enivrée d'un homme. Cela ne dura que quelques instants. Le cavalier auquel j'avais promis la pièce s'avança et s'enquit de son tour. Le jeune homme se détacha de moi, s'excusa et se retira. J'étais troublée, je n'arrivais pas à suivre le nouvel danseur, je rougissais, jusqu'à ce que je pus me ressaisir et finir ma danse.

Qui était ce jeune homme qui m'avait ainsi troublé? Je le cherchai du regard et je ne le trouvai plus. Il avait disparu. La soirée continua, je repris mon air de toujours et oubliai l'incident. Le lendemain, à mon réveil, mon père m'envoya une domestique pour m'inviter de m'entretenir avec lui.

Les nouvelles couraient vite dans notre ville. Le jeune homme que j'avais délaissé quelques instants dans mon carnet de bal était un ami de mon cousin, qui, à son tour était très lié à mon frère aîné. A la première heure mon père était au courant de l'incident que j'avais pratiquement oublié! Il me demanda si je savais qui était ce garçon. Quel garçon?, lui avais-je répondu, encore endormie et fatiguée de la veille. "Le garçon qui dansa avec toi sans être dans ton carnet!". Son ton était menaçant. Je fis une grimace d'insouciance et je lui répondis que je l'ignorai, que j'avais déjà oublié son visage. Il insista. Il dit que je ne pouvais pas danser avec quelqu'un que je ne connaissais pas, ou du moins ses parents, son nom, sa famille. Je lui répondis qu'il m'avait été présenté par Raoul Herrera, notre voisin avec qui il venait de finir ses études à la capitale. Je lui demandait à mon tour ce qu'arrivait mais il se déroba à ma question. Il me dit que c'était fâcheux de ne pas savoir qui était ce garçon et me laissa.

Ce n'était en réalité qu'une façade de sa part. Comment avait-il pu s'interroger à son propos si ce n'était parce que quelqu'un lui avait semé l'inquiétude? Il ne s'arrêta pas là. Il entama des recherches à propos de lui. Les soupçons me furent éveillés par une amie de l'époque qui me demanda, peu de jours après, "Et, alors, as-tu revu Marco?". "Marco -demandai-je-, qui est-ce? Elle me fit un sourire malicieux pour me dire qu'il ne fallait pas faire semblant à ses yeux et continua, "Je vis comment tu le regardais quand tu dansas avec lui". Je restai interloquée et je compris. Ce regard, duquel je ne m'étais même pas aperçue, fut guetté dans tous les recoins du bal, se réfléchit dans tous les miroirs et devint un chuchotement qui déferla jusqu'à la rue, atteignit la maison et mon père. Je compris ses questions. Il avait été ébranlé par mon regard vers un inconnu. Peut-être était-ce parce que je ne regardais jamais personne, même si je posais mon regard en face d'eux, parce que je me promenais les yeux mi-clos pour ne pas attirer l'attention des passants, parce que, dans la frivolité de ma vie sociale, je promenais mon insouciance sur tout le monde sans m'arrêter un instant sur personne. Le fait est que, à mon insu, ce qu'aurait pu rester pour moi une effronterie passagère et vite oubliée d'un soir, devint mon destin. Les enquêtes de mon père se firent de plus en plus insidieuses, les commérages parcoururent les rues montés sur leur cheval du vent, au galop des murmures et haleines délirantes. "Le regard de la belle Ophélie", fut le terme qu'employa une de mes sœurs en racontant à table les ragots de la rue. J'étais pétrifiée, je m'étais levée de table et partis en courant dans ma chambre. Je n'avais pas conscience des envies sous-jacentes de tant de gens. Il y avait les hommes qui prétendaient ma main et les femmes qui jalousaient leurs prétentions. Moi, je ne voulais rien. J'aimais ma vie frivole, mes toilettes, les compliments que je soulevais à mon passage et, puis, mon rêve secret de devenir cantatrice. C'était ma passion la musique. Je passais mes matinées au piano, seule ou avec mon professeur, je jouais les classiques avec plus de finesse chaque jour et je développais la maîtrise de ma voix avec un objectif précis bien que secret.

Le regard que j'avais porté à cet inconnu, duquel j'avais repris conscience à force d'en entendre parler, n'était pas dans mes projets, ni dans mes soucis au début. Tout ce bruit aurait pu s'estomper si ..., si mon père n'avait pas continué ses recherches.

Il utilisa ses relations, il intrigua sous cap à droite et à gauche et, se trouvant toujours devant la seule réponse de, "C'est un ami de classe", il décida de pousser ses recherches dans la capitale.

Je ne connais pas les détails de ses démarches mais si les résultats. Au bout d'un mois environ, ou plus, je ne m'en souviens pas, je n'avais plus revu le jeune homme et les rumeurs commençaient à s'estomper. Je sortais toujours aux réunions de toutes sortes, aux dîners et bals et j'avais récupéré ma cour de prétendants et ma place prestigieuse au milieu des filles de mon âge.

Puis mon père démolit tout. Il arriva un jour à l'heure du déjeuner, le visage enflammé, je ne sais pas si de rage ou de réjouissance. "Je sais tout" dit-il d'un air triomphant en s'asseyant à table. "Je sais tout du tel Marco, c'est un vaurien".

Tout le monde le regarda avec étonnement et ma mère la première lui demanda, "Marco, quel Marco?" Mon père la dévisagea en ricanant puis il m'adressa un regard de triomphe et ajouta, "Celui d'Ophélie!". Tout le monde à table avait presque oublié les rumeurs des flirts supposés qu'alimentaient souvent les commérages pour donner du piment à nos vies provinciales. Avec ses déclarations il suscita à nouveau l'intérêt de tous qui demandèrent, "Mais, tu continues à le voir Ophélie?". Je me déniais, j'insistai que je ne l'avais plus jamais revu.
Mon père repris alors, "J'espère bien que tu ne le reverras plus, il ne peut même pas regarder la semelle de tes souliers tellement il est mal né".
Tout le monde tourna le regard vers lui, moi la première, tout en rougissant. -"Que dis-tu?"-, demanda ma mère. -"Il est le fils d'une ouvrière!" -"Et son père?" "C'est un fils naturel! Il n'a pas de père ".

La sentence fut capitale. Ma mère rougit. Je voyais ses pensées, elles se lisaient sur son visage, "Et penser que ma fille l'a regardé comme à n'importe quel prétendant!". Elle pâlit de penser au pire, elle s'imagina que j'aurais pu accepter ses avances, me compromettre publiquement avec lui en dansant et ajouta sans se rendre compte: "Heureusement que Ernesto t'a repris de ses mains et t'a sauvé l'honneur".

Puis, le silence s'instaura, ensuite tout le monde parla en même temps. Au bout d'un moment ma mère reprit son questionnaire: "Mais, en fait, si c'est le fils d'une ouvrière, comment a-t-il fait pour faire les études? Et, pas n'importe où, dans la même université que Raoul Herrera!".

Mon père esquissa un air de triomphe car il savait tout et il savait la réponse: "Son père est très riche, il ne l'a pas reconnu mais il lui a payé ses études, il a subvenu à tous ses besoins depuis sa naissance!".
"Mais alors -répondis-je- il n'est pas de si mauvaise origine!", avant de me rendre compte que c'était moi la seule qui ne devait pas poser cette question.
"Son père est marié à une autre femme, la mère de celui-ci n'est qu'une...". Ajouta-t-il avant que ma mère l'interrompit, lui posant une main dessus et changeant le sujet.

On ne parla plus de cette histoire. Puis un jour, quelques mois plus tard une de mes amies me dit pendant qu'on prenait le thé.
"L'as-tu vu?"
"Qui?" - demandai-je.
"Le beau Marco"- répondit-elle. "Marco?". "Oh, ne fais pas l'innocente, - ajouta-t-elle - , il est venu s'installer dans notre ville avec un contrat de la compagnie ferroviaire..., ne me dis pas que tu l'ignorais!".
"Comment pourrais-je le savoir, je ne le vis qu'une fois!"

C'était vrai pourtant. Le lendemain on en parla à la maison. Personne n'osa s'adresser à moi à son propos, il était clair que je ne devais même pas le regarder. Ma mère ajouta cependant,
"J'espère qu'il ne sera pas invité partout car il nous faudrait dévoiler ses origines".

C'était une sentence finale et je décidai de ne plus y penser. Les craintes de ma mère ne tardèrent, malgré ses vœux, à se réaliser. Bel homme comme il était, d'une prestance aussi singulière et imposante, d'un tel raffinement dans ses traits et ses manières, ne manquèrent pas de s'ajouter au poste très important d'ingénieur en chef pour diriger la construction de voies ferrées qui allaient relier notre ville avec la capitale à travers la Cordillière. La société entière se disputa sa compagnie et on commença à le voir partout pour le plus grand désespoir de mes parents. Les menaces se multiplièrent à mon égard sans que j'eusse eu la moindre rencontre avec lui. Ma mère hésita à plusieurs reprises de répandre le bruit de ses origines et s'en empêcha par un dernier geste de charité espérant, comme elle le disant, qu'aucune fille de notre famille ne tomba dans son piège.

Marco assista effectivement à quelques soirées mais s'éclipsait aussitôt, suscitant davantage de curiosité et de prétentions de la part des filles à marier. Personne n'avait été soupçonneux comme mon père pour faire des recherches similaires et il passa pour le fils d'une famille notable de la capitale, riche et avec un admirable avenir. Pourtant je sentais la tiédeur de son haleine s'approcher de moi, c'était comme quelque chose d'inévitable et, chaque fois qu'on le nommait, je sentais de plus en plus proche le souvenir des instants éphémères passés dans ses bras au début d'une danse inachevée. Puis, l'inévitable arriva. Lors d'une mémorable soirée mes parents m'avaient parée d'une magnifique toilette car ils m'avaient engagée pour être la cavalière du fils d'un de leurs amis, ministre du gouvernement du moment appartenant à une des meilleures familles au grand nom et passé historique comme la nôtre, fortunée et, selon ils disaient, beau de surcroît. Si nous avions été ainsi engagés c'était en vue d'une union qui pouvait convenir aux deux familles sans que nous ne nous eussions jamais vus. Et..., nous ne nous plûmes pas. Du moment où il me retrouva pour l'accompagner je sentis de la répulsion envers lui et vice-versa. Nous étions gênés, encombrés l'un avec l'autre et contraints de passer cette soirée ensemble. En arrivant au bal la première personne que je vis ce fut Marco. Comme si nous nous étions mis d'accord nous nous ignorâmes mutuellement aux yeux de tous et nous établîmes une relation secrète et à distance. J'évitai de danser avec mon cavalier, je restai avec des amies, à critiquer les toilettes des filles ou l'aspect des garçons mais je gardai toujours un œil sur le lieu où se tenait Marco à distance et j'entamai avec lui ce qui devint par la suite un vrai langage à distance.

Nous excellions, nous autres filles et femmes de la société de ce temps dans le langage de l'éventail. Depuis notre tendre enfance nos mères nous apprenaient à manier cet objet qui était le centre de nos vies. Il représentait notre luxe selon la beauté de son aspect et la préciosité de ses matériaux, la commodité car il rafraîchissait nos visages et décolletés mais, et surtout, notre langue de silence. Il y avait des codes très précis, ceux appris ancestralement, qui indiquaient l'origine sociale d'une femme, selon la manière seule de le prendre, de l'ouvrir ou le fermer. Il y avait ensuite la façon plus ou moins distinguée de le mouvoir pour se rafraîchir et d'autres gestes, en apparence insignifiants, qui désignaient toute l'éducation d'une femme. Ensuite nous avions nos codes de jeunes filles, que nous inventions ou modérions à notre gré, avec un langage que nos mères, qui assistaient à tous nos événements sociaux, ne comprenaient pas, pouvant maintenir un dialogue à distance entre amies sans qu'elles s'en aperçussent de quoi que ce soit. Il y avait par la suite des raffinements dans nos langages avec nos amies intimes, en général nos cousines germaines, avec qui nous mettions au point des variations très subtiles à certains mouvements de l'éventail pour indiquer des choses précises, l'arrivée d'une concurrente, le danger d'être surprise par nos mères d'une bêtise ou d'une inconvenance sociale, l'appel pour flirter un nouveau garçon ne serait-ce que pour mettre en rage son amoureux, tous ces menus détails dont nous les femmes trouvons une complicité.

Si quelque spectateur inaverti voyait une jeune fille en train de parler avec des amies, son éventail en main et son sourire innocent il ne pouvait jamais imaginer la multiplicité de langages qu'elle était en train d'employer pour communiquer avec ces interlocutrices immédiates comme simultanément avec celles qui se trouvaient à l'autre bout du salon. C'était un exercice ardu et périlleux duquel on tirait une grande fierté en capotant tous les obstacles des conventions établies pour se faufiler entre elles et faire passer des messages codés sous les yeux de tous.

Ainsi, entraîné à ce langage avec les femmes, je commençai à m'initier avec un homme, avec Marco. Je savais désormais qu'il m'était interdit, je connaissais la cause, pas les effets. Au fil des soirées nous confectionnâmes un langage sans nous mettre au préalable d'accord, un code tacite. Ma mère, en arrivant de ces soirées, se sentait victorieuse en parlant avec mon père d'avoir coupé court à toute tentative de ce jeune insolent de me faire la cour. Elle le félicita à plusieurs reprises d'avoir pris l'initiative de se renseigner à son propos et elle plaignait d'avance la pauvre mère qui aurait une fille qui tomberait amoureuse de lui.

L'ami intime de Marco était toujours Raoul Herrera, son ami de l'Université. La sœur de Raoul, Louise, était..., ma meilleure amie. Dû à ce fait mes parents m'interdirent d'aller chez elle pour que je n'eusse pas l'occasion de le croiser. Louise était, aux yeux de mes parents, hors de danger, car elle avait un fiancé de longue date avec qui elle allait bientôt contracter mariage. Loise devina mes sentiments. Elle intercepta un jour au vol un mot codé lancé en l'air dans un battement de mes cils, elle le prit, l'ouvrit, lu son contenu enflammé et garda silence. Elle devint ma complice. Elle me dévoila un jour avoir lu mon mot écrit sans mots, elle me dit qu'elle savait, qu'elle avait lu un des siens aussi, qu'il était, tout comme moi, éperdu.

Elle inventa un stratagème pour que nous puissions nous rencontrer. Il était compliqué, certes, mais efficace. Tout d'abord il fallait mettre son frère au courant et le rendre complice de l'affaire ce qui n'était pas difficile vu leur amitié. Quand elle obtint son accord, car il était aussi au courant de cette entente par son sens de l'amitié, elle lui demanda de se mettre d'accord avec Marco pour se brouiller publiquement avec lui. Ensuite, quand tout le monde croirait qu'ils ne se fréquentaient plus, mes parents me permettraient de retourner chez elle. Entre-temps nous devions, Marco et moi, essayer de trouver une compagnie d'apparence stable et crédible socialement. Parmi mes prétendants il y avait un jeune homme, de bel aspect, qui n'était pas amoureux de moi mais du prestige que je pouvais lui apporter avec mon nom et mon apparence. Il n'était pas sot au point de m'ennuyer et, je crois, il ne fut jamais dupe de mon intérêt soudain pour lui car je lui était déjà utile pour ses intérêts sociaux. Marco fréquenta une jeune fille assez jolie mais qui n'était point la mire de personne et à qui il faisait briller.

Ma mère était enchantée. Mon père tout autant et ils prirent mon entichement pour mon nouveau partenaire pas trop au sérieux, me laissant tranquille à ma passion pour le chant et le piano.

Les rencontres avec Marco se programmèrent sans trop de complication au début. Nos maisons, à l'époque, étaient très vastes et allaient d'une rue à l'autre du pâté de maisons. D'un côté se trouvaient les entrées principales, les belles façades et, de l'autre, les arrières cours. Dans celles-ci il y avaientt des grands manguiers, des bananiers, des goyaviers, souvent des basses-cours avec des volailles de toutes sortes, des perroquets et même des singes qui galvaudaient librement. Le sol y était en terre, la pelouse n'y poussait pas sous l'ombre des arbres géants et elles avaient une porte cochère et une porte de service donnant sur la rue de derrière. Quand j'étais enfant il y avait une étable pour les chevaux, prêts pour être attelés, qui y passaient la journée, un hangar pour garder les grains et autres victuailles. Cette arrière cour donnait immédiatement sur la zone de service où il y avait les lavoirs, la chambre des bonnes et les cuisines devant une première cour qui séparait le tout de la maison d'habitation.

Le plan de Louise consistait que Marco rentrerait par la porte de service introduit par une bonne de confiance jusqu'aux étables et, quand j'irais voir Louise, nous irions dans l'arrière cour prétextant de prendre le frais, permettant que je me trouvasse enfin pour la première fois avec lui. Cela arriva comme prévu et ne dura que quelques instants. J'étais morte de panique d'être vue mais je voulais corroborer mes sentiments, le voir de près face à face une seconde pour que nous pussions seller notre amour d'un regard.

Je brûlais d'amour pour lui mais je savais le danger d'enfreindre les règles de notre société. Mon père n'aurait eu aucune pitié, ma mère non plus, j'aurais été chassé sans remords pour sauver l'honneur de la famille. Marco n'était pas encore assez fortuné pour me proposer de partir avec lui dans des terres lointaines. Il fallait attendre qu'il le fisse. Nous attendîmes. Six longues années. Parfois les soupçons éveillaient les rumeurs mais nous les éteignons avec toutes sortes d'intrigues. Nos rencontres chez Louise furent très rares, seulement en cas d'urgence quand nous nous sentions acculés par une quelconque situation. Nous nous trouvâmes toujours en société, en nous ignorant poliment. Mais, de loin, nos codes secrets racontaient la flamme qui nous brûlait. Je changeai plusieurs fois de prétendant attitré, contre l'avis de mes parents qui voyaient le temps passer sans que je me décidât à prendre un mari. Lui, de son côté, restait de longs intervalles où il courtisait une et une autre, passant pour un indomptable Don Juan. Entre temps sa fortune grandissait. Ses affaires prospérèrent, d'ingénieur à charge des voies ferrées devint lui-même entrepreneur, puis entra en politique et devint en quelques années un personnage important de la ville. Appelé souvent à la capitale il s'absentait. A part nos rencontres discrètes, ce fut le commerce de billets doux qui circulèrent entre nous avec une cadence effrénée. D'abord ce fut Louise l'intermédiaire, puis il y eut des bonnes fidèles à moi, des garçons de café, des vendeurs de journaux, de gamins de la rue. Dans ces billets nous racontions nos émotions la dernière fois que nous nous étions vus de loin, l'attente de la prochaine soirée mondaine, le code de communication pour exprimer notre amour à chaque fois. Je lui disais que je porterais telle robe, avec un tel ruban, ou une fleur, ou autre chose et que, quand je toucherais cette fleur ou ce ruban, ce serait à sa place à lui. Ainsi la soirée était, pour nous, terriblement excitante. Parfois ma mère, ou mes cousines, me reprochaient mes gestes et m'interpellaient en me disant d'arrêter de caresser mon bouton ou ma fleur, que cela devenait une manie. Je changeai alors de tactique, je lui annonçais le bracelet que j'allais porter, ou le collier, et, chaque fois que je le voyais, de loin, je faisais semblant de mettre mon bracelet en place, ou mon collier. C'étaient nos déclarations d'amour. Elles étaient innombrables, elles changeaient chaque fois, et on se guettait subrepticement pour l'entendre crier, devant tous, sans que nul ne pût le voir, je t'aime mon amour, je veux vivre avec toi, tu es l'homme de ma vie, tu es la femme de ma vie, il n'y a que toi au monde pour moi! Je rayonnais, je dépérissais, je rayonnais à nouveau. Les moments d'espoir étaient grands en le voyant, ceux du désespoir étaient mortels quand j'arrêtais de l'apercevoir.

Mes parents finirent par bien parler de lui, quelques années après. Ils commentaient que, tout de même, il était un homme correct malgré la souillure de sa naissance et que, finalement, pour une fille sans trop des parchemins il était loin d'être un mauvais parti. Ils arrivèrent à faire l'éloge de son œuvre finie des voies ferrées, ils votèrent pour lui à une certaine élection car, malgré tout, il était tout de même conservateur, fidèle infatigable en religion car il assistait avec ponctualité aux messes et offices religieux de rigueur et n'avaient en somme rien à lui reprocher, sauf son sang tâché!

Un jour, au bout de cinq ans, mes parents donnèrent une grande soirée chez nous. Marco était alors admis et invité dans toute la bonne société, et il était de bon ton de le faire. Personne ne connaissait ses vraies origines ou, dans tous les cas, personne en parlait. Mes parents avaient eu la grâce de l'épargner de la divulgation de leur enquête et il ne donna aucun signe suspect pour que quiconque songea à le faire.

Ce jour-là, pour la fête chez nous, il m'écrivit un mot plus enflammé que d'habitude. Il me disait qu'il allait, enfin, dans la maison de sa future épouse. Et que, s'il allait entrer ce jour-là sans que personne eu connaissance de notre liaison, il sortirait avec moi la main dans la main. Je paniquai. Je lui suppliai par un mot de retour de s'abstenir de faire quoique ce soit, que le moment n'était pas encore venu, que bientôt...

Le soir arrivé, j'étais terrifiée. Ma mère me surprit en train de pleurer sur mon lit et j'excusai les préparatifs de la fête, l'excitation...

Pendant la soirée Marco fut reçu directement par mes parents à qui il avait été introduit depuis longtemps. Bravant tous nos accords il m'invita à danser la première pièce. Il m'enlaça et me dit qu'il demanderait ma main à mes parents. Je le suppliai, il me dit qu'il m'aimait et qu'il pouvait désormais, assumer une maison de mon rang. Il savait les causes du rejet de mes parents. Il savait qu'ils avaient investigué sur ses origines et qu'ils le connaissaient. Il savait qu'ils préféreraient être morts que me donner à lui.

Je ne dansai qu'une seule fois avec lui ce soir-là. J'étais pâle et suffoquée! Il attendit la fin de la soirée et, avant de partir, il s'approcha de mon père et lui dit qu'il était, depuis longtemps, amoureux de sa fille Ophélie, qu'il avait une excellente position, et qu'il lui demandait le droit de me fréquenter en vue du mariage. Mon père, je le voyais de loin, devint blême. Il se cabra devant lui, il prit son allure militaire la plus imposante, leva sa barbiche, le regarda de son monocle et lui demanda s'il ignorait à quelle maison nous appartenions et de quel ruisseau sortait-il. Marco, qui s'attendait à une telle réaction, lui répondit avec politesse qu'il m'aimait. Mon père leva la voix et, au beau milieu du silence général, lui dit: "Vous n'êtes qu'un bâtard, monsieur! Je vous ai ouvert les portes de ma maison et vous venez m'injurier en prétendant ma fille. Veuillez sortir de chez moi".

Je crus mourir. Tout le monde était désormais au courant. Les chuchotements emplirent le salon, ma mère donna des détails pour justifier l'attitude de mon père. Elle combla ainsi les lacunes de tous et, moi, je vis l'enfer devant moi. Mon père fit comme si rien s'était passé, salua le reste des convives comme un Général qui vient de sortir victorieux d'une bataille et finit la soirée naturellement. Une fois tout le monde parti il m'interpella et m'emmena dans son cabinet. Il me demanda à brûle-pourpoint si j'avais donné un quelconque espoir à ce " bâtard". Je niai avec la tête. Il insista si je l'avais encouragé avec un regard, avec un mot, pour qu'il eusse eu l'impudence d'oser demander être mon prétendant. Je niai encore mais les larmes coulèrent sur mes joues malgré moi.
Il comprit, se leva et me dit:
"Si jamais tu osais, ne serait-ce qu'en pensée, devenir sa femme, tu tâcheras l'honneur de ta famille, tu seras sa honte et j'aurais honte de t'avoir conçu. Ta mère et moi seront comme morts pour toi si cela arrive. Maintenant sors, je ne veux pas savoir davantage pour ce soir mais réfléchis à ce que je viens de te dire. Je ne reviendrai jamais sur ma décision!"

Cela fut ainsi. Le bruit courut le long des rues, les commérages prirent toute leur ampleur, la nouvelle des origines de Marco se répandit dans la soirée même. Le lendemain la ville se réveilla avec un bâtard dans ses rangs et ne sut que faire avec lui.

Marco fut chassé de toute la société, sans sursis. Il ne suffit qu'un geste simple de tout en chacun: plus personne ne l'invita nul part. Dans son travail il fut regardé comme un pestiféré. Le comble de tout n'était qu'il eut été seulement bâtard mais qu'il eut osé demandé à me prétendre. J'étais comme une icône vivante de la ville, ce que j'ignorais en réalité, et en vérité aucun homme ne remplissait les conditions que tous pariaient à mon égard. L'estigme de ma beauté, vague pour moi dans l'absolue, car j'étais coquette et me croyais jolie, sans plus, était pour les autres un drapeau inaltérable et intouchable. Je fus absoute des prétentions de Marco et, lui, banni de la ville entière. Il décida, au bout d'une semaine, de partir à la capitale où il avait la majorité de ses affaires en cours et où, depuis longtemps, on l'appelait pour mener une carrière politique. Je compris alors que toutes ses années à lui passées dans ma ville n'étaient qu'à cause de moi, pour moi, en attendant de conquérir la confiance de mes parents, menant nos amours dans l'ombre pour ne pas m'immiscer du déshonneur qu'il portait en lui depuis sa naissance. Il voulait prouver aux yeux de tous sa valeur personnelle, son honneur personnel, sa dignité personnelle, mais il n'y eut rien à faire. Son passé le regagna. Il me l'arracha.

Quand il partit je fis semblant de ne pas être concernée tellement la menace de mon père pesait sur moi. Mais l'appétit me quitta. Je ne pouvais plus manger, je dégurgitais tout, je maigrissais à vue d'œil. Mes cernes, prononcés en temps normal et qui ajoutaient, selon les commentaires, de profondeur à mes yeux devinrent des cavernes de douleur. Ma maigreur devint maladive. Mon père et ma mère ne furent pas dupes.
Mon père me dit un jour, "Ou tu manges, ou tu pars le rejoindre, mais tu ne vomis plus!". Il me tourna le dos et sortit. J'essayais, je n'arrivais pas. Je n'avais eu de ses nouvelles qu'avant son départ précipité et je n'avais pas pu lui dire aurevoir. Il m'avait laissé un mot me disant que, si je voulais être sa femme, il n'attendait que cela. Il avait tout sacrifié pour rester près de moi mais il ne pouvait plus continuer ni m'emmener de force non plus. Il me dit qu'il me suffirait de lui faire le moindre signe et il viendrai me chercher en cachette pour m'emmener avec lui.

Mon désespoir devint insoutenable. Je tombai malade, je pris la fièvre, je restai alitée sans forces pour bouger et, ni père ni mère ne venaient me réconforter. Mes frères et sœurs furent interdits de me rendre visite comme si j'étais contagieuse. Seules les bonnes pouvaient me servir et m'accompagner. Alors, ce fut une d'entre-elles, qui m'avait servie depuis que j'étais enfant, qui m'aimait comme ma propre mère et qui, souffrant autant que moi par mon malheur, me conseilla d'aller le rejoindre.
"Epouse-le ma fille, me dit-elle, épouse-le ou tu mourras".
Je le savais aussi, je savais que j'allais mourir. Je lui demandai de m'aider et elle s'occupa de tout. Elle qui était au courant de nos amours et qui m'avait toujours aidé à sa clandestinité, le contacta, le mit au courant de ma décision, et décida du déroulement des choses.

C'est ainsi que, peu de temps après, elle me mit au courant de ses plans. Marco viendrait me prendre en cachette la nuit pour m'emmener avec lui. Nous voyagerions directement à la capitale la nuit même et, quand mes parents s'apercevraient le lendemain de mon absence, je serais déjà son épouse et ils n'auraient aucun recours contre moi ni contre lui. J'étais déjà majeure depuis trois ou quatre ans et, mariée, j'allais être libre de leur tutelle.

Le jour venu, j'étais effrayée et mourante. Je n'avais pas d'autre choix. Je l'aimais, je croyais que je l'aimais du moins. A minuit ou plus tard Rose vint me chercher, ayant préparé mes affaires en cachette, m'emmena à travers l'arrière cour où elle avait caché mes bagages et qui étaient déjà entrés dans le fiacre. Puis elle me fit traverser les étables et me fit sortir par la porte du service où il m'attendait. Il me prit dans ses bras et me conduisit à l'intérieur de la voiture.

J'étais presque inconsciente de peur, je m'affalai dans ses bras et nous partîmes. Nous voyageâmes toute la nuit, nous nous arrêtâmes pour changer de chevaux dans les relais de poste. C'était un voyage pénible dans des routes cahoteuses mais je dormais à moitié, je pleurais, je me blottissais dans ses bras et je me rendormais. Le voyage se poursuivit le lendemain en train et nous arrivâmes à la capitale le surlendemain. Il me déposa dans un hôtel le temps de préparer le mariage ce que nous fîmes deux jours plus tard. Il m'amena dans un magnifique appartement qu'il avait aménagé pour nous. Je le connaissais à peine en réalité, je ne savais rien de plus de lui que ses mots d'amours, ses regards d'amour, les quelques baisers passionnés à la volée que nous pûmes nous donner pendant ces années. Il était désormais mon mari. Dès que je fus rétablie il donna une réception avec son entourage pour me présenter. Il fréquentait une société différente de la mienne dans la mesure où elle se composait de gens d'affaires et de politique, parmi lesquels il y avait des provenances diverses et cosmopolites. Bien que c'était des gens cultivés et riches en général, ils n'avaient pas le culte des origines et des noms, sans que ceux-ci n'aient été négligés pour autant. C'est de cela que je me rendis compte par la suite. Son alliance avec moi était pour lui une clé pour ouvrir des portes qui lui étaient fermées à jamais.

Peu à peu nous nous confrontâmes à la réalité. Nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Nous n'avions rien en commun. Une fois notre passion consommée, passion retenue, rêvée, idéalisée pendant tant d'années, nous nous trouvâmes devant nos personnes différentes, nos goûts différents, nous ambitions différentes.

D'une part, ce à quoi je croyais je pouvais renoncer pour lui, me devint indispensable. D'une autre, ce à quoi lui il croyait pouvoir oublier de moi lui était insupportable. Il était cependant d'une énorme générosité avec moi et, comme il était devenu très riche, l'argent remplit l'abîme qui nous séparait. L'argent devint notre lien, le pont qui traversait nos différences et qui nous permettait de communiquer.

Il faut l'avouer que, bien que j'avais été élevée avec tout, c'était surtout l'honneur et le prestige les valeurs sur lesquels reposaient nos vies de province. Dans ma famille nous étions loin d'être pauvres mais loin aussi d'être riches. Nous avions une grande maison, des serviteurs, rien ne nous manquait mais, par rapport à ma nouvelle vie à la capitale, l'argent était autre chose. Si dans ma ville on nous respectait par notre prestige, à la capitale c'était par notre argent. Marco me combla de tout, tout ce qui jusque là n'avait été pour moi que sans intérêt prioritaire. J'avais avant des bijoux, qui étaient des bijoux de famille, j'avais de belles toilettes, confectionnées avec des tissus importées, copiées des magazines venus de Paris. A la capitale je portais les originaux, j'achetai des bijoux à mon goût, j'avais des fourrures car, le climat de la capitale, étant si froid, permettait un habillement plus en conformité avec le goût européen. Il m'acheta une voiture avec un chauffeur, et je commençai à donner de brillantes réceptions. Mon éducation d'aristocratie de province, allié à l'argent, permettait d'épanouir mes manières et ma beauté. J'en profitai de celle-ci, j'en rajoutais, je me rendis compte que c'était une arme, un pouvoir. Tout ce brillant donnait à mon mari plus de fiabilité dans ses affaires qui prospérèrent encore davantage.

Bientôt nous fîmes notre premier voyage en Europe, avant la déuxième guerre mondiale. Nous partîmes avec des domestiques à nous, en bateau. C'était un long voyage. Nous restâmes six mois dans des paquebots et hôtels de luxe, nous vécûmes à Rome, à Paris et à Londres, installés dans des suites splendides. Je refis ma garde-robe en entier et, en rentrant, j'étais la reine de tous les événements sociaux. J'étais loin d'être la seule à faire de la sorte mais cela me plaçait dans le rang des privilégiées parmi les privilégiées.

L'argent combla nos vies..., pour un temps. Au bout de deux ans de mariage je n'étais toujours pas enceinte!

Ce que je considérais au début comme une grâce du ciel, car je pouvais jouir de ma nouvelle vie, libre, avec une mari que je trouvai somme toute aimant et généreux, libre de la vie disciplinée et enfermée de chez mes parents, pouvant jouir de ma jeunesse et ma beauté, profiter de l'argent que j'avais à ma disposition pour mon seul plaisir, devint un poids.

Les questions de l'entourage devinrent pressantes, faisant allusion sans fin à ce sujet, induisant le doute en nous. Nous fîmes des tests et ils ne trouvèrent rien d'anormal. Cela m'arrangeait intérieurement mais pas socialement. Avouer une stérilité sans preuves était comme avouer un péché commis et sa punition conséquente. Je ne me sentais pas coupable bien que..., mes parents me manquaient, mes frères me manquaient, ma ville me manquait. J'avais déshonoré ma famille mais, pourquoi? Quand Marco me raconta la première fois l'histoire de ses parents et qu'il me dit d'un ton fier bien que meurtri, "Je suis un enfant de l'amour", je compris que les liaisons approuvées socialement ne donnaient pas toujours des fruits d'amour. Pour Marco, avoir un enfant de moi était un rêve, non seulement en tant que père mais en tant que revanche. Il aurait un fils qui aurait ce qu'il n'avait pas eu, qui ne serait pas signalé du doigt pour ne pas avoir le nom de son père. Mais, aussi, au fond de lui, il aurait eu la revanche contre ma famille, contre la société entière de ma ville qui l'avait humilié jusqu'à le faire fuir comme un criminel, la revanche contre mon père qui l'avait publiquement traîné dans la boue. Il lui aurait donné un petit fils , malgré lui, de son propre sang bleu tâché d'opprobre, un petit fils qui aurait été sa punition, qui aurait porté le nom d'une traînée..., sa mère! Il n'y avait pour lui meilleure vengeance à toute cette honte subit dans son intérieur pendant toutes ses années, à toute cette relation cachée avec moi, tous ses simulacres, tous ses mensonges dans lesquels il nous poussa par le mépris de sa naissance. Ses valeurs à lui, Marco, n'y comptaient pour rien aux yeux de mon père, il ne comptait que ce qui ne venait pas de lui mais de son sang.

Tous ces sentiments étaient sous-jacents en lui jusqu'au moment où nous n'arrivâmes pas à concevoir des enfants ou, plutôt, je n'arrivai pas à pu concevoir des enfants. Car, depuis le début, le doute se porta sur moi bien que les analyses ne donnaient preuve du contraire. Peu à peu, les allusions extérieures germèrent en lui une haine de ma stérilité. Il arriva à la conclusion que, au fond de moi, j'empêchais cette gestation pour ne pas propager l'impureté de son sang et, surtout, ne pas tâcher celle de ma famille.

Sa haine et son mépris n'étaient point dirigés contre moi directement puisque c'était l'argent qui les remplaçait. L'argent était tout pour lui, son honneur, sa gloire, son sang. Avec elle il pouvait nettoyer les humiliations endurées, les métamorphoser, toute cette force négative polarisée contre lui il la prenait, l'enveloppait d'argent, la faisait sienne pour la rendre plus forte et la retourner contre son adversaire. Il m'enveloppa d'elle, il me couvrit d'elle et je devins ainsi l'objet insoupçonné de son mépris.

Je dois l'avouer, je me prêtais toute entière à sa revanche. J'avais pris son parti car moi aussi j'avais enduré les opprobres de mon père, moi aussi j'avais été sa victime, moi aussi j'avais dû cacher mon amour pour lui, jouer la comédie aux yeux de tous pendant ces longues années. Notre mariage, cet aboutissement tellement caressé, était voué à l'échec, malgré nous. Je me révoltais avec lui contre cette injustice.

Avant que toute cette dégradation n'entama sa pente abyssal il me raconta au fils des jours qui suivirent notre mariage la triste histoire de sa vie, la triste histoire de sa mère et, même, celle de son père.

CHAPITRE III
MARCO

"Ma mère - dit Marco - était une ouvrière dans une usine de vêtements où elle avait été embauchée à cause de son métier de couturière quand elle était très jeune. Le patron, un Italien arrivé pour faire fortune en Amérique, avait monté cette fabrique avec beaucoup d'efforts et de passion. Celle-ci progressa, s'agrandit, réalisa des modèles des maisons européennes et eu un grand succès. Il devint vite très riche et il put, avec sa prestance et son argent, en plus de ses manières raffinées, s'introduire dans la très fermée société de la capitale. Il habilla les femmes les plus illustres et, puis, il trouva une ravissante épouse, issue d'une prestigieuse et traditionnelle famille. Son mariage tourna vite dans une morne charge des compromis sociaux. Sa femme vivait jour et nuit en fonction de sa position sociale et ses relations avec lui devinrent d'une distance aussi réservée que convenable. Ils eurent deux filles qu'ils élevèrent dans de grands établissements et qui devinrent le portrait de leur mère. Il rêvait d'un fils qu'elle ne lui donna jamais. Il avait la quarantaine quand ma mère, âgée de 18 ans, entra comme ouvrière dans son usine. Fille elle-même d'ouvriers, elle avait mené une vie modeste, presque à la limite de la décence. Dès qu'elle rentra à l'usine le patron la remarqua. Elle était sensuelle, espiègle et, à ce que j'ai entendu, elle réveilla en lui ce passé italien que tous ignoraient, ses origines modestes mais honnêtes, sa force de caractère et son envie d'aller au-delà de sa condition sociale. Il essaya de ne pas s'attarder sur elle mais, irrésistiblement, il lui roda autour. Elle ignorait tout de la vie, des hommes, de leurs caprices passagers, de leurs envies soudaines et leurs promesses éternelles vites oubliées une fois leur désir rassasié. Elle se laissa envelopper par ses regards caressants, elle se sentit flattée, elle, la pauvre ouvrière, d'être ainsi regardée par son patron. Il résista, non pas par sens moral mais par éthique car il ne voulait toucher à ses employées, et par peur car cela pouvait nuire son mariage. Mais il succomba tout de même. Il s'enflamma, il se passionna au fur et à mesure qu'il essaya de refréner ses désirs. Elle, flattée, devint avide. Elle ne savait plus si c'était parce que c'était lui où parce que c'était le patron, mais elle voulut le conquérir. Ses collègues de travail essayèrent de la dissuader, lui expliquant qu'il avait une femme, des enfants. Elle n'y entendit point, elle lisait de l'amour dans ses yeux, elle n'en demandait pas autant, elle n'en désirait pas plus. Elle se donna, elle fut à lui. Peu de temps après elle tomba enceinte. Il lui promit de la protéger, il ne lui dit jamais qu'il l'épouserait, il ne pouvait pas, elle le savait, mais il ne l'abandonnerait pas. Il le fit. Il accepta avec joie mêlée de peur sa grossesse et il attendit qu'il fut un garçon. Il l'installa dans un appartement loin du sien, il la fit se retirer de l'usine pour éviter les commérages, il s'occupa d'elle comme d'une vraie épouse. Ils m'eurent moi, Marco. Il était heureux et il lui voua un amour sincère.

Sa femme ne pouvait se douter de rien, il ne la voyait que rarement, il pouvait lui consacrer beaucoup de temps à elle et à moi. Il s'occupa de moi comme il ne s'était pas occupé de ses filles et il aima ma mère d'un amour tendre et fidèle. Elle, à son tour, laissait grandir cet amour car elle croyait qu'il la prenait en véritable épouse. Qu'importait qu'il ne put me reconnaître et me donner son nom, s'il l'aimait et la chérissait comme sa vraie femme.

Il s'occupa de nous jusqu'à sa mort. Il avait chez nous son foyer, il s'y reposait, il y trouvait l'amour d'une femme et d'un fils qu'il voyait grandir plein de fierté, avec l'amertume de ne pas pouvoir s'en vanter publiquement. Il s'occupa de mon éducation avec minutie. Il me mit dans les meilleures écoles, se faisant passer pour mon tuteur, il me fit voyager dès que possible. Il nous emmena, moi et ma mère, plusieurs fois en Italie dans ses voyages d'affaires. Nous passâmes des longs séjours où je m'imprégnai de sa culture, devint bilingue, appris ses manières raffinées depuis ma tendre enfance. Après la première guerre mondiale, quand j'avait vingt ans, mon père me paya les études dans les meilleures universités pour avoir mon diplôme d'ingénieur et il m'envoya me spécialiser aux Etats Unis. Quand j'y étais mon père décéda. Je n'eus pas le droit d'aller à son enterrement ni de me manifester de quelque manière que ce soit. Ma mère non plus. Elle avait acceptée son rôle de concubine avec joie car il était, dans le secret de leurs cœurs, son épouse. Elle ne voulut jamais briser son mariage légal, elle respecta ses engagements et compromis sociaux avec sa femme et elle ne fut jamais une menace pour son couple et sa réussite sociale. Je grandis, bien qu'en cachette de mon véritable origine aux yeux du monde, dans un contexte plein d'amour et fidélité. Je compris toujours ma position sociale de bâtard mais je fus toujours réconforté par mon père qui, quoi qu'il en fut, pour les autres, j'étais son fils pour lui. Ce que, comme il me disait, pas tous les fils légaux pouvaient se vanter de leur père légitime. Cet amour me protégea toujours, me donna confiance en moi, me permit d'aller de l'avant. Il n'eut jamais d'humiliation très graves à ce propos sauf, celle de ton père.

Quand j'arrivai dans ta ville, la première fois, j'avais déjà perdu mon père quelques années auparavant. Ma mère s'était retirée de la capitale pour vivre près de ses parents dans une population rurale pas très éloignée de la capitale. Elle ne voulait pas porter tort à son fils qui, de par mon éducation, j'étais devenu d'un raffinement enviable par n'importe quel enfant des familles les plus titrées.

Ton père m'avait cloué un dard empoisonné et je l'avais enduré par amour pour toi. Certainement, quand je t'ai connu tu devins un défi pour moi. Dans ta ville de province, la fille du Général descendant direct des patriotes, au sang plus bleu que l'azur du ciel, tu étais le sommet de ma réussite si j'arrivais à t'avoir comme épouse. Je pensais que mes origines étaient bien masquées par mon éducation, et que, bien que bâtard, elles étaient étrangères à ta ville et à ton pays, me donnant un ascendant difficile à déchiffrer. Mais ton père poussa ses recherches au-delà des apparences et démasqua mon berceau. Je le sus depuis le début car un de ses émissaires espions avait été peu discret dans ses recherches et avait éveillé les soupçons de mon entourage faisant que moi, à mon tour, je fis espionner l'espion et découvris les manigances de ton père. Cela me mit en rage. Si mon père n'avait pas pu me reconnaître, ni me donner son nom, j'étais son fils, son fils du sang et du cœur, il m'avait toujours donné son affection de père sans restrictions autres que celles imposées par la société. Je ne pouvais pas le blâmer et, de fait, je ne l'ai jamais fait. Avec ma mère il fut un mari, si on peut ainsi l'appeler, exemplaire. Avec moi il fut un père aimant et toujours présent, plus que n'importe quel père que je n'eus jamais connu. Ma mère s'enquit de mes sentiments envers toi et essaya de m'en dissuader pour que je ne souffrisse pas les blâmes dont elle était la cause. Je fis de mon mieux pour pouvoir t'oublier mais je ne réussis pas. Chaque fois que je te rencontrai dans une soirée, sachant qu'il ne fallait pas te donner de signes de mon attachement, je me sentais fondre en moi-même et toutes mes dispositions prises à ton égard s'évanouissaient devant ton apparition. Je me jurais de t'oublier, je ne faisais que m'obséder. Je fis même l'effort de repartir de ta ville, de trouver un contrat ailleurs, mais le destin s'interposa, les appels de mes capacités se multipliaient au même endroit, prospéraient presque malgré moi dans ta propre ville. Je finis alors de m'y refuser et j'acceptai ma torture. Puis, peu de temps après, je compris que je ne t'étais pas indifférent, je commençai à comprendre ton langage codé à travers les foules. Je crus au début que c'étaient les fruits de mon imagination mais, les codes étaient explicites et directs pour moi, nul autre pouvait les interpréter. Je me mis à les étudier, à apprendre par cœur chacun de tes sourcillements, chacun de tes battements de paupières, chaque port de ta tête, chacune de tes oeillades dérobées. Tout était pour moi un langage d'amour. Avant même que tu ne m'eusse dit, par tes mots écrits, que ce jour-là tu porterais tel collier et que, en le touchant, c'était moi que tu touchais, je voyais tes mains replacer discrètement les perles de ton sautoir et je m'imaginais être dans chacune d'elles, tes doigts sautant de l'une à l'autre dans une danse syncopée, effleurant ma peau et, je me laissais emporter par ces images, je fermais les yeux un instant et j'arrivais, par les subterfuges que seul l'amour peut s'inventer, à sentir ton parfum, m'enivrant, me faisant reprendre un souffle d'air avant de ressortir à la surface et te revoir, loin, apparemment indifférente à ce subit acte d'amour.

Autour de moi, sans que personne ne soupçonna ce que mon cœur ressentait, les femmes qui m'entouraient croyaient que je m'enivrais d'elles, que je plongeais dans leur envie de me séduire, les séduisant encore davantage. Quand je compris que mon amour secret pour toi devenait un atout de séduction autour de moi, car il me faisait paraître aux yeux de toutes amoureux de chacune d'entre elles, devenant par là-même irrésistible car imprenable, j'usai de cela. Je me cachai sous cette équivoque, je l'utilisai pour mieux t'approcher sans éveiller aucun soupçon. Parfois, dans certaines soirées, ton langage était tellement osé qu'il frôlait, à mes yeux, une volupté presque obscène aux yeux des autres mais j'étais vite détrompé par la circonspection de laquelle tout le monde t'affublait. C'étaient ces jours où tu maniais l'éventail avec une telle dextérité, le glissant d'une main à l'autre comme un filet d'eau qui coulait entr'elles, l'ouvrant et le fermant comme un papillon faisant la cour, faisant rebondir en moi le mâle affamé, devant détourner mes yeux pour ne pas faire ma parade au milieu de la foule.

Combien de subtiles tortures ne m'infligeas-tu sans que tu susses l'effet qu'elles produisaient en moi. Le mâle se révoltait, j'essayais de le calmer, de le mater. Parfois je réussissais, parfois non. Il me prenait à la gorge, il me tirait vers le dehors, il prenait possession de moi et il fallait que j'assouvisse ses ordres avant de me noyer publiquement. Je sortais alors de ces réunions le cœur haletant, fuyant du fruit défendu qui me tendait ses pièges, avant d'être puni. Je partais dans les bas-fonds, je cherchais les femelles en vente, je les couvrais des jouissances que j'aurais voulu déverser sur toi. Je me noyais dans l'alcool pour pouvoir m'engloutir dans leur mirage, essayant désespérément d'enlever leur fard chargé de misère pour découvrir derrière ne serait-ce qu'un soupçon pour qu'il éveillât en moi ton image inaccessible. J'oubliais, à force de t'aimer, leurs visages tristes et profanes, leur sourire mercenaire, pour trouver les traces du tien et t'aimer à travers elles

Ces bas-fonds avaient, dans leur turpitude et leur ignominie, le sarcasme d'une vérité enfouie en moi. Ma nature conquise et maîtrisée se lâchait à ses pulsions profondes et bestiales, oubliant les conquêtes de mon esprit je me contentais des possessions de mon corps. Ces femmes arrivaient à croire, par l'ardeur de mes propos et mes actes que, peut-être, elles avaient conquis mon amour, arrivant à me proposer de devenir leur maître. Seulement quand les spasmes venus du tréfonds de mon corps faisaient tressaillir tous mes organes, je pouvais regarder en face à nouveau et je ne te trouvais pas, tu n'avais jamais été là et je n'osais même pas regarder le pauvre être que j'avais utilisé pour t'avoir par procuration. Je me maudissais. Je succombais dans l'ivresse de l'alcool pour oublier ce que je venais de faire et, une fois ivre, je te revoyais à nouveau, je te voulais encore. Parfois je me réveillais le lendemain dans un lit crasseux sans savoir ce qui m'était arrivé la veille ni pourquoi j'étais là, parfois je me réveillais dans mon lit sans savoir comment étais-je revenu, parfois les nuits n'avaient pas de fin, les jours balayaient leur existence et, avec eux, je recommençais comme si rien avant n'eût été.

Ce furent six longues années. J'essayai, à plusieurs reprises, de vouloir me dégager d'un tel attachement qui me dégradait à ma condition de bâtard. Mais il suffisait de te revoir le lendemain, au loin, de te savoir étrangère à toutes ces querelles intestines, à toutes ces et convoitises sociales, pour que j'oubliasse aussitôt mes propos de fuite. Tu étais autant victime que moi. Pourquoi t'abandonner? N'était-il pas mon père restait fidèle à ma mère, dans son infidélité apparente? N'avait-il pas été un père unique malgré ses amours interdites?

Je décidai d'aller jusqu'au bout, de venger ma mère, car elle dut vivre cachée pour vivre aimée. Je risquai beaucoup sinon autant que toi. Ma situation sociale, à part les découvertes malsaines de ton père, était en train de prendre une nouvelle tournure, celle qu'aurait souhaité mon père pour son fils aimé. Qui donc dictait les lois de la société qui empêchent les éruptions des sentiments vrais au milieu des critères que seule la raison justifiait?

Puis, il vint le jour où ma réputation était devenue acceptée par tous. Les filles des meilleures familles de ta ville convoitaient ma main et, même si leurs pères auraient voulu pousser leurs investigations sur mes origines sanguines, ils auraient vite fait de les détruire au détriment d'une belle alliance pour leur descendance. Des filles, souvent sans dote, espéraient que je posasse mes yeux sur elles pour en faire ma femme.

Cette attitude générale me donna le courage, le jour venu où ton père m'invita à dîner chez vous, de m'octroyer le droit conquis d'oser demander, non pas ta main, mais le droit de te fréquenter. Sa réaction, plus que violente, haineuse et humiliante, était inique, et fit prendre ma décision de t'épouser à son insu, malgré lui. C'est là que tout se confondit, je ne sais plus si ce fut parce que je t'aimais désespérément ou parce que je voulais me venger. Cette dernière option te rendait doublement victime, et de lui et de moi.

Mais il y a des fibres blessées en nous, souvent enfouies aux tréfonds de nous-mêmes, auxquelles il ne suffit qu'un souffle irritant pour les faire vibrer malgré nos efforts conscients pour les oublier. Elles prennent le dessus, elles sont les gardiennes ignorées des vibrations intérieures et, même si nous voulons consciemment étouffer leurs signes de vie, elles se révoltent et prennent les brides de notre existence, mettent les mords à nos propres mords, et donnent libre cours aux dévastations dont elles sont capables.

Je devins aveugle. Plus rien ne s'interposait entre nous. J'invoquai l'amour. Les mords invoquèrent vengeance.

Je t'ôtai, t'enlevai non seulement des tiens mais d'une mort certaine. Ta faim d'amour, de liberté, se rejoignait à la mienne d'amour et vengeance. Tu fuis avec moi inconsciente, tu repris le souffle de la vie et, cette même vie nous ôta le fruit qui aurait été notre descendance. Mais, n'aurait-elle pas été nourri des valeurs trompées en nous qui auraient fait d'eux des bâtards plus impurs que moi-même, n'ayant comme unique valeur de leur existence que le pouvoir de l'argent dans lequel nous nous vautrons? Qu'aurait-il été d'eux, riches et répudiés?

Cet argent est notre liberté à nous mais elle aurait été leur boulet à eux. Soyons riches, réjouissons-nous de ne pas contaminer plus d'innocents et victimes comme nous."

Voilà mon cher Armand. Celui-là fut le récit de Marco quand, après avoir souffert de notre incapacité d'avoir des enfants, il décida que celui-là serait notre bonheur et pas le contraire. Quand il prit ce parti il prit en même temps le parti pour moi. Je n'étais plus stérile à ses yeux, j'étais son cadeau de l'Univers. Sa vengeance s'il y en avait une, ne nuirait plus personne.

Les années s'écoulèrent ainsi, avec une vie de confort et plaisirs. Nous voyagions de mois entiers par an, nous prenions des bateaux de luxe aux croisières merveilleuses vers l'Europe où nous séjournions dans les grands palaces des mois entiers, parcourant les villes aux guises de nos instincts. Au fond de lui la procession n'arrêtait pas. Parfois, dans les longues nuits des trajets transatlantiques, assis sur le pont en contemplant les étoiles, je le voyais soudain triste, mélancolique. Il commandait à boire et il s'enivrait avec une tristesse dans son regard qui racontait long sur lui. Parfois il parlait pendant ces moments et, bien que ce n'était pas le genre d'homme à se plaindre, il se lamentait du sort auquel des règles humaines nous avaient condamnés sans que nous n'eussions rien fait d'autre, pour les mériter, que de nous aimer.

Je ne pas vis ma famille pendant des années. Douze années pendant lesquels je ne pus avoir de leurs nouvelles que par de tierces personnes et, bien que je m'intéressais toujours à leur sort, je ne pouvais pas les approcher, mon père interdisant tous mes frères d'en faire autant.

Au bout de douze ans une de mes sœurs cadettes, ta mère, me fit parvenir une longue lettre qui traversa de multiples mains afin de m'atteindre.

Son contenu, que j'ai lu et relu des centaines de fois, je l'appris par cœur. Il me fit pleurer de tristesse, il me fit rire avec l'espoir de la revoiret il me fit réfléchir pour savoir comment lui répondre. Je peux te le réciter comme si je l'avais devant mes yeux, tellement il est resté gravé à jamais dans ma mémoire. Mais je l'ai toujours avec moi, comme le temoignage que je devais un jour t'apporter. Là voilà:

 

Chapitre IV
ANNA

Le 15 avril 1935

Chère Ophélie, ma tendre sœur, ma sœur innocente! Je ne sais pas si tu te souviens de moi, c'est moi, Anna, La Folle, ta petite sœur. Je ne sais pas non plus si cette lettre arrivera dans tes mains, je me borne à le croire, comme un naufragé se borne à croire que le message mis dans sa bouteille atteindra son sauveur.

Où es-tu chère sœur? Comment es-tu? Mes souvenirs de toi sont si lointains qu'ils sont..., inexistants! Tout ce que je sais de toi c'est par le silence. Depuis ton départ, quand je n'avais que treize ans, il s'installa sur toi. Père retira tes photos et découpa ta silhouette de celles des groupes où tu te trouvais. A cause de cela je ne sais pas quelle allure tu avais, moins encore celle que tu as! Seulement, seulement dans les rumeurs de la rue j'ai entendu parler de ta beauté! Parfois des gens disent que je me ressemble à toi mais, ils ajoutent toujours, "Jamais aussi belle qu'Ophélie". Mais..., celui-là n'est pas le sujet de cette lettre ou, si, peut-être si. Un jour que je voulus m'enquérir sur toi auprès de nos parents, en regardant le trou de ta silhouette sur une photo, père me dit, "Non , elle n'est pas morte, elle est pire que morte, elle est oubliée!". Il ajouta des phrases incohérentes à travers lesquelles j'ai pu en déduire qu'il valait mieux ne pas prononcer ton nom à nouveau et que, et surtout, il valait mieux que je ne sache rien de toi pour ne pas suivre ton exemple. Je voulus en savoir de quel exemple parlait-il et mère détourna mon attention, mère me fit des yeux de silence et je me tus. Père répandit le silence partout autour de toi. Même en dehors de la famille personne ne voulut jamais répondre à mes questions sur toi et j'entendis souvent, dans les crépitements de leurs embarras, se retourner en se chuchotant, "Si le Général nous entendait dire quelque chose...". Tout le monde le craint, moi aussi, Ophélie. Un jour que je suis allée prendre le chocolat chez ton amie Louise, leur bonne me regarda avec les yeux humides et, à un moment donné où j'étais seule dans un coin, elle me chuchota à l'oreille, en caressant mes cheveux, "Tu ressembles tant à ta pauvre sœur Ophélie...". Je la regardai et vis des larmes dans ses yeux." Tu la connus?", lui demandai-je, et elle me dit, "Chut, que ton père ne sache!", en me quittant empressée.

Tant de mystères autour de toi! Je n'ai rien appris non plus quand je demandai à Louise si elle avait été ton amie proche, si elle pouvait me parler de toi. Elle me répondit avec le silence. Silence. Soudain je grandis. Loin de toi. Puis l'inévitable arriva. Je cherchais désespérée qui pouvait m'aider et, chaque fois que j'essayais de demander conseil, les chuchotements sifflaient entre les dents malgré eux et j'entendais distinctement, "Mon Dieu, c'est comme Ophélie!". Le silence prenait sa place et je n'obtenais aucune aide de qui que ce soit. Il m'arriva alors une chose étrange. Je me rappellai de Marie, la bonne de Louise, qui me parla un jour de toi et je décidai d'aller la voir. Je prétextai que j'avais besoin de quelque chose que seulement elle pouvait m'apprendre à faire au point de croix, son passe-temps favori sous les manguiers à ses heures de repos. J'allai jusqu'à l'arrière cour, à côté des anciennes étables où ils ont fait aujourd'hui des garages pour les voitures et je m'asseyai auprès d'elle. Elle me regarda d'un œil tendre et continua son labeur sur son ouvrage, assise sur un tabouret, les jambes écartées comme elle a l'habitude. Je la regardai faire sans rien lui dire. Je me sentais bien à côté d'elle, elle sentait l'oignon et la mangue macérée dans la fleur d'hibiscus et, avec ses bras ronds, sa grande poitrine, ses jambes bien plantées sur le sol, j'eus envie de m'asseoir sur ses genoux et me blottir contre elle car rien ne pourrait m'arriver ainsi protégée. Mais je ne le fis pas. Je la regardai et finis par m'intéresser par ses points si finement faits avec ses gros doigts agiles. Quand j'étais ainsi absorbée elle commença à me parler sans arrêter son ouvrage. Je ne levai pas les yeux, j'écoutai ses paroles.

Ma petite fille - me dit-elle - je t'attendais, je savais que tu allais venir. Je te vis souvent dans mes rêves et je me disais: "La petite Anna à des problèmes". La nuit d'avant-hier tu revins me parler pendant mon sommeil. Tu étais triste, tu t'es mise à pleurer. Je te demandai ce qui t'arrivait et tu me racontas tes tracas. Je te dis alors, "Viens me voir sous le manguier, à l'heure de la sieste des patrons, j'y fais mon ouvrage". Je vois que tu entendis mon message, tu sais que tu peux compter sur moi. Parle ma petite. Personne ne nous écoute et il n'y a que moi qui peut t'aider".

J'étais stupéfaite. Je ne savais que dire, j'appuyai ma tête sur son épaule un instant et elle continua imperturbable sa broderie.
"On peut ne pas nous entendre petite, - ajouta-t-elle - mais on peut nous voir. Reste sur ta chaise, regarde-moi travailler et parle".

Je me redressai et je fis comme elle me dit. Je lui racontai tout, du fond de mon cœur, sans omettre le moindre détail, le moindre doute. Elle ne fit aucun commentaire, aucun hochement de tête qui pu laisser comprendre, aux yeux d'un curieux éventuel, que je lui faisais des confidences. De loin on aurait pu croire que je suivais, avec mes lèvres, les mouvements précis de son aiguille. Quand j'eus fini elle garda silence. Puis elle me dit:
- Je savais tout, je voulais l'entendre de tes lèvres -.
- Comment savais-tu ? - lui répondis-je -.
- Dans le rêve tu me racontas tout. J'ai réfléchi avant que tu viennes - ajouta-t-elle pour répondre à ton inquiétude. J'espère que le Seigneur me guide dans mes paroles et que je ne te sois pas de mauvais conseil. Ecris à ta sœur Ophélie, raconte-lui tout, vide lui ton cœur.
- Ophélie - lui demandai-je? Mais..., si je ne la connais pas, et elle non plus! -.
- Seule Ophélie pourra te guider, - répondit-elle - .
- Mais comment est-ce que tu peux savoir cela? As-tu si bien connu Ophélie? -.
- Ecoute-moi ma fille, je vais te parler, je vais te raconter ce que je sais. Si tu me trahis et tu racontes ce que je vais te dire, à tes parents ou à mes patrons, ou à qui que ce soit, hors Ophélie, je serais mise dehors, je n'aurais plus de travail ni maison. Ici c'est ma maison, je suis depuis mon enfance, il y a longtemps de cela. Garde pour toi seule tout ceci:

"Je connais Ophélie..., depuis qu'elle naquit. Ma mère travaillait déjà pour les parents de mes patrons actuels quand moi je suis née. Je naquis chez eux puis, quand leur fille se maria, j'avais quinze ans et elle m'emmena ici pour travailler avec elle. Je vis naître Raoul et Louise et les petits. Louise était ma préférée. Depuis tout petite, quand j'avais vingt ans, elle assista aux fêtes données par tes parents pour les anniversaires d'Ophélie. Toutes les deux filles se lièrent d'amitié depuis leur berceau. Ton père et mon patron étaient, à leur tour, des amis d'enfance, ainsi que leurs femmes. Eux ils furent compagnons de guerre et, elles, des bals. Louise et Ophélie grandirent ensemble, je les gardais souvent toutes les deux et Ophélie devint pour moi aussi proche que Louise. Je les câlinais toutes les deux, de leurs petits chagrins, je les séparais quand elles se disputaient et je les réconciliais quand elles ne voulaient plus se voir. Elles étaient inséparables. Quand leur adolescence arriva je fus leur confidente, plus que leur propre mère à chacune. Puis il arriva ce qui arriva. Je m'en veux souvent, je me dis que c'est en partie ma faute mais on ne peut rien contre le destin. J'étais au milieu de celui d'Ophélie.

Tout se passa ici, où nous sommes assises toutes les deux sous l'ombre de ses manguiers, auprès des garages où étaient les étables. Ce fut Raoul qui amena Marco dans cette ville, ce fut Louise qui le présenta à Ophélie, ce fut moi qui leur permit de se voir... Je ne pouvais pas faire autrement. Quand j'appris pourquoi tes parents empêchaient qu'Ophélie fréquentât Marco je trouvai cela injuste. N'étais-je pas moi-même comme lui? Je n'eus jamais de père, je n'ai jamais su qui il était, si c'était le frère du père de mon patron où lui-même. Ma mère ne voulut jamais me dire quoi que ce soit.
- Il vaut mieux que tu l'ignores, tu n'as pas de père ma fille, c'est comme cela -, m'avait-elle dit.

Je ne posai jamais de questions mais j'ai su, quand cela arriva, que j'étais de son côté. Etait-ce donc de sa faute à Marco? Tout comme moi nous n'y étions pour rien. Lui il avait eu la chance de savoir qui était son père, d'avoir été aimé et éduqué par lui. Il était devenu un monsieur riche et distingué, il n'avait rien d'un ouvrier, le destin lui avait souri. Il était beau comme une image de l'église, et Ophélie, Ophélie était amoureuse à mourir pour lui. Louise ourdit un stratagème, je les secondai. Je savais que je risquais tout pour moi mais, avais-je le choix? Je l'aimais tant, je voulais tellement qu'elle fut heureuse, je ne sais pas si j'eus tort, je fis ce que je croyais était le mieux pour elle.

Ce fut moi qui les aida à se rencontrer ici-même. Il n'eurent que peu de rencontres, toujours surveillés par moi pour qu'il ne se passa rien de fâcheux. Ces rencontres leur permirent de nourrir leur amour, de mettre au point leur langage secret, de se jurer leur attachement et se donner l'espoir et les forces d'attendre que les temps changeassent, que ton père changea d'avis. Il n'en fut rien. Les années passèrent et il ne changea pas. Jusqu'au jour où il osa lui demander publiquement de fréquenter sa fille et qu'il l'insulta et le mit dehors de chez vous. Ophélie tomba malade, il décida de l'enlever pour l'épouser. Je les aidai aussi. Je me dis depuis toutes ces années que si je n'avais pas été là, peut-être tout se serait oublié, ils se seraient séparés par la force des choses, personne aurait souffert... Ou, ou elle serait morte! Seulement cette idée me réconforte, seulement l'idée de penser qu'elle est vivante et, je l'espère heureuse, me sauve de ma peur d'avoir mal agi.

Puis, maintenant, tu viens, comme Ophélie jadis, demander mon aide. Je n'ai plus la force de le faire. J'entendis dans mes rêves tes pleurs et tes doutes, j'entends les questions que, sans que tu le saches, tu me poses tous les soirs. Pour cela j'allai dans tes rêves te dire de venir me voir. Je ne peux rien pour toi. Je ne pourrai pas me blâmer de faire deux fois la même faute. Je demandai d'être inspirée et j'entendis de te dire d'aller voir Ophélie, il n'y a qu'elle qui peut t'aider. Maintenant vas-t'en, qu'on ne remarque pas trop que tu t'attardes avec moi."

En disant cela elle me fit signe de la main pour que je fisse semblant de m'approcher voir son ouvrage de très près, puis elle me murmura à l'oreille:
- Que Dieu te bénisse ma fille, je serai avec toi dans tes rêves, souviens toi d'eux et de ce que je te dis -.

Elle me posa ensuite un baiser sur le front et me poussa doucement pour que je la quittasse sous l'ombre des manguiers.

C'est ainsi que je pris la décision de t'écrire. Marie me dit que si je t'écrivais elle trouverait les moyens de te faire parvenir ma lettre. Après ce long prélude te demanderas-tu, ma chère sœur, - puis-je t'appeler ainsi ? - , ce qui m'arrive pour que je vienne te demander ton secours. C'est une longue histoire qui se passa pendant toutes ces années de ta longue absence. Combien de choses n'auras-tu vécu en même temps, mille fois plus passionnantes, ou plus douloureuses, comment le savoir?

Comment pourrais-je te résumer tout ce temps en quelques pages écrites presque à la hâte, le cœur haletant, de peur qu'elles ne puissent, par une inadvertance quelconque, s'égarer dans le chemin avant de t'atteindre? Mais je n'ai pas d'autres chemins ni d'autres recours que toi!

Je le connus, - tu supposes déjà qu'il s'agit d'un homme que j'aime car j'ai vingt ans maintenant - depuis que j'ai de la mémoire. Il s'agit, - je ne sais pas si tu te souviens de lui car il était un enfant quand tu partis -, de notre cousin germain Ricardo, le fils de notre oncle Guillaume, le frère de notre mère. Te souviens-tu de lui enfant? Chétif et maladroit, à ce qu'ils racontent, il est devenu un homme svelte et brillant. Il fait ses études de médecine et il est sur le point de finir son internat. Il aura bientôt vingt-deux ans. Il entra à l'université à l'âge de seize ans, il a été sans conteste un des meilleurs étudiants...

Nous avons deux ans de différence comme tu peux le constater. Depuis que nous sommes enfants il a été, tour à tour, mon compagnon de jeux, ma victime principale quand j'eus conscience qu'il était un garçon, mon cavalier fort médiocre avant que je ne lui eusse appris à danser, mon cavalier de secours quand il me voyait plantée au milieu d'un bal par un grossier prétendant, puis, mon cavalier émérite car il fit d'énormes progrès et il devint un divin danseur, ce qui nous permit de sortir sans que nul ne jasât car nous étions cousins germains, comme des frères à nos propres yeux et aux yeux de tous. La danse devint notre terrain. Les bals notre triomphe. Nous répétions avec grand minutie nos pas de danse à la maison sous l'œil amusé de ma mère qui adorait son neveu et moi-même, et au rythme du phonographe nous nous accordions aux moindres notes. Nous mettions aux points toutes les nouveautés et nous en inventions d'autres. Sa mère, tante Jacinthe, était heureuse de voir que Ricardo ne se dissipait pas à la conquête des filles, se consacrant à ses études très précoces et s'amusant en dansant innocemment avec moi.

Ma mère aussi. Elle craignait toute mauvaise rencontre de ma part, j'ignorais alors la cause, et elle préférait de loin que mon cavalier fut Ricardo, seul sans danger possible. Quand les jours des bals arrivaient nous nous arrangions, lui et moi, pour ne pas nous engager avec d'autres partenaires sans aller pour autant officiellement ensemble. Nous faisions semblant de nous faire bouder et nous entamions notre danse. Peu à peu le bal entier finissait par nous remarquer et, si on se séparait pour aller nous rafraîchir où nous reposer, on venait nous demander si nous allions danser encore ensemble, car c'était un régal de nous voir. Nous devînmes une nécessité sociale. Notre danse était un art parmi tous ces gens qui dansaient si bien! L'harmonie de tous nos mouvements en syntonie avec la musique arrêtaient les souffles des participants préférant, quand nous passions près d'eux, d'arrêter leur propre danse pour nous observer. Nous ne nous rendions pas compte d'une telle fascination car nous-mêmes nous étions envoûtés en ces instants. Je ne savais plus si c'était la cadence régulière et sans failles de nos corps avec la musique ou si c'était la symbiose de nos corps se mouvant comme un seul. Il me dirigeait sans que je m'en apperçusse, et, avant que d'une très légère et imperceptible pression sur ma taille je susse qu'il voulait tourner, mon corps avait pris déjà la direction qu'il allait donner. Dans les sautillements des fox-trots nous dansions en ascendant et descendant sur les pointes de nos pieds comme si nous étions sur une seule et même vague dans la mer, auscultant au lointain l'arrivée de notes plus périlleuses qui allaient accélérer notre cadence. Aucun rythme nous était étranger, pouvant passer de l'un à l'autre quand les musiciens improvisaient un pot-pourri musical comme ils se complaisaient à l'appeler, mélangeant rythmes et tempos dans un tourbillon enivrant. Plus la soirée avançait plus la symbiose devenait parfaite puis, de danse en danse, des valses au paso-dobles, des tangos aux fox-trots, nos corps prenaient le même allure, nos mains s'accouplaient sans faille, nos bras serraient nos tailles, nos jambes se frôlaient compassées et puis, et surtout, les bals devinrent notre terrain, le terrain où, à la vue de tous, avec la complaisance et l'ignorance de tous, nous tombâmes follement amoureux l'un de l'autre.

Nous tardâmes, nous-mêmes, du temps pour nous en apercevoir. Les bals masquaient nos propres sentiments de son ivresse inhérente. Avant d'être un couple d'amoureux nous étions un couple de danseurs et cela ne faisait aucun doute pour personne.

Peu à peu notre entente rythmique se propagea, envahit tous nos membres, nos pensées, nos sentiments. Quand, un jour, je le vis danser avec une autre fille et je sentis cette morsure à l'intérieur, une douleur étrange m'envahit et je me rendis compte de mon état. J'essayai d'effacer cette pensée mais je dus m'avouer la vérité: j'étais amoureuse de lui! Un amour interdit encore! Comment avais-je pu être aussi aveugle pour ne pas me rendre compte auparavant? Je remémorai tous nos instants ensemble et je vis clairement que, depuis le début, depuis déjà longtemps, j'étais amoureuse. Et lui? Qu'en penserait-il de cela? Que dirait-il de sa petite cousine devenue ainsi folle? J'essayai de l'éviter. Je pris la décision de ne le voir qu'en tant que parent, en famille. Il me cherchai. Je l'esquivai. Il interrogea ma mère sur mon refus et elle lui répondit que j'étais ainsi imprévisible. Elle m'interpella et je lui dis que j'étais fatiguée de danser avec lui. Elle ne crut un mot. Elle s'interrogea à son tour et elle comprit. Elle m'appela un jour, à la fin de l'après-midi, lorsqu'elle s'assit sur son fauteuil à bascule, comme elle en avait l'habitude devant le perron de la maison pour prendre le frais à la fin de journée et saluer les passants et voisins, et me dit de venir parler avec elle. Le bougainvillier laissait tomber ses pétales à cette heure formant un tapis mauve à ses pieds qu'elle laissait jusqu'au lendemain pour jouir de cette révérence de la nature. Elle me fit asseoir sur un tabouret à ses pieds et me dit: "Il faut que tu oublies ce que tu crois sentir, danse avec lui à nouveau, tu es folle de croire que tu l'aimes, il est comme ton frère".

Ricardo m'invita à nouveau et j'acceptai d'aller danser avec lui. Quand nous fûmes ensemble je vis qu'il était différent. Il m'interrogea du regard puis, aux premiers sons de l'orchestre, quand il m'enlaça à nouveau et il sentit mon corps tressaillir il le sut. Il trembla aussi. Nos pas se chevauchèrent, je lui marchai dessus, il trébucha sur moi, sa main gauche que tenait ma droite se glaça. Nous n'arrivâmes pas à assembler nos mouvements, il me serra alors, suffoqua et me dit:
- Tu me manquais -.
- Il y a d'autres filles - lui répondis-je -.
- Aucune ne m'intéresse, il n'y a que toi -.
- Mais nous ne pourrons pas sortir toujours ensemble, nous sommes cousins! -
- Et alors, si..., - il hésita -, si je t'aime... -

Je faillis m'évanouir. Il sentait comme moi! Il me sentit glisser défaillante dans ses bras. Je voulus murmurer d'aller nous asseoir mais il continua:
- Et toi..., tu ne m'aimes donc pas? -

Je levai mes yeux vers lui. L'orchestre battait son plein, les couples virevoltaient autour et il me semblait que tous les regards étaient retournés vers nous en attendant ma réponse. Je voulus nier, je méditais mes mots pour le décourager et ils me trahirent.
- Moi, moi je suis à toi - lui dis-je - .

Ma voix s'étrangla, je voulus reprendre les mots et les ranger dans ma gorge mais, insolents, ils reprirent leur envol malgré moi:
- Je ne pense qu'à toi, rien n'existe d'autre que toi. -

Il me semblait qu'une autre personne parlait à ma place mais, je le savais, c'était moi, moi du fond qui prenait sa révolte et s'insurgeait en criant sa vérité. Ses yeux se remplirent d'un brouillard épais, ses lèvres tremblèrent puis, nous nous laissâmes, nous nous abandonnâmes à ce qui nous avait réuni, la danse, nous engageâmes un paso-doble syncopé, ses cuisses s'entremêlèrent avec le miennes, il serra ma poitrine contre la sienne, étira son bras gauche en portant ma main droite, redressa son port de tête, serra fermement ma taille et me fit virevolter aux rythmes tempétueux, me faisant cambrer à chaque double pas, me reprenant, frôlant sa joue trempée de sueur contre la mienne, les yeux fiévreux, fixés l'un dans l'autre, jusqu'à ce que le bal entier se paralysa nous laissant seuls sur la piste, sans pouvoir ni nous arrêter ni nous rendre compte que nous faisions l'amour devant tous en dansant de la sorte. Je sentais ma coiffure se défaire, mon décolleté laissait entrevoir des gouttes de sueur perler entre mes seins et, mes pieds, claquant des talons à chaque arrêt, marquait le tempo des musiciens, faisant qu'ils prirent notre rythme à nous, qu'ils nous suivirent dans notre fougue. Quand le morceau s'arrêta je voulus que la terre nous engloutit, mais elle n'en fit rien. Tout autour les danseurs applaudirent enthousiastes, réclamèrent une suite. La tête me tournait, et lui, Ricardo, méconnaissable, le feu aux yeux, me prit par le bras et, sans sourire au public improvisé, me conduisit à notre table. Je croyais que tous les doigts aller se pointer vers nous pour nous proscrire mais il n'en fut rien. Pour tous ce n'était que l'accomplissement dans l'art qu'on excellait. Pour nous il n'était que le début d'une histoire qui semblait se répéter à nouveau, la tienne. Nous nous étions déclaré notre amour, nous l'avions matérialisé dans cette danse inoubliable. Qu'allions-nous faire désormais? Nous cacher? Nous savions que, sans le moindre doute, notre amour était interdit. Finir, comme toi, être maudits à jamais? Rompre quand nous venions de commencer?

Rien ne pouvait plus être pareil qu'avant bien que tout laissait à le croire. Nous profitâmes alors de cette engouement général pour notre danse et nous jouîmes sur son compte. Nous nous produisîmes comme des professionnels sur les pistes de nos bals. Nous ne fîmes plus aucun effort pour chercher chacun une partenaire en vue d'une relation amoureuse, nous étions une convoitise général. Je mis tous mes efforts pour peaufiner mes toilettes qui allaient rehausser la timide beauté de laquelle je jouissait. Car, à côté de la tienne, même après des années, mes sœurs et moi nous étions toujours comparées à toi et, toujours, une exclamation en sourdine se laissait entendre à notre passage quand nous nous trouvions plus resplendissantes que jamais: "Jamais aussi belle qu'Ophélie ..." C'était notre quotidien, nous avions accepté le mythe de ta beauté sans trop de douleur puisque, au fond, tu n'étais qu'un mirage de nostalgie.

Je m'appliquais au soins et recherches de mes accoutrements. Toujours déterminées par notre société si exigeante à cet égard il ne fallait jamais qu'une même toilette fut portée plus d'une fois. Nos moyens, avec toutes les femmes de la maison, ne donnaient pas pur suivre un tel rythme de vie et nous, comme tant d'autres, nous essayons que nul ne s'aperçut des transformations subies par chacune des nos tenues. Deux facteurs jouaient à notre faveur: le temps et l'imagination. Point l'oubli car personne n'oubliait une toilette portée même des années auparavant une seule fois. Elle avait fait son éclat, en faveur ou en contre, et elle restait gravée dans la mémoire de tous, associée à l'événement où elle fut mise. Les efforts d'imagination étaient grandes. Une robe se démontait, se gardait, puis elle se mettait plus tard au goût du jour, changeant et son but et son aspect initiale. Si elle avait été portée dans une soirée de gala, elle changeait sa longueur pour une soirée de moindre étiquette; si elle était décolletée elle se couvrait, si elle était vaporeuse elle se cintrait. Des accessoires venaient complaire le tout, devenant une nouvelle toilette méconnaissable aux yeux de nous mêmes. C'était le prix à payer pour pouvoir répondre à toutes les manifestations sociales auxquels nous étions censées devoir assister, presque aussi nombreuses que les jours de l'année.

Ricardo et moi nous devînmes le centre de ces réunions bien que pas pour très longtemps. Les commentaires devinrent peu à peu pressants, d'abord éparses et issues de jalousies et, puis, peu à peu, de plus en plus généralisés et provenant des chuchotements plus insidieux: "N'a-t-elle aucun prétendant?", "N'est-elle pas en âge de marier?".

Quand Ricardo partait à la capitale pour continuer ses études, dès son retour en vacances sa mère lui proposait une quantité des promises potentielles auxquelles il se refusait en disant, "Mais, je n'ai pas fini mes études, je ne veux pas encore me compromettre, j'ai le temps devant moi...".

Ses excuses, ainsi que les miennes, perdirent tout son poids un bout d'un an. Ma mère m'intercepta un jour et me dis que mon spectacle de danse avec mon cousin était suffisant, qu'il fallait que je sors avec d'autres garçons avant qu'on ne commença à jaser. De fait, s'était déjà commencé. Elle rajouta, avec des paroles hachés, "Je ne veux pas subir une autre honte comme celle qui m'a fait subir Ophélie, je préfère mourir!". La culpabilité m'envahit car, jusqu'à là, nos amours avaient grandit sans gène, bien au contraire, couverts et masqués par tous. Nous assouvissions notre passion en secret, certes, mais nous pouvions nous tenir publiquement du bras sans évoquer des soupçons. A partis de là tout se compliqua. J'étais, nous étions déjà follement amoureux et conscient de l'être l'un de l'autre. Vers quel cap allions nous dériver? La cachette permanente, la tromperie générale, le mensonge constant?

Je tentai une dernière sortie. Un jour que je me trouvais seule avec ma mère pendant qu'elle tricotait assise sur son fauteuil à bascule, je m'étais assis à même le carrelage frais et j'appuyai ma tête sur ses genoux Elle s'attendrit, caressa mes cheveux et me questionna, "Que veux-tu ma fille?". Alors, comme si l'idée me venait soudainement, je lui dit sans détours : "Ricardo ne peut-il pas me courtiser?". Comme il était son neveux je pensais que sa réaction pourrait être tempérée mais elle s'arrêta de tricoter, posa sa pelote de coton et ses aiguilles sur sa travailleuse, enleva ses lunettes, avec des gestes lents et posés et dit péremptoirement, sans donner sujet à discussion, "Jamais, tu m'entends, jamais!". Elle reprît ses lunettes, reprît son ouvrage et continua à tricoter sans rien y ajouter. Je fis semblant d'avoir énoncé une supposition quelconque, je restai la tête surs ses genoux mais je sentais tous mes os claquer, mes membres trembler et je conclus, "C'était pour dire!", en me levant pour qu'elle ne sentisse pas les frissons de gèle qui m'envahissaient. Je fis tout pour paraître maître de moi et je la quittai en prétextant une quelconque obligation mais, en arrivant dans ma chambre, je m'effondrai en sanglots. Plus d'espoir. Quoi faire?

Voilà Ophélie. La suite tu la connais. Non pas parce que tu aies entendu quoi que ce soit, mais parce que tu l'as déjà vécu. Depuis cinq ans nous vivons cette mascarade, tout autant que toi, notre amour a grandit sans mesure avec le temps et nous nous trouvons là devant ce carrefour sans issue.

Marie m'a dit de t'écrire. Il n'y a que toi qui peut me donner un conseil que je veuille écouter. Il n'y a que toi qui puisse comprendre ce que je vis. N'importe quelle décision que je sois obligée de prendre sera une source de douleur, soit pour moi et Ricardo, soit pour nos familles, soit pour tous. Que faire?

Dis moi, seulement, un mot: es-tu heureuse aujourd'hui? Valait-il la peine d'être répudiée de tous? Votre amour a-t-il su rester au-dessus de votre exil?

Je me mets entre tes mains, ta sœur qui ne te connais pas et qui t'aime tant.

Anna la folle.

 

Chapitre V

Voilà, tante Ophélie est morte. Sera-t-elle capable de me dévoiler, depuis l'au-delà, le mystère de ma naissance?

C'est elle qui me poussa pourtant à partir, à quitter sa ville, celle où je vis le jour, celle où j'avais tant des souvenirs attachés, par la douleur et puis, par cet amour inaltérable, malgré la mort et le temps, de ma mère. Elle savait que nous ne nous verrions plus, moi je ne voulais pas l'admettre mais je le savais aussi du fond de mon cœur. Pour elle cette séparation n'était pas dramatique, ou elle fit tout pour que je le crusse, elle resta impassible, avec un sourire plein de bienveillance en me disant ses derniers mots: "Je serais toujours près de toi".

La force de son amour, qu'elle ne voulut jamais superposer à celui de ma mère, était plus grande encore que si je n'étais le fils de sa chair. C'était l'amour qui donne la foi. N'est-elle la foi croire en ce que nous ne pouvons pas prouver? N'est-ce pas l'amour le premier acte de foi qu'à l'homme et le plus grand? Ophélie croyait en moi et cela était sa plus grande preuve d'amour envers moi. L'amour on ne peut pas le prouver et, pourtant, tous les êtres, un jour ou l'autre, les ressentent. Si le malheur de leur destin veut qu'ils ne puisent jamais avoir ce sentiment, leur vie n'aurait alors aucune valeur, ni à leurs yeux ni à ceux des autres. Les scientifiques veulent bien défier quiconque de prouver que les phénomènes paranormaux existent mais, pourraient-ils défier de la sorte pour que quelqu'un puisse prouver l'existence des sentiments? On peut donner des exemples d'amour, ou de haine, ou d'un autre sentiment, comme on peut donner des exemples de phénomènes paranormaux, mais ni les uns ni les autres personne ne peut les prouver car ils sont, par définition, des actes de foi.

Ma vie fut, depuis le début, soumise à ces rencontres mystérieuses, improbables avec l'au-delà comme à des amours invisibles à l'œil de la raison. Pourrais-je pour autant douter de ces rencontres, comme des amours terrestres de ma vie?

Ophélie est de l'autre côté des yeux et je la sens, pourtant, plus près que jamais. Elle veut me dévoiler, maintenant, ce que tant de fois je lui demandai de son vivant. Elle me parla en métaphores auxquels je ne fis aucun rapprochement avec mon histoire. Puis, les souvenirs se réveillant, à l'instar des tortues enterrées depuis des années dans les patios des maisons et qui réapparaissaient, plus grandes et plus belles, quand on les croyait mortes, ainsi les histoires qu'elle me raconta sommeillèrent en moi jusqu'au jour où on m'annonça sa mort.

Ophélie vient á moi de toute sa force, avec le souffle inspiré par sa transmutation physique vers des domaines dont j'ignore tout, même si je me sois confronté souvent à lui., peu importe comment, si par le passé ou par le présent, et elle veut me dévoiler ce que je lui ai tant demandé: "D'où je viens?". Je la vois encore, assise sur son fauteuil à bascule, devant le perron de sa maison à l'égal de sa mère jadis, pour prendre le frais de la tombée du jour. Elle avait l'habitude, âgée déjà, de mettre une ou deux chaises à côté de la sienne pour que les passants, en la voyant avec son sourire paisible, pensassent qu'elle n'était pas seule, que sa compagnie venait de rentrer un instant à l'intérieur de la maison, tout en laissant comprendre par ce geste à ses amis et parents qu'elle était disponible á recevoir. On avait ainsi toujours cette double satisfaction de pouvoir passer à l'improviste, sous l'impulsion d'une soudaine envie de la voir, sachant que si on la trouvait seule avec ses chaises vides à côté d'elle on pouvait s'arrêter lui rendre visite ou, dans le cas contraire, si elle était accompagnée, soit on continuait son chemin pour respecter l'intimité qui venaient chercher ses interlocuteurs, soit on s'arrêtait pour se joindre au groupe si on était certain de ne pas déranger. P. II-51 Quand l'heure du dîner arrivait, sa bonne sortait sans gêne sur le perron pour le lui annoncer. Ophélie congédiait gracieusement sa compagnie si il y en avait ou, sans aucun affectation, elle l'invitait à partager sa maigre pitance.

Comme elle vivait seule depuis le décès de son mari, elle avait un rythme de vie en dehors de tout compromis social. Son dîner était composé d'un bouillon de légumes et de quelques tranches de banane plantain frites ou grillées accompagné d'une tasse d'une boisson chaude composée de jus de brique de canne à sucre trempée dans l'eau. Tout cela lui était servi dans des assiettes et tasses ébréchées qu'elle prenait avec grande dignité dans ses mains soignées. Elle n'était pas, comme on pourrait le croire, ni ruinée ni radine. Elle avait été riche durant toute sa vie de mariée, et elle le resta après la mort de son mari quand elle retourna vivre à sa ville natale, près de sa sœur aimée, ma mère. En ce moment elle acheta une maison confortable et discrète avec un joli jardin derrière et un autre devant qu'elle aménagea avec autant de goût que de sobriété après avoir donné toutes les affaires de sa vie précédente. Pour cela elle réunit un jour ses frères et sœurs moins fortunés et ses multiples neveux et nièces déjà mariés et leur dit:
"Voilà, je fus gâtée par l'argent, j'ai tout eu, j'ai profité de tout, des bijoux, de vêtements, des vaisselles, des meubles, j'en ai usé et abusé. Maintenant je suis veuve et âgé de soixante ans, je n'ai plus besoin de paraître devant personne ni de montrer rien à qui que ce soit. Comme je n'ai pas d'enfants je veux que vous en profitiez maintenant que vous êtes jeunes. Je veux tout vous donner. Que chacun d'entre vous signale par un mot écrit ce qui lui plairait d'avoir et je vous le ferais parvenir, en espérant de ne vexer personne".

C'est ainsi qu'elle se défit de tout. Son argenterie, belle et fastueuse, ses vaisselles des plus réputées porcelaines, ses bijoux, ses meubles signés et importés, ses fourrures et vêtements. Ophélie demanda à ma mère de l'accompagner acheter un mobilier simple et en accord avec la nouvelle vie qu'elle voulait commencer. Elles firent faire des meubles en rotin, plus adaptés au climat chaud que les siens adaptés aux basses températures de la capitale, elle acheta une petite vaisselle et elle resta pratiquement sans rien, tout en ayant ce qui lui était nécessaire et en rendant sa maison d'une beauté simple et presque monacale. P. II- 52 Si on était donc invités pour l'accompagner à dîner, on restait avec faim mais on continuait la soirée sans l'interrompre. Parfois il arrivait qu'on restait l'accompagner dîner, sans rien prendre, pour le seul plaisir de rester en sa compagnie. Elle mangeait alors seule, devant nous, avec gratitude et dignité.

Normalement après son dîner elle sortait à nouveau sur le perron se rafraîchir et, puis, si personne ne venait la voir, elle se rentrait une heure plus tard pour lire et se coucher. Si elle recevait la visite, même à ses nonante ans, elle restait aussi enthousiaste jusqu'à minuit, voir plus, avec une exaltation dans l'âme aussi communicative qu'elle donnait toujours envie de vivre, même quand on se trouvait dans les pires difficultés. C'est dans ces soirées tropicales, assis sur les fauteuils à bascule, dessous les acacias qui bordaient les rues, qu'elle écoutaient mes craintes, mes doutes sur mes origines et qu'elle me racontait toutes les histoires qu'eurent lieu à l'ombre des manguiers de sa maison paternelle.

Ce ne fut pas en une seule fois que j'ai pu tout reconstituer, c'est fut au fur et à mesure du temps qu'elles vinrent se recroqueviller dans ma mémoire, pour trouver refuge dans un coin isolé de mon intérieur, et rester en attente que d'autres morceaux de ce puzzle finirent par se regrouper en cherchant une forme préalablement faite. Chaque soirée que je passais en sa compagnie elle entrait discrètement dans ce coin isolé et déposait, sans que je m'en aperçusse, une nouvelle pièce à mon énigme. Quand j'étais en sa présence elle avait la manière de me faire ignorer la subtilité de sa périlleuse manœuvre et, au lieu de me rassasier des histoires de son passé, comme font souvent les personnes âgées, elle ne faisait que s'intéresser par mon présent et tout ce qui le concernait. Toujours avide d'apprendre de nouvelles choses elle me posait des questions, elle se pâmait devant mes réponses avec un tel appétit qu'elle me faisait sentir que ma vie avait un sens et mes actes un but. Lorsque je me laissais emporter par mes confidences, mes rêves cachés, mes croyances ancrées et occultes, elle écoutait avec passion, sans rien juger. Quand j'étais alors submergé dans ces instants d'ouverture, elle profitait pour déposer sa pièce du puzzle du jour. Je ne pourrais pas retranscrire de quelle manière elle le faisait mais certainement elle n'utilisa jamais les sentences péremptoires de ceux qui ont longtemps vécu et qui disent: "De mon temps...".

Son langage était subtile et elle, par son silence et ses questions, m'induisaient à faire de même. P.II- 53 Je finissais par lui poser des questions qu'elle évitait, ne voulant pas parler de son passé, mais le faisant tôt ou tard par respect de ma curiosité. Peu à peu j'appris ainsi son histoire, et celle de ma mère, bien qu'elles ne resurgissent que maintenant, quand j'apprends qu'elle est morte depuis un mois. Dès lors toutes les pièces qu'elle accommoda soigneusement dans mon intérieur prennent vie et commencent leur danse d'assemblage. Chacune commence à trouver sa place dessinant, les unes à côtés des autres, la toile de fond de mon existence qui eut lieu à l'ombre des manguiers où ma mère commença à fréquenter son cousin en tant qu'amoureux.

Chapitre VI
ANNA LA FOLLE


"Tu sais pourquoi l'appelait-on Anna la Folle?", - me dit Ophélie un jour -. Devant mon geste d'ignorance elle me regarda en riant, comme si les images qu'elle voyait dans ses souvenirs reprenaient vie devant elle. Elle retint un sourire suspendu à ses lèvres pendant qu'elle parlât:

"Elle était vraiment folle ta mère! Quand j'avais vingt ans et que je commençais mon histoire d'amour avec Marco, ta mère, Anna, n'avait que huit ans. Elle était la benjamine de la maison et elle avait le droit à tout ce que nous n'avions pas eu à son âge. Mon père lui-même laissa tomber ses armes de Général devant elle et la prît plus comme un aïeul que comme son géniteur. Il la gâtait de tout et ce fut ma mère qui dut prendre les rênes de son éducation et être sévère envers elle pour pouvoir la discipliner. Elle était notre jouet à tous ses frères, elle nous charmait tous et nous ne pouvions rien lui refuser. Elle devint gâtée, au plus profond du terme mais elle n'abusa pas, elle en profita et nous fit en profiter à nous tous. Elle courait partout dans la maison, habillée avec ses robes en mousseline blanche couverte des nœuds et dentelles. Rien n'était trop beau pour elle et, moi-même, je passais mon temps à la coiffer et l'habiller comme à une belle poupée qu'on aime. Cette attirance qu'elle exerçait se répandait partout, les bonnes l'adoraient, mes parents, les animaux et…, le jasmin. Il y avait toujours sur elle des pétales de jasmin. A chacun de ses mouvements il y en avait qui tombaient, dispersant partout où elle passait un chemin de pétales et marquant avec sa fragrance diffuse les lieux de son passage. Quand elle partait en courant dans la cour et qu'elle passait devant l'arbre du jasmin on voyait des pétales se détacher de leurs fleurs pour aller se coller sur sa robe de mousseline. Un souffle ténu et virevoltant la suivait alors dans sa course folle sans qu'on puisse distinguer alors si c'étaient des ailes qu'elle avait sur son dos ou des rubans détachés de sa robe. Quand elle arrêtait de courir quelques pétales se collaient à sa robe et ses cheveux, se détachant ensuite comme de petits papillons pour tomber lentement à terre à chacun de ses mouvements.

Cela irritait ma mère qui s'exclamait: "Anna est folle, elle fait tourner la tête même au jasmin!". Mon père, à qui au contraire cela amusait beaucoup, disait que rien ne pouvait lui résister et l'appelait, à son tour, "La jasminière". "Heureusement que la floraison ne dure pas toute l'année - ajoutait ma mère -, car on finirait par détester son parfum". La floraison avait lieu deux fois par an et, chaque fois qu'elle arrivait, les bonnes commentaient en chuchotant: "Voilà du travail qui arrive, on va trouver des pétales flétris jusque dans les tiroirs!". Ce qui était vrai. Quand le jasmin fleurissait il y en avait partout, on en trouvait jusqu'au moindre recoin, malgré le nombre de fois que les filles s'appliquaient à balayer et nettoyer toute la maison dans la journée, comme c'était l'habitude en générale, non pas à cause des pétales mais de la poussière! A cette saison les bonnes qui faisaient le ménage s'énervaient parce que quand elles passaient le balai les morceaux des fleurs se levaient en l'air et ne se laissaient pas attraper.

Il y en avait partout sur la table si Anna était déjà arrivée quand nous arrivions à table pour manger, il y en avait sur nos assiettes, sur la nappe, sur les couverts et dans les coupes d'argent où nous buvions l'eau. Anna les mangeait sans se rendre compte, ce que nous avions fini par faire aussi, las d'essayer de les écarter. Mon père décida qu'il fallait les incorporer dans les recettes de famille comme secret de la gastronomie familial, appelant Jasmanna un mémorable plat de chevreuil ainsi épicé.

Comme nous aimions tant Anna nous avions appris à aimer cette dérapage de la nature et il devint naturel pour nous de vivre dans ses voiles des pétales de jasmin. Les bonnes trouvèrent finalement le moyen pour faire le ménage quand elles comprirent le principe de cet invasion et elles demandèrent à ma mère de leur donner une des anciennes robes d'Anna pour nettoyer la maison en rajoutant que, si le jasmin aimait tant mademoiselle Anna, les pétales allaient aimer sa robe et se colleraient à elle, sortant de tous ses recoins comme attirés par un grand aimant. Elles firent de serpillières et des torchons en mousseline d'Anna, des plumeaux en lambeaux de dentelles d'Anna, des serviettes d'Anna, des éponges d'Anna et résolurent le problème. Ma mère regardait stupéfaite toute cette nouveauté et répétait, non sans laisser esquisser un sourire, "Anna, la folle!".

Il y eut beaucoup d'hypothèses sur le pourquoi de ce phénomène. Ma mère, qui lui prêtait avec malice une mauvaise foi innocente disait qu'Anna allait se frotter au jasmin enduite d'un onguent qu'une bonne, sorcière de son état, lui eut appris à fabriquer quand elle était petite. Un jour Rosa, notre bonne nourricière, se planta devant elle avec ses bras en jarretière, quand ma mère disait sa version, et lui dit:
"Madame, je suis désolée, mais ce n'est pas comme cela qu'il faut parler de votre fille. C'est moi la cause de sa grâce. Quand elle naquît ce fut le même jour que le jasmin produit ses premières fleurs. Je la pris dans mes bras dès qu'elle fut nettoyée et je la portai devant l'arbre en fleurs. Je restai là quelques instants en priant au ciel que cette enfant fusse protégée de tout malheur. Une fleur lui tomba sur le front et je compris que mon vœux avait été écouté. Dès lors, chaque fois que l'arbre fleurissait, je la portais dans mes bras et je m'asseyais au pied du jasmin. Les fleurs lui tombaient dessus, comme si elles la connaissaient. Elle apprit à lui parler plus tard, comme, si c'était quelqu'un, comme elle parlait aux poules dans le poulailler et aux chats sur les toits et l'arbre finit par lui répondre en lui jetant ses fleurs à son passage".

Un jour Anna tomba malade et resta longtemps au lit et, à la stupéfaction de tous, l'arbre de jasmin commença à dépérir. Ses feuilles jaunirent, ses branches tombèrent, épuisées. Notre bonne Rosa alla voir Anna et lui pria de guérir car son arbre aller mourir de ne pas la voir. Quand Anna entendit cela ses yeux laissèrent couler des larmes en silence mais elle ne put pas se lever. Rosa allait tous les jours lui donner les nouvelles de son jasmin et Anna prit des forces, se reconstitua et, dès qu'elle le put, elle se fit porter à côté de lui. Seule Rosa resta à ses côtés, c'était leur confidence. Anna retourna au lit et sa guérison fut vertigineuse. Tous le jours ils la sortaient devant son arbre et, peu à peu, l'une et l'autre, se rétablirent. Mère arrêta de se moquer d'Anna et passa, imperceptiblement, à l'appeler comme père et puis nous tous, la Jasminière. Anna grandit dans cette intempérance et c'est elle-même qui, par la suite, s'appela à elle-même "La Folle", quand elle tomba amoureuse de notre cousin…

Ses amours lui furent interdites depuis que mère les prit en flagrant délit un jour qu'elle alla dans l'arrière cour où d'habitude elle n'y posait pas les pieds. Elle entendit un bruit des rires et elle reconnut celui d'Anna, derrière le tronc d'un manguier. Elle l'interpella et Anna se tut. Mère l'a rappela et elle ne bougea point. Mère détestait rentrer dans l'arrière cour pour ne pas salir ses souliers avec la terre toujours sèche et poussiéreuse qui constituait le sol car l'herbe n'y poussait pas sous les manguiers. Mère s'avança intriguée vers le manguier et elle trouva Anna paralysée d'angoisse, en compagnie de notre cousin. Mère compris. Elle ne lui dit mot, la prit par le bras et la fit rentrer. Ricardo se sauva par la porte de derrière comme, jadis, Marco. Le conciliabule entre nos parents ne fut pas long et le verdict irrévocable. Il fallait qu'ils arrêtent de se voir.
- "Ricardo a - dit mère - deux fois le même nom que moi, par son père et par sa mère, cousins entre eux au deuxième degré. Un enfant de vous portera trois fois de suite le même nom. Trop c'est trop. L'enfant sera maudit. " -

L'histoire recommença, à l'identique que la mienne. "L'une a tachée le sang d'impureté, l'autre le viciera de pureté", - avait déclaré père. Le calvaire d'Anna débuta.

Mère fit appeler son frère Guillaume et le mit au courant des faits. Il s'insurgea, il voulut punir son fils et ils s'accordèrent d'empêcher leur union coûte que coûte. Anna et Ricardo firent alors comme Marco et moi. Pendant cinq ans ils trichèrent, ils se construisirent un langage à eux, ils firent semblant de revenir cousins seulement et chacun prit un partenaire officieux pour couvrir les faits. Quand elle m'écrivit ce fut au bout de ces cinq années de souffrances muettes, d'humiliations silencieuses, d'amour tronqué et, il n'y avait que moi qui pouvait comprendre ce que cela voulait dire et, surtout, le prix qu'il fallait payer. Quand je lui répondit je lui fit à contrecœur car je ne voulais pas qu'ils endurassent ce que nous avions vécu et ce que nous vivions encore. Je n'étais pas sûre de rien regretter car aucune femme ne souhaite jamais être ainsi traitée, même pas une criminelle. J'étais une criminelle d'amour et, qu'ils l'eussent voulu ou non, leur jugement avait déteint sur mon sentiment aussi fort qu'il eût pu être, car il avait la connotation d'un crime et il avait fait souffrir tout autour de moi jusqu'à finir par me poser la question: 'L'est-il?'

 

Chapitre VII
OPHÉLIE

J'ai gardé le brouillon de la lettre que j'envoyai à ta mère pour savoir un jour si je m'étais trompée dans ma réponse. Je ne le sais toujours pas, peut-être toi, son fils, tu le sauras. La voici:

"Chère Anna, ma Jasminière inoubliable.

Comment aurais-je pu t'oublier ma petite Jasminière? Ta lettre, qui a su traverser tous les obstacles pour arriver jusqu'à moi, m'a ramenée douze ans en arrière…, douze ans! Quand je partis de la maison tu n'avais que treize ans, et la dernière image que j'ai de toi c'est quand j'allai dans ta chambre, je te serrai dans mes bras et tu me demandas pourquoi je pleurai sans que j'eusse pu te répondre et, prenant un des pétales de jasmin qui s'envolait de ta robe, je le gardai avec moi. Je l'ai toujours, je le porte sur moi dans un pendentif que je fis faire avec lui incrusté. Comment aurais-je pu t'oublier si le parfum avec lequel tu embaumais notre maison m'enveloppa pour toujours et devint parti de moi. J'ai chez moi toujours un bouquet de jasmin que je fais venir des plaines chaudes aux saisons de floraison pour que tu restes présente dans ma vie.

J'aurais tellement de choses à te dire, j'aimerais tellement te voir, voir comment tu es devenue une femme depuis déjà longtemps, déjà amoureuse et..., interdite! Si quelqu'un peut te comprendre il est vrai que c'est moi, ma chère Anna, mais comment pourrais-je te conseiller? Te dire que ce que je fis est le bon choix et que tu dois faire pareil? Te dire que je me suis trompée et que tu ne dois pas souffrir comme moi? Ni l'un ni l'autre est la vérité. Le choix de faire ce qu'on veut faire ne rends pas heureux ni malheureux, il accomplit notre destin, comme l'artiste qui tourne le dos au monde pour se consacrer à ce feu intérieur qui le consume, en rendant visible aux autres ce qui ne l'était pas, ne devient pas plus heureux pour autant, il devient seulement ce qu'il est. Pourrais-je te dire que je suis plus heureuse par le fait d'avoir suivi mon amour dévorant pour Marco et l'avoir épousé? Je ne le sais pas. Je sais le prix que j'ai payé pour être à côté de lui et, je sais aussi que, si je ne l'avais pas fait, je serais morte depuis longtemps. Je n'avais pas le choix entre lui et la mort. En le choisissant lui je vous perdais, vous tous, mes parents et frères adorés mais, je savais que je n'allais pas mourir pour autant. Mon destin était de vivre et pour cela il fallait vivre avec lui.

Notre amour était vrai mais, vois-tu, l'amour a besoin de nourriture pour qu'il reste en vie. Je pourrais te dire que, peut-être, si nous avions eu des enfants, si nous étions issus du même origine social, si mes parents ne nous avaient pas maudits, si…, mais, peut-être, que même si tout cela avait existé notre amour n'aurait subsisté. Il s'éteignit comme la flamme d'une bougie s'éteint quand sa cire fonds et, pourtant, le feu n'a rien à voir avec la cire bien que sans elle il ne peut pas vivre.

Je sentis que Marco commençait à s'éloigner de moi le lendemain même de notre mariage caché. Rien ne laissait le voir mais c'était comme une pelote de laine qui, ayant le bout accroché à un clou, plus on avance plus elle rétrécit. Ainsi rétrécit notre amour en avançant dans le temps, je sentais sa taille diminuer dans mon ventre, sans que je ne pusse rien faire pour l'empêcher, sans que je pusse retourner au point de départ pour décrocher le bout du clou.

Au bout de trois ans, voyant que mon ventre ne lui donnait pas son fruit je sentis aussi dans mon ventre le vide, la pelote vit sa fin. Marco s'éloigna, me délaissa, m'abandonna, mais non pas aux yeux du monde, seul aux nôtres.

J'étais sa parade, son objet de luxe, son prestige, l'écrin où il pouvait montrer ses richesses pour que tous les admirassent. Aux yeux du monde nous passions pour un couple heureux, toujours élégants, toujours disponibles, avec ma ligne irréprochable car aucun enfant n'avait déformé mon corps. Puis, j'appris l'inévitable. Une autre femme attendait un enfant de lui. Ce qui arriva anonymement, se confirma. Marco me l'avoua quand j'essayais de le toiser, sans se dérober.
"Je ne te quitterai pas pour autant - ajouta-t-il. Tu es ma femme, l'autre ne sera que la mère de mes enfants".

J'avais bravé le monde, mon monde, j'avais abjuré de lui, pour un homme fils de l'amour, comme il me l'avait dit lui-même. Allai-je le quitter parce qu'il allait être, à son tour, père de l'amour? Il ne m'avoua pas, ni ne le nia non plus, s'il aimait cette femme ou pas. Elle allait lui donner un enfant, comme sa mère lui avait donné lui à son père. Marco me dit qu'il l'installerait confortablement, loin de chez nous, qu'elle ne nuirait pas notre vie sociale ni, même, ajouta-t-il, notre couple. Il respecterait nos apparences mondaines et nos conventions internes et, il finit, "Je dormirai toujours avec toi, comme mon père avec sa femme".

J'étais attrapée par mon propre choix. Que pouvais-je faire? Retourner à la maison et dire à père, je reviens? Pour lui j'étais descendue au niveau d'une courtisane. J'avais souillé l'honneur de la famille et je ne pouvais pas la leur imposer. Je devais aller jusqu'au bout de mon choix.

Marco se transforma par la suite avec moi. Après l'état d'irritabilité dans lequel il vivait à cause de ma stérilité et ensuite par la gêne que lui causait d'avoir une maîtresse, il devint le mari idéal quand il m'avoua tout. Il se réconciliait en même temps avec son passé et avec son futur, en ayant un enfant naturel et une femme de haut rang. En tant qu'enfant naturel lui-même il souhaita que je réagisse comme il aurait voulu que la femme de son père le fisse, avec panache et grandeur.

Comment pouvais-je me défaire de l'idée de ce que je croyais était l'amour d'un couple ainsi que de la notion de fidélité conjugale et d'autres préjugés? Ne me préservait-il pas socialement? N'était-ce pas ceci, à mes yeux, le plus important, même si, paradoxalement, c'était là que j'avais blessé mes parents et ma famille? J'acceptai son aveu et sa proposition. Je n'avais pas le choix. Ma blessure était insondable mais j'étais acculée devant mon destin et je décidai de faire face. Je commençai à profiter, sans gêne, de mon état sans enfants ni obligations, de l'argent que mon mari m'apportait à flots. Je devins l'incontournable de la capitale, j'usai de ma beauté et j'en abusai. Je vécus de fête en fête, de bal en bal, faisant briller la carrière de Marco qui me prit comme marchepied pour grimper plus haut dans l'échelle de ses ambitions.

Nous continuâmes alors nos voyages. Nous allions six mois par an en Europe, nous habitions les plus beaux palaces des capitales, nous faisions des traversées en transatlantiques luxueux, nous avions nos propres serviteurs qui nous accompagnaient durant ces trajets. Je m'habillai chez les grands couturiers des maisons parisiennes et, pourtant, j'étais farouche à tout cela. Même dans les hôtels de grand luxe j'étais toujours méfiante de la propreté, du service, faisant désinfecter les baignoires de ces lieux apparemment impeccables par mes domestiques personnels, avec de l'alcool qu'ils faisaient brûler devant mes yeux pour que je n'eus aucun doute de leur propreté. Penser que dans ces baignoires, ces douches, ces lits, d'autres personnes s'étaient baignés, douchés ou avaient dormis avant P. 61 nous, me dégoûtait à l'extrême. Je faisais mettre des matelas neufs et achetait moi-même des parures de lit qui m'étaient exclusivement réservées durant notre séjour. Je répugnai la cuisine où des mains inconnues avaient touché les mets apparemment délicieux. Mes domestiques se chargeaient de surveiller tout pour me rassurer. N'importe quelle femme aurait joui sans réserves des luxes qui m'étaient offerts, moi je rechignais.

Marco essayait de me couvrir de parures d'orfèvrerie et je ne visai que des objets uniques et discrets. J'avais horreur de tout ce qui voulait paraître plus, je voulais ce qui était plus sans le paraître.

Quand nous rentrions de ces voyages la société de notre capitale se ruait pour nous inviter partout afin que je puisse parader mes tenues et mes bijoux, mais j'essayai de narguer la cadence des modes changeantes sans fin trouvant un style à moi, immuable et toujours novateur, me faisant devenir le symbole de l'élégance et la sobriété dans le luxe. Marco en profitait, ma renommée était une arme à lui. Il l'utilisa et il devint député, puis ministre, jusqu'à qu'il atteignit les plus hauts postes du gouvernement. C'était, au fond de lui, un des ses souhaits les plus profonds et, parfois, bien qu'il essayait de ne jamais toucher le sujet, il me disait en sourdine à l'oreille: "Que dirait alors le Général de ce bâtard?". Sa plaie était et resta toujours ouverte. Tous les pansements que je pus lui apporter avec mon prestige grandissant n'arrivaient pas à l'aider à la cicatriser. Elle saignait et elle saigna tout au long de sa vie. Je ne pouvais et je ne pus jamais le blâmer de cela.

Son enfant, car il eut un seul de sa maîtresse, fut sa revanche. Il lui donna, avec ma douloureuse approbation, son nom. Il ne voulut pas qu'il fut un enfant d'une mère seule, il voulut lui donner un père et de par sa présence et de par sa reconnaissance. Il lui donna, comme son père à lui, la meilleure éducation qu'il pu et il fut toujours fier de lui. Au début je détestai l'idée de son existence puis, étant donné qu'il ne me portait aucun tort social, je l'acceptai, je le reçus chez moi, je devins sa tante! Il eut en revanche la délicatesse de ne pas me faire fréquenter jamais la mère. Je finis par la respecter et reconnaître qu'elle lui donnait un équilibre que je ne pouvais pas lui offrir.

C'est ainsi qu'il abandonna peu à peu mon lit et, je dois dire, pour mon grand soulagement. Je n'étais pas sensé lui donner son plaisir de mâle, je lui en donnais d'autres, celui d'homme social. Il fut reconnaissant mais, tout cela, toute cette mascarade imposée à lui de par sa naissance puis par son P. 62 mariage avec moi, finirent par l'éroder. Il commença à boire. D'abord dans les clubs, aux remous sociaux, puis aux bals et puis, lentement, à la maison. Il accentua le rythme. Il devint dépendant et, le pire, il devint agressif. Dans les nébuleuses éthyliques où il plongeait il oubliait tous les apprentissages de comportements exquis et raffinés dont il faisait étalage dans son état de sobriété et il laissait sortir l'être enfoui dans les ténèbres de son humiliation, l'homme blessé gardé en lui. Il le laissait se retourner contre moi, image et symbole du bourreau, me maudissant et me méprisant, m'insultant jusqu'à finir par me frapper. Quand cela arriva la première fois je fus saisi d'une stupeur sans limites, je voulus le quitter ipso-facto mais..., pour aller où? Toujours cette situation sans issue, sans marche arrière. Malgré les milles pardons qu'il me demanda le lendemain, les effluves de cadeaux et bijoux pour se faire absoudre qui faillirent me noyer, il recommença. Plus son état éthylique empira plus il devint violent. Je dus opter par me protéger avec mes domestiques, m'enfermer à double clé dans ma chambre quand son état frôlait la folie et je commençai la ronde de la peur. Je commençai à le craindre et, je dois l'avouer, à le détester.

Je suis là, chère Anna, en ce moment. Tu me demandes conseil sur ton histoire d'amour. Que puis-je te dire? Regarde où j'en suis? Celle-ci n'est pas une réponse pour toi ni pour personne dans ta situation. Si, quand je vécus les mêmes tourments et les mêmes doutes par lesquels tu passes, quelqu'un m'aurait dit, regarde le résultat désastreux de mon amour aveugle et insouciant des conventions, je lui aurais tourné le dos et je me serais dis à moi-même, non sans raison:" Nous, ce n'est pas pareil!".

Et c'est vrai. L'expérience de l'un n'est jamais la leçon d'un autre. Tu pourras être très heureuse avec lui, ou très malheureuse. Le fait que vos amours soient interdites, comme les nôtres, ne sera qu'un poids de plus mais pas une loi d'échec, comme ce ne l'est pas une loi de réussite pour ceux qui mènent leurs amours permises.

Par ta lettre tu me permets de te parler, non pas comme la grande sœur qui va te donner un conseil, mais comme la sœur aimante qui se confie, dans ses joies et ses peines, à sa sœur inconnue mais toujours présente dans son cœur avec les pétales de jasmin survolant ses courses folles dans les couloirs et jardins de la maison.

Quoi que tu en décides, quoi que tu fasses, avec le fond de ton cœur, trouve en moi, ta sœur oubliée, l'écho de mon amour, mon approbation et, surtout, mon dévouement.

Toujours tienne.

Ophélie

 

Chapitre VIII
ARMANDO 3

Voilà, Ophélie est morte.

Sera-t-elle descendue jusqu'à la tombe sans me dévoiler mon secret? Ne voulait-elle pas le faire, sans que je me rendisse compte, en me racontant ses histoires par des biais trompeurs à mon conscient pour qu'ils se décantèrent à l'intérieur de moi? Un jour je lui demandai, pour l'énième fois à brûle pourpoint, "Ophélie, pourquoi mon père ne m'aime-t-il pas?". Elle me regarda de ses yeux humides, droits dans les miens, esquissa un sourire et me dit, "Ne veux-tu pas me couper les cheveux?". Avec cette manœuvre de son esprit elle déploya ses charmes de jadis et je compris comment elle pouvait renverser le monde autour d'elle, je compris où était le secret de sa mythique beauté. Ophélie avait septante-cinq ou octante ans quand j'étais revenu dans sa ville, après mon premier long séjour en Europe. J'avais loué une maison près de la sienne et j'allais la voir quotidiennement. Nous nous étions écrits sans interruption pendant ses longues années d'absence et je jouissais de sa proximité physique tout autant qu'elle. Le miroir qui nous unissait était Anna, ma mère. C'est dans le miroir que nous le savions. C'est pour cette raison qu'elle me demanda, avec une grâce infinie, de lui couper les cheveux, chose que j'avais appris autrefois de ma mère elle même en la regardant faire et je le faisais pour Ophélie quand elle le désirait. Elle m'emmena devant une simple coiffeuse faite par un menuisier du coin de façon très rustique, comme elle l'avait voulu, quand elle s'était débarrassée de tous ses meubles d'antan en marqueterie. Celle-ci se trouvait dans sa chambre et donnait directement par une grande porte verrière sur un jardin de bougainvilliers et coupes-d'or autour d'un bassin où on pouvait se baigner dans les jours de grande chaleur. Avec les fougères et les bananiers elle se créa un coin ombragé et frais qui rafraîchissait l'intérieur de la chambre la laissant s'inonder d'une lumière douce et colorée propice à la somnolence et la méditation.

Ophélie s'assit devant sa coiffeuse, posa son éventail, mis une légère cape pour ne pas salir sa robe et me dit de son ton le plus enjoué, "Fais-moi belle, j'ai besoin d'une coupe pour changer!". Je pris ses cheveux encore abondants et de couleur argent entre mes mains et je commençai à les caresser pour les mesurer puis, une langueur se prît de moi, je sentais ses cheveux si forts et si délicats me glisser entre les doigts pendant qu'une pensée traversa mon esprit: "Ma mère les aurait comme cela, si elle était vivante!". Je levai les yeux et je vis ma mère dans le miroir. Ophélie le savait, elle permettait à sa sœur Anna de me regarder à travers elle. Elle me sourit, c'était Ophélie, ses yeux me regardèrent, c'étaient ceux de ma mère. Des larmes coulèrent sur mes joues, sans arrêt, sans que j'eusse sourcillé ou eusse une seule compulsion, elles coulèrent en filets, simplement. Ophélie leva sa main et prît la mienne sur son épaule. Dans ce regard je revis ma mère à travers le temps et la mort et je sus qu'elle était encore vivante, près de moi, d 'Ophélie.

Ophélie, avec l'art qu'elle apprit à déployer le long de sa vie, secoua la tête, mit ses mains dans ses cheveux et me dit: "Si tu me le coupais très courts?". Elle brisait le charme avec charme, "Si tu me dégageais la nuque, peut-être qu'on verrait davantage mes yeux?". Elle fit un battement des cils comme pour faire croire qu'elle pouvait encore séduire et elle éclata d'un rire franc et joyeux comme elle seule savait le faire. Ophélie avait horreur des mélodrames et elle savait que nous étions sur le bord d'en commencer un inutilement. Je séchai mes larmes comme si une poussière eût tombé dessus, je ris aussi en exclamant que cela lui irait très bien. Je me mis à l'œuvre et lui fit une coupe osée pour son âge. Elle jubila, fit des grimaces de femme en conquête déchirant l'équivoque de son âge et de la vision de ma mère ainsi que, et cela était son art, de ma question initiale. Ne me répondit-elle pas en réalité? Sur le moment je crus qu'elle l'avait évité et, maintenant, je pense qu'elle me répondit au-delà de toutes mes espérances, tellement au-delà que je ne compris point. Elle me parla un langage plus subtil, plus profond, qui ne se métamorphosait pas en mots de sitôt, qu'il fallait laisser se reposer, fermenter au fond de moi pour qu'ils prissent une forme rationnelle et traduisible en paroles. J'avais trente ans alors et, pendant les années suivantes selon mes allées et venues, nous restâmes toujours en contact très proche, soit par courrier quand j'habitais à l'étranger, soit personnellement quand j'allais habiter dans sa ville quelque temps.

C'est lors d'un de ces séjours que nous eûmes aussi un étrange épisode. Un jour elle tomba malade d'une infection à une jambe. Les médecins firent tout ce qu'ils purent et l'infection dégrada encore de jour en jour. Avec la chaleur tropical, malgré la sécheresse, ces infections sont toujours craintes puis, dû à son âge elle avait moins d'immunités. Elle arriva au point de ne plus pouvoir marcher et resta allongée sur son lit. Je lui demandai, un jour que je lui rendais visite, assis au pied de son lit, si elle me laissait essayer de la soigner avec mes mains. Elle hésita. Nous avions un grand différent religieux car elle était très croyante et pratiquante catholique et elle essayait, sans jamais m'ennuyer, de me ramener au bercail de ma religion natale avec un grand humour jusqu'à que et j'acceptais volontiers de prier avec elle à sa manière qui était jadis la mienne.

Devant ma question elle répondit, en me taquinant, "Mais, ce n'est pas de la sorcellerie n'est-ce pas?". Je la rassurai en lui disant que je croyais pouvoir le faire, j'entendais devoir le faire. Finalement elle accepta et commença à prier en silence pendant que je lui posait la main en survolant sa plaie. Je tombe, dans ces instants, dans une sorte de torpeur, je ne sais pas si cela est une transe. Je suis conscient mais étourdi. Soudain je sentis très distinctement le lit se soulever et, restant appuyé sur son pied, tourner une dizaine de centimètres. J'étais coi. Je n'eus pas peur mais je craignis qu'elle ne fut effrayée. Elle ne dit rien. Je laissai passer ma stupeur sans ouvrir les yeux puis, quand j'eus finis je me levai en silence et allai dans la salle de bains me laver les mains car un picotement aigu me gênait. Quand je revins je m'assois à nouveau au pied de son lit. Elle avait toujours ses yeux fermés puis, sans les ouvrir et en souriant elle me demanda si j'avais aussi senti le lit se déplacer, avec un léger accent de gêne sur sa voix de peur que je ne pense pas qu'elle délirait. Je regardait le sol et je vis le lit en biais par rapport au mur et je lui confirmai. "Alors, - dit-elle - Dieu était présent!". Le lendemain elle me fit appeler. Quand j'arrivai elle était debout et me dit que sa plaie c'était totalement fermée pendant la nuit.
"C'était donc bien comme disait Anna, - ajouta-t-elle - c'était donc vrai!".

J'essayai de lui demander des explications et elle détourna encore ma question en m'embrassant sur la joue et en me remerciant de l'avoir guéri. Elle ne commenta à personne cet événement, non pas pour ne pas reconnaître publiquement les faits mais pour ne pas me porter tort d'une ruée vers un guérisseur miraculeux. Car je ne le suis pas. Je n'ai pas le don de la guérison multiple et sans nom. J'ai, par une volonté qu'on peut appeler divine, faut d'avoir un nom plus clair à ma petite raison, un don de guérison sélective. Parfois j'entends, au fond de mon oreille, des petits chuchotements internes qui me disent: "Celui-là tu peux le guérir, il faut que tu le fasses". Alors, soit j'essaye de le faire d'une façon discrète, sans que la personne s'en aperçoive, en lui passant la main dessus comme pour lui dire bonjour d'une façon tendre, soit je lui demande s'il me laisse essayer, sans aucune promesse de guérison et, surtout, sans aucune récompense de sa part. Mon argument final est que, si cela ne guérit pas, cela ne lui fera pas du mal. Seulement les désespérés acceptent volontiers et, tous, se taisent, comme si un accord tacite s'était passé en dessous.

Ce don, à ce que je compris par la phrase d'Ophélie, je l'ai depuis longtemps, je ne sais pas depuis quand, et il me fut caché pour éviter de créer des foules fanatiques autour de moi. Ophélie accepta que, bien que je n'étais un assidu pratiquant catholique, certainement une grâce divine m'avait touché. Après cette séance, nous nous quittâmes encore une fois pendant sept ans. Au moment des adieux elle, comme moi, croyions que tout pouvait arriver et que nous pouvions plus jamais nous voir. Elle m'insista alors sur la continuité de notre relation, par delà la distance et, même, par delà la mort. Je la revis sept ans après. Juste avant de rentrer d'Europe j'eus une rêve. Je la vis couchée dans un lit d'hôpital et moi et ma femme de deux côtés de son lit. J'avais crains le pire. Elle semblait agonisante. Je croyais que je n'allais plus avoir le temps. Mais je l'eus. Le jour où j'arrivai je me rendis immédiatement chez elle. Curieusement plusieurs personnes s'affairaient à la porter jusqu'à l'ambulance, mourante de son aspect. Elle s'effondra en larmes en me voyant et se laissa emporter. Dès qu'elle fut installée j'allai la voir. Je me trouvai, avec Ella, de chaque côté de son lit lui tenant la main, tout comme dans mon rêve. Le lendemain elle se rétablit, elle ressortit deux jours plus tard rétablit. Ma vision s'était avéré exacte mais pas mes craintes, heureusement. Elle reprit vie avec ma présence proche d'elle. Je ne la quittai plus, je m'installai à nouveau près d'elle, je redevins son fils de l'âme. Les années n'effaçaient rien de notre amour, elles l'accrurent. Puis, il y a dix ans, quand je lui dis au-revoir pour la dernière fois, je savais que ce l'était quand je m'effondrai en sortant. Et, depuis que je sais qu'elle est morte, je la sens proche de moi, très proche, j'entends son sourire.

Elle ne cessa pas de m'écrire tout au long de ces dix dernières années, comme moi à elle. Dans toutes nos lettres nous nous répétions que, la mort, qui s'approchait d'elle à grand pas par la force de l'âge, bien que ce bien pu être moi qui pu partir le premier, ne nous séparerait pas. C'est alors qu'elle vient, non plus dans mes rêves, mais dans ma veille, me rappeler son histoire, me raconter sa vie, avec un but précis de ma part et que moi je découvre au fur et à mesure que j'écris. Je ne le fais pas sous une impulsion incontrôlée, sous une influence que je puisse définir comme étrangère, non, je le fais avec la conscience de que je puise en moi-même des souvenirs ancrés depuis toujours. Elle n'a pas, comme Jérémie, un message à essayer de passer à quelqu'un à travers moi, elle veut me dévoiler mon propre secret par des biais que j'ignore, par celui de son histoire déjà dont je ne vois toujours pas le rapport.

Mon amour pour elle était bien différent de celui que j'eus pour ma mère. Celui-ci était passionné, déchirant et de son vivant et après sa mort L'amour d'Ophélie était paisible, confiant dans la vie et la mort. Quand ma mère décéda, après que j'eus vu son cercueil malgré mon refus, étourdi au milieu des gens et de ma famille, je me trouvai seul, errant dans la maison pleine de monde. Je vis que mes frères allaient déjeuner avec notre père et je ne pensais qu'à elle, Ophélie. Je m'éclipsai sans que personne le remarquasse et je partis chez elle. Nous déjeunâmes ensemble, seul à seul. Elle n'arrêtait pas de me dire "Mon pauvre petit, tu reste seul!". Elle me pria d'aller me confesser avant la messe pour que je pusse communier en paix. C'est ce que je fis et je retournai chez elle, pour repartir ensemble aux funérailles.

Je ne me souviens pas de drame chez elle, ni des pleurs, ni de rien, seul d'un moment de paix. Elle ne me fit pas de promesses d'être là à la place de ma mère, elle ne me dit rien d'autre que "Mon pauvre petit, tu restes seul!". Sans compassion, avec une annonce d'une vérité que je ne pouvais pas comprendre de suite, il me fallait attendre des décennies avant de l'accepter. J'étais resté seul!

Elle ne me fit jamais un cadeau matériel de sa vie, ne me fit des tendresses au-delà des moments, multiples à travers les années, où je m'effondrais en pleurant dans ses bras. Elle passait sa main sur mes cheveux et me disait, "Mon pauvre petit", sans pitié, avec amour. Elle m'aidait à me rasséréner et elle m'interrogeait sur de multiples sujets avec un intérêt que je ne trouvais nullement ailleurs pour tout ce que je faisais, comme si tout cela était très important, merveilleux.

Elle croyait à toutes mes histoires que les autres trouvaient invraisemblables, elle s'intriguait, elle voulait savoir plus et, à chaque fois, par cette grâce qu'elle avait, elle me faisait sentir important à mes propres yeux et aux siens, important pour le monde, pour la vie et elle finissait toujours nos rendez-vous avec une phrase pleine de gratitude, "Chaque fois que je te vois j'apprends quelque chose!". Cette humilité était sa grandeur. Pourtant je voyais en elle plein de défauts…, paradoxaux. D'une part elle avait cette croyance catholique si ancrée, cette charité apprise et réelle dans certains côtés et, de l'autre, une attitude hautaine incompréhensible à l'égard de ses employées. Elle traitait ses domestiques avec un tel mépris que j'avais du mal à voir la même Ophélie qui me parlait dans l'intimité. Elle leur parlait avec un ton coupant, acide et méprisant, qui m'était insupportable. Comment pouvait-elle prêcher la charité chrétienne si, chez elle, dans son quotidien, elle ne la pratiquait pas? Cette question demeura pour moi une énigme. Mais, la raison, elle peut se trouver dans les écritures mêmes, si je vois son attitude avec moi. Quand elle était seule avec moi elle était tout ouïe, tout intérêt, mais si par hasard quelqu'un arrivait en ces moments, elle se dégageait de moi ostensiblement, elle me traitait alors, aux yeux des autres, comme un subordonné, un neveu inexpérimenté et folâtre, elle se transformait et devenait "sociale", reprenant ses allures de grande dame au passé aristocratique qui faisait croire que ses tasses ébréchées et ses meubles en rotin déverni par le soleil étaient des porcelaines de Sèvres et des meubles de style. Elle se déplaçait avec les quelques vieux vêtements qui lui restaient de son ancienne garde-robe qu'elle avait donné, comme si elle sortait de chez les grands couturiers de Paris et prenait son éventail en papier déchiré faisant croire qu'il était en ivoire et soie, elle tournoyait comme si elle avait une robe à traîne et retouchait d'une main affectée la position de ses cheveux comme si elle sortait de chez le coiffeur. Je voyais l'Ophélie des scènes. Cette attitude me posa la question que peut-être avec ses domestiques elle était toute tendresse dans leur solitude, toute humaine et humanitaire, et que devant moi, en tant qu'étranger à son ménage interne, elle jouait la maîtresse de maison, requise par la société sans scrupules ni attitudes déplacées, pour mieux cacher sa gentillesse envers elles comme elle cachait sa tendresse envers moi devant les autres.

Ces facettes d'Ophélie, contradictoires, paradoxales, la faisaient et, plus humaine et, plus attrayante en réalité! Elle me permettait de la détester dans ses imperfections publiques, de l'adorer dans son attitude intime. Ne devait-elle pas agir de même avec son mari?

Pourquoi dis-je cela si je ne connais pas son passé avec Marco, son mari. Je ne le vis jamais de ma vie, pas une fois! Avait-elle envers lui cette ostentation de sa classe sociale outrée par sa mésalliance et, dans son intimité avec lui, un amour irréprochable et fidèle sans retenue. Cela est déductible, pas probable. Elle ne me parla jamais de lui à part la tache que, en l'épousant, elle apporta à son nom, notre nom. Des bribes des conversations entre elle et ma mère, que je ne compris pas quand je les écoutai., mais qui restèrent toujours comme un suspens dans l'idée que je me formais d'elle, reviennent à ma mémoire. Je me souviens d'Ophélie quand j'avais treize ans, pas avant. Mais je sais, par de vieilles photos que j'ai pu dérober à la mort de ma mère, qu'elle était venue pour les noces d'or de ses parents…, seule. Sur la photo on voit ma mère d'une beauté dont je ne me souviens pas, ses frères, mes grands-parents autour d'un gâteau et, Ophélie. Ma mère, en parlant de cette photo me disait: "Vois-tu comment elle était belle?". En réalité je ne la trouvais pas aussi belle qu'elle le disait, je trouvais sa beauté…, dépassée. Je me demandais toujours pourquoi ma mère disait que sa sœur était si belle si elle même l'était plus à mes yeux. Peut-être des concepts de l'époque ou, peut-être, la renommée de sa beauté l'imprégnait d'elle-même et on cherchait, dans les ravages que le temps avec ses douleurs avait fait sur son visage, qu'elle était la plus belle, toujours, à jamais. J'appris que le Général, mon grand-père, aux prières de sa femme, avait accepté pour le jour de leur noces d'or, de revoir sa fille vingt ans après. Il avait fait un pardon publique du déshonneur qu'elle leur avait porté et il accepta sa présence à cette réunion. La joie de ma mère est inexprimable en mots sur la photo mais son sourire en dit plus sur son visage. Elle était mariée déjà, avec celui qui fut mon père, de longues années s'ayant déjà écoulées depuis sa lettre adressée à Ophélie sous son petit nom d'Anna la folle. J'étais moi-même né, mais j'étais à peine un bébé.

Après, à mes six ans, pour la mort du Général, Ophélie revint dans la ville encore une fois et, puis, elle revint annuellement voir sa mère et la mienne tous les ans quelques jours, toujours seule. J'appris que Marco ne voulait plus jamais revoir la ville de ses humiliations et lui permis, presque à son insu, qu'elle puisse voir sa mère pendant ses dernières années de vie.

C'est dans ces voyages que je volais les bribes de leurs confidences par…, par un artifice qu'Ophélie ignorait! Ma mère avait établi avec moi une façon de parler qu'aucun, dans notre maison, ne pouvait comprendre et qu'elle m'avait appris en cachette de tous. Elle appelait cela "jeringonza". Cela consistait à rajouter, à chaque syllabe, une onomatopée avec la même voyelle et une consonne choisie au hasard avec laquelle on s'exerçait. Cela donnait, pour dire Ophélie, en utilisant la consonne p, Opophépélipiepe: une fois que je maîtrisai ce jargon, elle m'apprit à le compliquer en rajoutant deux consonnes aux mêmes voyelles que la précédente. Alors Ophélie devenait Ophorophéphereliphiriephere. Avec de la pratique il est impossible pour quelqu'un de comprendre ces mots dits à toute vitesse. Ma mère m'apprit et établit cette façon de nous parler entre nous, au milieu de tous, quand elle voulait me faire une remarque sur quelque chose sans que personne eusse pu comprendre.

Père enrageait de cela sans savoir que, parfois, mère me parlait de lui, des choses qu'elle détestait en lui, de ses attitudes qui la blessaient ou, dans d'autres cas, pour me consoler de ses humiliations constantes à mon égard. De même par rapport à mes frères elle pouvait me faire prendre distance de leurs moqueries à mon sujet et me moquer à mon tour d'eux avec elle sans qu'ils se rendissent compte. Ce langage fut notre jardin secret au milieu de tous. Personne ne soupçonna les impasses desquelles elle me faisait sortir avec ses mots dits à toute vitesse au milieu d'une phrase dite normalement et que seulement moi je pouvais comprendre.

Si par hasard notre code commençait à devenir familier aux oreilles de quelqu'un qui commençait à saisir les sens, elle me convoquait en secret pour qu'on s'exerça avec d'autres consonnes, ce que nous mettions au point avec une grande vitesse et virtuosité.

Le seul inconvénient de notre langage secret c'était qu'il avait le même principe que celui qu'elle avait développé avec Ophélie. Alors quand celle-ci venait voir sa mère et qu'elle rendait visite à ma mère, comme elles avaient du mal avec les enfants et les domestiques à se parler en aparté, elles l'utilisaient pour se raconter leurs confidences. Ophélie ignorait que j'étais initié à leur secret, se livrant à des confessions jusqu'à ce que ma mère, voyant l'inconvenance de ses propos pour mon âge, m'envoyait voir s'il pleuvait. C'est ainsi que j'écoutai ses histoires et que, aujourd'hui, je peux reconstruire son passé et l'histoire de ses amours interdites et, pourquoi ne pas le dire, maudites.

Une des choses qui me frappa le plus ce fut quand elle parlait de la vie qu'il lui faisait mener à cause de son addiction éthylique. Marco était devenu un alcoolique mais tous l'ignoraient dans la famille. Ophélie s'efforçait de parler de lui avec les termes les plus exaltants et, dans le jargon avec ma mère, elle lui racontait les exécrables soirées qu'elle devait subir avec lui quand, complètement ivre, il arrivait à la maison et la traitait d'une façon infâme, lui reprochant toujours son berceau. Il laissait échapper dans cet état sa haine envers sa famille qui les avait ainsi banni, comme si elle était le bourreau de leur sort et, quand son énervement était trop acerbe, il s'attaquait à sa stérilité voulue, selon lui, pour ne pas tâcher son sang. Ophélie développait envers lui un sentiment mêlé de haine et pitié. Les lendemains quand Marco retrouvait sa sobriété, il devenait alors un homme d'une probité extrême envers elle, ses manières fines et maîtrisées développaient ses grâces pour la séduire à nouveau, la maintenant dans un état de crainte permanent sans qu'elle ne put jamais se décider à rompre le filet amoureux dans lequel il l'emprisonnait. Elle décida d'adopter son destin avec fatalité n'ayant pas vers où reculer pour lui échapper ni vers où avancer pour le contrôler.

Les soirs, - disait-elle à ma mère dans leur jargon - il arrive même à vouloir me frapper! Souvent nous sortons ensemble, dans nos fêtes et réunions sociales mais, au fur et à mesure que la nuit avance, je commence à paniquer. Marco est toujours, en société, maître de lui et, même s'il a déjà trop bu, personne ne peut soupçonner qu'il est ivre. Moi je le sais. Je sais ce qui va arriver par la suite. J'essaie alors, me protégeant du fait d'être entourée, d'essayer de le faire arrêter, lui posant doucement la main dessus celle où il a son verre plein. Il développe alors le charme de jadis. Il me courtise à nouveau comme s'il me voyait pour la première fois, il me pénètre de ses yeux, me sourit en me désarmant et me dit, en gardant un ton de voix discret mais tout de même audible aux alentours, avec des épithètes d'amour qui feraient languir n'importe quelle femme, que c'est son deuxième verre, qu'il ne va pas boire davantage. Je me sens alors visée par tout le monde même si personne n'eut entendu, je lui souris aussi comme si nous commencions notre romance et je me prépare aux remontrances qu'il me fera dès que nous serons seuls tous les deux. Car, une fois sortis, il commence toujours à me dire que si je voulais l'insulter et l'humilier publiquement je n'avais qu'à dire, tout de suite, qu'il était un bâtard, comme le Général, mais qu'il était plus que cela, qu'il était un homme respectable et respecté, sauf par sa femme et sa belle-famille… Il me jurait de ne plus sortir avec moi en société pour ne pas devoir subir mes affronts. Et, effectivement, il recommençait à sortir seul, tous les soirs, jusqu'à ce que la pression sociale autour de lui le forçait à nouveau à me demander de l'accompagner pour garder les apparences de notre harmonie. Le plus déroutant, ce sont les matins. Il se réveille toujours de bonne humeur et il ne laisse jamais entendre ni paraître le soupçon d'un souvenir sur son attitude de veille. C'est un autre homme. Il est courtois, voir exquis avec moi. Souvent, avant de partir à son bureau, il me fait apporter des fleurs avec mon petit déjeuner au lit et vient personnellement me demander si j'ai le désir de l'accompagner déjeuner à midi. Il m'envoie chercher par son chauffeur et m'emmène en parfait gentleman fier de sa femme lui tenir compagnie auprès de ses déjeuners d'affaires où en tête à tête en amoureux. Il me demande qu'elle folie me ferait plaisir, quel bijou me comblerait et, comme je ne peux lui dire que le seul qui ferait ma joie serait son amour comptant et surtout sa sobriété, il me couvre d'or et diamants que…, je déteste!

Il lui arrive lors de ces matins, je ne sais si de remords, de tendresse ou, simplement, d'ostentation, de m'emmener faire les boutiques de grand luxe avec une telle insistance, en me poussant à acheter des choses dont je n'ai ni besoin ni envie, que je finis par croire qu'il le fait pour m'humilier, me faisant taire dans mes pensées mêmes, mes reproches jamais énoncés, pouvant ainsi, par le pouvoir de son argent, non pas se faire pardonner ses frasques de la veille mais acheter celles du soir.

L'argent huile cette roue de silence et mépris, pour qu'elle continue à tourner, moi en me taisant, lui en m'humiliant. Vers qui pourrais-je me tourner si tous ceux que nous côtoyons, de jour comme de nuit, pourraient témoigner sur la tombe de leur mère que jamais leurs yeux ont vu un mari aussi généreux et attentionné, aussi courtois et galant, aussi délicat et amoureux envers sa femme. Même mes domestiques donneraient leur langue à couper si quelqu'un voulait qu'ils disent le contraire. Seul le silence de notre alcôve connaît la vérité et, ma parole contre lui, ne serait qu'une calomnie vivante à son égard, le fruit d'une jalousie maladive, d'un orgueil déplacé, d'une pensée morbide aux yeux de tous.

Si je m'attarde, ne serait-ce qu'un instant, à le considérer comme quelqu'un pourrait le faire du dehors je serais moi aussi de leur avis. Si tu voyais les galanteries aussi délicates, aussi subtiles qu'il a envers moi, en public et même en privé, tu ne pourrais pas croire que c'est à sa femme qu'il les fait mais à sa courtisane de qui il attend ses faveurs. N'importe quelle femme mariée serait flattée que son mari agisse ainsi…, ne serait-ce qu'en public! Et elles ne se privent pas pour me le dire, elles me disent, devant lui, qu'elles voudraient être ainsi traitées par leur époux. Devant de telles déclarations, que Marco prend avec dédain pour montrer de la modestie, je ne peux que remercier, sourire avec gratitude, en sentant le sentiment de réussite totale pour lui sur son but recherché. Moi-même je ne peux que me reprocher, constamment, mes pensées, car elles n'ont jamais été énoncées que là, ma chère Anna. Les soirs même, en pleurant devant le crucifix, quand il dort enfin ivre-mort, je demande pardon car je me dis que la faute doit bien être la mienne et la mienne toute seule. Dans la journée quand il me couvre de ses présents, je me maudis de ne pas pouvoir les apprécier comme quiconque l'aurait fait. C'est alors que je me dis: "Ah, ma sœur Anna, qu'elle a eu raison, si j'avais fais comme elle!".

C'était avec ces paroles qu'Ophélie finissait souvent ses confidences avec ma mère! Puis, elle rajoutait en me passant la main sur la tête et en continuant avec leur jargon aussi clair pour moi que ma propre langue: "Tu l'as lui, Anna, tu l'as lui!". Je ne prêtai jamais attention à cette phrase qu'elle disant à mon propos et je pensais que, si un autre de mes frères avait été là elle aurait dit la même chose. Mais ma mère lui répondait sans que je comprisse jamais: "Hélas, pauvre de lui!", sans oser ni me toucher ni même me regarder. Quand elle disait ces mots je ne les associais pas à moi mais, quelque part, à lui, mon père, son mari, car elle avait à mes yeux une sorte de pitié mêlée à de la tendresse et la gratitude. Tous ces sentiments tellement entremêlés n'ont jamais été un soutien à mes questions. Seulement maintenant, en me rappelant de ces phrases éparpillées, de ces souvenirs dispersés dans le temps et dans ma mémoire, rassemblés par l'idée, car elle n'est qu'une idée, de la mort d'Ophélie, je commence à apercevoir un sens caché.

Comment voyait-elle, Ophélie, cet enfant que j'étais, ce miraculé ou miraculeux, guérisseur à ses dépens, élu des morts?

Je ne sais si à l'époque son œil envers moi était aussi indulgent qu'il le fut quand, après la mort de Jérémie, son frère, celui-ci vint me voir dans mes rêves. Lorsqu'il me donna toutes ses instructions, aussi inutiles qu'évocatrices, car elles n'ont pas changé le cours des choses mais elles m'ont montré, à moi et à celui qui le concernait comme à Ophélie qu'il m'avait bel et bien parlé après la tombe car ce qu'il m'apprit je l'ignorais.

Avec quel but? Seul celui de prouver sa vie dans l'au-delà de nos vies physiques? Etait-ce cela le but de ces rencontres nocturnes que j'eus étant enfant? J'ignore ce qu'Ophélie savait de cela. Pourquoi me parlait-elle, dans les dernières années que nous nous vîmes que nous resterions toujours en contact! Etant moi un enfant elle n'était pas en rapport avec ma mère, bannie qu'elle était de la famille. Mais elle savait mon origine, elle avait été à sa source. C'était elle qui permit la rencontre frauduleuse de ma mère avec mon père biologique. C'est Ophélie l'artifice de tout cela mais…, il faut que je m'avance dans mon récit, ceci risquerait de compromettre sa cohérence.

Chapitre IX
ARMANDO

Un jour, assis sous les bougainvilliers, Ophélie me parla pour la première fois d'Armando.
"Il était, - me dit-elle - l'élu des morts. Ceci se manifesta depuis sa plus tendre enfance. Je ne l'ai connu que quand il avait cinq ans, au moment ou Anna, sa mère, appela Jérémie pour lui dire que son fils entendait des voix la nuit. Jérémie était le seul frère qu'avait repris contact avec moi après mon mariage, faisant une entorse à la prohibition que fit mon père interdisant que quiconque de sa famille me fréquenta lorsque il me bannie de sa maison. Un jour il m'appela et me dit:
"Ma chère sœur, c'est moi Jérémie!. Bien que si je te parle cela fera du mal à nos parents, je ne peux, ni en tant que frère ni en tant que prêtre, de ne pas les désobéir. Tu t'es marié par amour et, celui-ci a plus de valeur que les notions du sang. Laisse moi être ton frère en silence, vois en moi ta famille, sans que nos parents les sachent pour ne pas les faire souffrir".

Nous établîmes ainsi une relation aussi forte que clandestine. Il aimé nos parents, surtout notre mère, avec un amour presque mystique. Je pus désormais aller le voir et me réconforter à ses côtés. Je pus aussi me confesser avec lui, le rendre et mon confident tenu par le secret et mon frère au courant de tout. Cela me soulagea. Dans le luxe parmi lequel je bougeai son approche m'était une bouée de secours. Il me rendait l'espoir de ne pas être P. 76 seulement une cintre á freluquets d'or et pierres précieuses mais un être capable de m'intéresser aux autres. Il tâtonnait dans ses recherches, il voulait avec obsession faire une grande œuvre pour aider l'humanité souffrante, pour aller aux secours des plus démunis, des sans toit, des affamés. Il périssait de ne pas trouver une issue à ses vœux, il languissait de se voir avec son énergie débordante prête à être déversé pour les autres sans savoir comment. C'est au moment le plus critique de son existence, quand il pensa même à s'ôter la vie tellement il se croyait incapable, que le fils d'Anna fit irruption dans son existence et..., dans la mienne.

Anna l'appela un jour pour lui dire que son fils parlait..., avec les morts! Elle ne trouvait pas d'autres explications, ces voix nocturnes aux timbres doux et couvrants ne pouvaient venir que de l'au-delà. Jérémie essaya de la calmer, de détourner son attention sur d'autres choses, sur son imagination débordante, sa sensibilité accrue. Mais les rêves du fils d'Anna prirent des formes de plus en plus concrètes. Au fur et á mesure que la belle, car il disait qu'elle était belle comme la Vierge de l'église, venait à son chevet sa voix devenait de plus en plus distincte et ses paroles de plus en plus claires faisant qu'il appelât Anna à son secours avec un filet de voix mélangé de peur et émerveillement. Au début la visiteuse du soir ne faisait que l'appeler par son prénom pour le réveiller puis, au fur et á mesure de jours, elle commença à lui parler. La première fois qu'elle lui dit quelque chose de précis ce fut à propos de Jérémie. Elle lui donna un message court et énigmatique: "Dis à Jérémie qu'il doit commencer". Le petit répéta ces mots à sa mère qui les dirigea vers son frère. Celui-ci resta coi. Ne voulant pas donner crédit aux paroles de l'enfant pour ne pas nourrir ses fantaisies nocturnes il ne pouvait pas rester insensible à ces mots qui le touchaient de si près.

"Commencer, commencer", c'est tout ce qu'il se répétait depuis quelques années mais..., commencer quoi? Il avait des vagues intuitions qui lui assaillaient parfois mais leurs propos étaient tellement irrationnels qu'il se forçait de les écarter. Il voulait du concret, du réalisable, non pas des rêves, des utopies. Cependant il n'y avait que celles-ci qui se penchaient sur lui dans le berceau de ses veillés sans sommeil, qui aiguillonnaient ses pensées anxieuses de se mettre au profit des autres sans savoir comment.

Le message de son neveu le mit en crise. Comment allait-il se fier aux paroles d'un enfant délirant et comment allait-il oublier les mots qu'il lui avait envoyé? Commencer, commencer! Il n'attendait que cela mais, quoi? Il avait beau se creuser la tête et les images qu'affluaient étaient de plus en plus délirantes. Il se sentait devenir fou, il voulait réaliser quelque chose de concret et les idées qu'il avait étaient des folies! Torturé, sans pouvoir dormir, pensant que finalement il devait donner fin à ses jours s'il ne pouvait pas réaliser ce qu'il souhaitait puisqu'il n'arrivait à savoir ce qu'il était, il se décida d'appeler Anna, "La Folle", comme ils l'avaient toujours nommée après son départ à causes de ces pétales de jasmin qui la poursuivaient dans la maison. Il traita Anna de folle encore, d'écouter son enfant, que ni la Vierge ni les morts ne parlaient pas dans les rêves, seulement dans les apparitions et seulement aux saints. Anna lui rit au nez. Anna avait une désinvolture par rapport à ces choses comme si elles étaient aussi naturels que les pétales collés à sa peau, les objets qui bougeaient seuls, les animaux qui la poursuivaient. Si à son on enfant lui parlait pendant la nuit, que pouvait-elle faire pour l'empêcher? - lui avait-elle répondu -.
"Si le message qu'il lui avait envoyé était loin de toucher une réalité, il ne fallait pas l'écouter", - avait poursuivit Anna -.

Jérémie resta en silence à l'autre bout du fil. Puis, venant du fond de ses entrailles, des mots sortirent par sa bouche désordonnés, entrecoupés, comme les cris étouffés d'un noyé...
"A-t-il encore quelque chose pour moi?" - laissa-t-il échapper - .

Anna resta en silence. Elle se rendit compte que le message l'avait touché au plus profond de lui, que le message portait une dose de vérité.
"Non" - répondit-elle soulagée -. Son enfant n'était pas fou, ni délirant, son message avait atteint son but. "Veux-tu que je te les transmets s'il y en a encore?" - ajouta-t-elle -.

Jérémie affirma et resta confus. Il avait appelé pour se défaire de cette menace et il avait déposé ses armes devant l'autel de l'inconnu. Comment était-ce possible qu'il eut mis son destin, car c'était bien de celui-ci qu'il s'agissait, dans les mains d'un enfant? Il s'en voulut tout de suite, il voulut rappeler pour se décommander, mais il vit qu'il croyait, qu'il attendait, malgré lui, un nouveau message. Il pria, il eut même peur que les messages n'y puissent provenir de l'autre côté du ciel pour le détourner de sa route, de sa vie humble, simple et monacal qu'il avait mené jusqu'à là. Mais il sentait, dedans, que ces deux mots ne dirigeaient pas son sort vers un endroit où il ne voulait pas y aller mais justement là où il le quêtait. Tout se succéda très vite par la suite. Anna dit à son fils que son oncle lui remerciait de son message et lui demandait de prier pour lui. Le petit garçon n'eut plus peur de ses rêves, de ces voix mystérieuses et enchanteresses qui le réveillaient la nuit. Avant de se coucher il priait avec Anna, à genoux au pied du lit, devant un tableau de la Vierge qu'elle avait mis sur le mur. Celui-ci était une ancienne copie d'une toile de Murillo, importée pour une église qui avait été détruite pendant un tremblement de terre qui détruisit la ville au milieu du dix-neuvième siècle. Le tableau avait été sauvé par mon grand père qui le conserva et donna à Anna pour son mariage.

Puis, confiant dans ses prières et dirigé par Anna dans la confiance de ses rencontres, celles-ci se précipitèrent. Tous les soirs la douce voix venait le réveiller et lui disait quelques mots de message. L'enfant appelait toujours Anna car, souvent, le lendemain il ne se souvenait de rien ou de pas grande chose. Anna décida de déserter son lit une fois que son mari était endormi et allait se coucher près de son fils. Elle écrivait méticuleusement les paroles qu'il lui disait, l'aidait à prier ensuite et à se rendormir avant de regagner son lit conjugale. C'est ainsi que Jérémie fut éveillé, à distance, à son propre destin. Après avoir accepté, tacitement par son silence, puis activement par ses questions, au premier message qui lui disait qu'il devait commencer, d'autres dirigèrent son esprit dans les broussailles dans lesquels il se débattait. Tout d'abord il fut poussé à regarder de face les idées qu'il trouvait saugrenues et qu'il n'osait même pas envisager tellement leur simplicité semblait utopique. Le deuxième message lui demanda, "Dis à Jérémie que ce qu'il pense est possible". Quand il écouta ce message qui venait à travers la bouche d'un enfant il ne pu que croire qu'un mystère l'habitait. Comment pouvait-il savoir ou, même, deviner que c'était justement de cela qu'il s'agissait, que ce qu'il pensait ne pouvait pas être possible?

Il répondit à Anna par un long silence.
- Comment est-ce possible, - lui avait-il dit - qu'il puisse savoir?

Anna lui dit qu'elle avait été présente, que l'enfant lui disait ce qu'on lui disait, qu'il n'en savait rien. "Mais qui lui dit", - rétorqua Jérémie -. Qui était-ce? Le mystère demeura malgré les hypothèses. L'enfant d'Anna l'associait à l'image de la Vierge accrochée au dessus de son lit, il disait voir une femme comme elle et sa voix était douce comme elle devait l'avoir.

Jérémie souffrait. Après tous ses études de philosophie et théologie, après ses années des réflexions et méditation, après ses études d'exégèse, il se voyait confronté à un simple fait, les paroles d'un enfant, qui lui dévoilaient ses désirs secrets, ses pensées mêmes. Après la voix lui dit à travers le fils d'Anna, toujours à des centaines de kilométrés, car Jérémie était, je ne sais si je te l'ai dit, à l'autre bout du pays, exerçant son métier d'éducateur dans une école de son ordre religieux.
"Dis-lui que son idée suprême est la matrice d'une grande œuvre". "Alors il sait, - se dit Jérémie -, il n'y a plus de doute". Il avait dans son bouillonnement intérieur une idée cachée: si chacun, du plus misérable au plus riche, donnait un centime par jour, ce que tout le monde pouvait faire, et que quelqu'un pouvait les collecter, il pourrait construire des maisons pour les plus démunis, des écoles, un village, une ville entière, avec des musées pour tous, des œuvres d'art à la portée de tous, de l'éducation, du travail...

 

Dès qu'il faisait les comptes sa tête tournait. Cinquante millions de personnes faisaient autant de centimes par jour, puis par mois, par an, ce qui attaquait des fortunes colossales, pouvant tout en chacun apporter son grain, sans ruiner les misérables ni égratigner les riches. Comment ramasser tout cela, comment développer l'infrastructure, comment atteindre cette idée, simple mais utopique.
"Il faut qu'il parle, il faut qu'il le dise, qu'il n'ai pas peur de sa naïveté", - fut le message suivant -.

Il se présenta à une radio et demanda de faire passer un message. Il dit son idée, simple, trop simple. Il eut honte d'avoir écouté cet enfant, il se cacha. Son message ne tomba pas dans le vide, d'autres trouvèrent que son idée était bien que utopique, logique. On le convoqua à la radio, on lui donna un minute par jour pour exposer son idée, pour convaincre les gens. Son idée plaisait. A qui pouvait il déranger de donner un centime? Une usine de boîtes en carton à lait lui proposa de faire des petites boîtes pour mettre partout dans sa ville, comme essaie. Il demanda de faire des boîtes avec une forme de maison pour évoquer leur but, en tire lire. L'usine accepta en échange d'une publicité pour sa marque et des tires lires en carton en forme de maison furent placés partout, dans les bars, le bureaux de tabac, les supermarchés, les épiceries et boulangeries. Les gens déposaient un centime par jour de la monnaie qu'on leur rendait. Le boîtes furent vite pleines, dès que les gens comprirent peu à peu le principe. L'idée se propagea comme de la poudre. Des gens aisés, gênés de donner un centime en donnaient beaucoup plus et, bien que tout le monde ne donnait pas comme il le calculait dans ses rêves, le compte y était. Les appels des radios furent de plus en plus fréquents puis de ville en ville cela devint un phénomène national. Et si tous apportaient leur obole symbolique on pourrait transformer la vie des milliers des gens. Sans passer par les gouvernements, les politiciens, les humeurs changeantes des partis, les budgets votés selon des intérêts personnels ou moins personnels.

Les messages se poursuivirent jusqu'à que Jérémie vit sa voie et compris que ce qu'il pensait impossible était réalisable. Plus sur de lui il affina ses méthodes, les étendit, développa les réseaux de ses apparitions publiques et la foi en son projet d'entraide ou tous pouvaient participer. Jérémie voyagea voir Anna pour voir le phénomène de son fils mais la voix lui envoya dire, "Il faut que tu crois sans rien voir!". Jérémie vit l'enfant qui, dans la journée était comme tout un autre. Il ne put assister à ses rencontres nocturnes après cette interdiction mais il décida que cet enfant était un enfant de Dieu et qu'il devait lui consacrer sa vie. Il organisa tout pour l'envoyer au séminaire à l'âge de huit ans car il voulait, au fond de lui, l'avoir près de lui pour qu'il lui servisse de guide personnel. Les messages se turent á son égard. Son chemin était ouvert et il fit ce qu'il devait faire. Il voulait, une fois son œuvre entamée, qu'il fut élevé à ses côtés pour le seconder après, le succéder par la suite. Le rôle du fils d'Anna était d'être son messager ou, peut-être, son guide masqué dans la peau d'un enfant.

Jaloux ou curieux de l'avoir près de lui il brisa ce charme, comme l'avare tue la poule aux œufs d'or pour l'éventrer et tirer le profit d'un coup, oubliant que la poule ne pond qu'un œuf par jour. L'enfant d'Anna ne pouvait donner ces messages qu'avec la protection et bénédictin de sa mère, dans son lit, sous son tableau bien aimé.

Anna aussi devint dépendante de ses rencontres nocturnes. Elle voulait savoir, entendre, voir si possible, sa fille prise par la mort cinq ans auparavant, juste à la naissance de l'élu des morts comme ils décidèrent de l'appeler en famille. Sa fille ne vint pas mais elle pu comprendre, à travers les messages de la belle inconnue, qu'elle était encore en vie, dans un autre état, qu'elle n'était mort que pour les yeux et cela l'aida à supporter le poids de son existence avec son absence. La naissance de ce fils élu des morts était, non seulement pleine de mystères pour elle-même, mais accompagné aussi des événements inattendus. Anna ne parla donc pas avec sa fille morte mais elle comprît que les messager venait à sa place, l'avait en lui et cela la consola.

Jérémie eut une relation fort difficile avec son messager. Au fur et à mesure que l'œuvre qu'il commença grâce à lui, se développait, son agressivité envers lui aussi. C'était comme si l'enfant, un jour, aller dévoiler au monde sa supercherie! Il se trompait. Tout ce que Jérémie fit était à lui, naissait de lui, vint avec lui au moment même de sa naissance. Le fils d'Anna avait le pouvoir de lui faire voir son propre destin. Jérémie n'arriva jamais à voir ceci. Il ne voulut pas voir la source de la lanterne qui éclaira son chemin. Il développa une passion pour son neveu, pour l'avoir et pour le faire taire. Celui-ci, qui avait un sens intempérant de la liberté, ne se laissa pas soumettre. Ils eurent toutes leurs vie le même conflit, l'un voulait qu'il soit son disciple, l'autre de ne pas avoir des maîtres. Insubordonné à toute autorité l'élu des morts ne pouvait se soumettre à celle de son oncle non plus.

Après l'échec du séminaire Jérémie voulut le récupérer au début de ses études universitaires, sans succès. Comme le fils d'Anna ne gardait aucun souvenir des messages qui transitèrent à travers lui ou qui provinrent de son pouvoir occulte, Jérémie ne lui avoua jamais la vérité. Il s'opposa même, quand il voulut lui confier les mystérieuses révélations qu'il avait sur certaines choses, à lui donner crédit. Il essaya même de le dissuader, de voir le mal dans tout cela. Le fils d'Anna s'écarta.

Anna me raconta après comment cette histoire était fini pour Armando. "Comme Armando croyait que c'était la Vierge Marie qui lui parlait, son père ourdit un plan pour le soigner de cette folie. Il complota avec la secrétaire de l'entreprise pour laquelle il travaillait à l'époque et, en arrivant un jour à la maison, l'appela joyeusement, l'assit sur ses genoux et lui donna une jolie plaque ronde en lui disant de lire le numéro qui était écrit dessus, ce qu'il fit en épelant car il commençait juste à apprendre à lire et écrire. Il lui dit alors: "C'est pour toi, c'est le numéro du ciel. Tu pourras téléphoner à la Vierge quand tu voudras". Il devint fou de joie. Il chercha sa mère et lui raconta la bonne nouvelle. Elle resta coite. Son père lui insista d'essayer. La tentation était trop grande pour que il put résister. Il voyait le regard de sa mère interdite mais il crut qu'elle était impressionnée par la solennité du moment. Tous les autres frères se réunirent autour du téléphone á côté du père et il appela. Une voix de femme mûre répondit et il lui demanda à parler avec la Vierge Marie. Elle lui dit d'attendre puis une voix de femme très douce lui répondit. Ce n'était pas la voix de ses rêves mais il crut que la ligne de téléphone la transformait. Il lui parla comme tous les soirs et elle lui répondit avec les mêmes mots que dans tous leurs entretiens. Il voyait rire ses frères aînées, il croyait que c'était de bonheur, son père aussi souriait content. Sauf sa mère. Elle était haletante, hésitante, elle essaya même de lui arracher le téléphone, mais son mari lui interdit d'un signe sec de la main. Armando était comblé. Il pouvait, désormais, lui parler à volonté, l'appeler à n'importe quelle moment. Quand il fini de parler avec elle il voulut garder la plaque où était le numéro mais son père la lui enleva en lui disant qu'il fallait la garder en lieu sur.

Ils commencèrent alors des moments d'angoisse pour lui. Il voulait l'appeler tout le temps, son père lui interdisait, lui disait que la Vierge était très occupé pendant que sa mère se taisait. Après quelques autres appels et une ambiance de moquerie autour de lui, chez ses frères qui racontèrent à ses cousins, son père décida de l'emmener à son bureau. Il n'avait jamais été auparavant. Il l'introduisit dans son cabinet et fit appeler sa secrétaire. Quand celle-ci se présenta son père lui dit: "C'est elle la Vierge Marie", sans plus de ménagements, sans rien lui dire auparavant. Il ajouta, "Elle est ma secrétaire!".

Armando se mis à pleurer inconsolable et la pauvre femme, victime aussi de cette odieuse supercherie, se pencha sur lui en pleurant et le serra dans ses bras. Elle s'éloigna honteuse et son père rit à son aise le voyant ainsi humilié. Sa mère n'y était pas, je ne sais pas s'il lui avait interdit ou si elle n'avait pas voulu voir cette horrible scène ou si simplement elle n'était pas au courant du tout. Il voulut lui faire croire par la suite que la voix dans ses nuits étaient du mensonge, comme celle du téléphone. Quand elles revinrent les voix il essayait de les repousser car il les haïssait, comme il haïssait son père aussi de l'avoir ainsi trompé. Plus tard il revit la plaque en métal avec le numéro et il sus que ce n'était qu'un vil porte-clé de publicité de l'entreprise paternel.

Anna la folle! Armando se souvenait toujours de cette expression dans les lèvres de sa grande-mère, italienne d'origine. Elle fut pour lui son refuge. Du moment où son père décida de ne plus tolérer ces phénomènes dans sa vie, elle décida à son tour de le prendre sous sa protection. Elle dit à sa fille, la folle Anna: "Tu me le laisses, je m'occupe de lui!. Cela vient dans le sang de ma famille, de mes ancêtres et toi, ma chère, ma folle Anna, t'as mis en lui double portion, faisant accroître ses pouvoirs. C'est moi qui doit le guider, il est de mon sang".

Je ne sais pas pourquoi avait-elle cet ascendant sur elle mais, ma Anna, le donna. Ce fut ainsi qu'il le ressenti. Comme si, ayant trouvé en lui cette source de communication il fallait qu'elle prît en charge son initiation. On l'emmena chez elle dès l'âge de cinq ans pour y passer les nuits. La maison, la même où je vécus étant enfant, gardait cet aspect vieillot et fascinant d'autrefois. Les bonnes s'agitaient toujours et les manguiers donnaient toujours ses fruits à perte dans l'arrière cour car ils étaient tellement âgés qu'ils étaient géants et nul ne pouvait atteindre leurs récoltes deux fois par an. Chaque fois que les manguiers étaient chargés mère s'exclamait exaspérée: "Il va encore manguer!", utilisant un verbe qu'elle avait inventé, comme s'il allait pleuvoir, ce qui n'était pas loin de ce qu'elle voulait exprimer. Dès que les vents contraires soufflaient, les sommets des arbres semblaient êtres secoués par des mains gigantesques et les fruits murs tombaient avec esclandre sur le sol, faisant courir toutes les bonnes se cacher car si l'un d'entre eux tombait sur leurs têtes il pouvait les assommer. C'étaient des mangues magnifiques qu'on appelait au féminin, par leur longueur hors du commun ou peut-être par leur genre, je ne l'ai jamais su. En tombant des hauteurs pouvant atteindre dix à quinze mètres, elles s'éclaboussaient sur le sol, éparpillant leur chaire molle autour. A la fin de la journée une odeur âcre de purée de mangue se répandait partout, s'infiltrant partout dans la maison ce qu'exaspérait ma mère qui demandait de nettoyer cela aussitôt. Les bonnes râlaient de faire cette tâche aussi ingrate car, le lendemain, il fallait recommencer. Mais si les vents ne les laissaient pas s'approcher, la puanteur empêchait tout le monde de dormir le soir. On sentait la mangue, on respirait la mangue, on détestait la mangue. On ne pouvait même pas les manger, il fallait s'en débarrasser au plus vite avant leur fermentation presque immédiate sous l'effet de la chaleur au sol. Puis, rajouté au fait que les maisons voisines, avec leurs immenses cours juxtaposées, avaient les mêmes incidents, cela touchait au désastre si le nettoyage ne se faisait régulièrement partout. Les mouches et autres bestioles se développaient à une vitesse désordonnée mais personne osait toucher ses arbres centenaires. Une fois que leurs récoltes, aux allures de catastrophes, prenaient fin, leur ombre bienfaisante venait embaumer tous les cœurs, rafraîchir les maisons, protéger du soleil caniculaire les vastes cours des maisons coloniales.

La chambre de ma mère était d'un aspect monacale. Elle était disproportionnée dans ses mesures, son plafond était terriblement haut, la pièce d'une amplitude néfaste et elle n'accueillait que deux lits en fer sur un carrelage avec des arabesques autour d'une table de nuit sanctuaire. Sur celle-ci il y avait un crucifix de taille presque nature et un enfant Jésus couché sans bras ni pieds, cassés pendant le tremblement de terre qui détruisit la ville au milieu du XIX ème siècle. On l'appelait "Le miraculé". Il avait été fait au XVIII ème siècle en Equateur et sa facture était fort prisé par les églises de l'époque. Ayant appartenu à une église qui fut détruite, rescapé par mon grand-père des décombres, il devînt un objet de culte que ma mère, en tant que douairière de sa famille, eut le droit d'assurer sa garde. Il avait les yeux bleus en verre et trois étoiles potencées cloués dans sa tête qui symbolisaient la trinité.

Etant donné l'âge et la santé de mon père, celui-ci dormait dans une chambre séparée de celle de ma mère, entouré d'infirmières. Mère fit prendre à Armando son lit pour dormir près d'elle. Sa chambre n'avait pas des fenêtres excepté deux hublots au verres coloriés placés très hauts, à quatre ou cinq mètres du sol, ce qui ne permettait aucune vue et laissait entrer seulement une lumière glauque rouge-verte qui envahissait la pièce au soleil levant. Une vieille armoire, sans âge ni décoration, complétait ce maigre décor qui resta en moi avec l'impression d'un frisson sur le dos. Les soirs, avant de se coucher, mère se mettait dans sa robe de dormir d'une étole blanche jusqu'à par terre, défaisait sa natte de cheveux blancs qui lui arrivait à la ceinture et faisait mettre Armando à genoux pour prier devant son autel privé. Elle lui apprit les prières par cœur et insista pour que il s'abandonnasse à la protection de son sanctuaire. Elle cultiva en lui cet esprit mystique qui devint, par la suite, l'axe de sa vie.

Lorsqu'elle faisait ses prières avec lui elle enlevait ses lunettes et son dentier, assise sur son lit, avant de s'allonger. Cette image frappait de terreur Armando car son visage, sévère en soi, bien que tendre à son égard, devenait terrifiant. Cette vision ne durait qu'un seconde car elle ne voulait que personne ne la vit ainsi mais, le temps qu'elle n'éteignisse la lumière, permettait cette dernière image rester dans sa tête. Il ne me sentait pas rassuré. Sous les carreaux rouges et verts la lumière de la lune semblait venir de l'enfer, puis ce crucifix à côté de lui, avec ce Christ grandeur nature à côté de son lit le faisaient trembler de peur. Les jours de pleine lune un rayon rouge venait se placer sur son visage agonisant avec sa couronne d'épines et il entendait ses gémissements d'outre tombe. Il n'osait pas appeler sa grande-mère de peur de la voir allumer la lumière et regarder son visage déformé par le sommeil et creusé par l'absence de ses dents et ses lunettes. Il entendait les aboiements des chiens au fond de la cour de manguiers et il priait Dieu de l'endormir pour échapper à un tel cauchemar éveillé. Sa grande mère ne surpris jamais aucune conversation secrète avec sa visiteuse nocturne et, déçue, elle demanda à sa mère pourquoi il ne voulait pas lui donner des messages. Il se souvenait de ces locutions car il y avait toujours cette phrase qui venait sans arrêt dans ses paroles :"Il n'est que de mon sang, lui!". Sans que il pût jamais comprendre son sens.

Jérémie accourus voir sa mère dès qu'il appris qu'Armando séjournait chez elle. Il voulut aussi avoir le messager à portée de la main. Ce fut pendant ce séjour qu'il lui apprit à être son acolyte, lorsqu'il avait cinq ans, et à se préparer pour sa première communion qui eut lieu l'année d'après. Celle-ci il la fit quinze jours après la mort de son grand-père qui, couché dans la chambre à côté de la leur, agonisa pendant des longs mois. Son départ fut un soulagement et sa première communion rempli de joie sa grande-mère, Jérémie et sa mère. Sa grande-mère décida, ce jour-là, de lui donner officiellement, devant tous ses enfants, et avec leur accord, la relique familiale qu'elle avait hérité de son père, l'enfant Jésus miraculé, sans bras ni pieds. Ce fut le seul cadeau qu'il accepta ayant annoncée auparavant qu'il n'en voulait aucun autre, de personne. Après ce jour, dans ses souvenirs, Armando est rentré à la maison de ses parents".

 

Chapitre X
ROSA

Les pages se succèdent et je n'arrive pas encore à élucider l'énigme. Les années passent, les êtres aimés meurent et ils emportent tous avec eux les bribes de la vérité que chacun d'eux sait de moi. Je les vois s'éparpiller dans le temps, impuissant de pouvoir les arrêter, les ramener à moi, pour assembler et voir, enfin, la toile de fond sur laquelle glisse mon existence.

Il y a l'histoire de mes pouces. Pouces aux formes disgracieuses qui ont été pour moi, depuis toujours, la partie de mon corps que j'ai toujours détesté et caché. On dirait pourtant que dans ses formes se cachent quelques signaux qui pourraient me diriger pour comprendre l'énigme de ma naissance. Tout d'abord ils sont différents de tous les pouces qu'on puisse connaître comme normaux mais, après m'être renseigné dans les manuels de chirologie j'ai appris qu'il en existe une personne sur un millier qui a les mêmes dans le monde. Cela veut dire cinq mille dans le monde. J'en connais personnellement cinq personnes ainsi constituées. Ils s'appellent les pouces 1900, car ils évoquent le galbe des femmes de cette époque, avec une ceinture très étroite et une très large poitrine. L'ongle est, dans ces pouces, plus large que longue, ce qui fait, à mes yeux, sa disgrâce. La mère de ma mère en avait les mêmes. Mais chez elle ils étaient beaux. Elles les avait extrêmement soignés, avec cette perfection du soin et la discrétion qui ont les aristocrates, avec un raffinement exquis dans leur port et leur façon de les bouger. Les pouces de ma grande mère étaient très beaux. Elle avait les ongles légèrement longues et légèrement effilés, leur permettant de regagner une proportion correcte entre la largeur et la longueur. Puis, elle les bougeait d'une manière souple et élégante, elles les posait sur les pans de sa jupe sans arrogance et on pouvait contempler la noblesse de leurs différence. Je les admirait toujours en cachette quand je la voyait tricoter habilement aux deux aiguilles et regardais furtivement les miens d'enfant nerveux, toujours rognés, éraflés, sans que je n'y puisse rien pour les améliorer. Mon seul secours ce fut celui de prendre une grande habilité pour les cacher. Par des manœuvres difficiles à décrire, qui me prirent des années à maîtriser, je pus côtoyer des gens pendant des années sans que nul s'en aperçût de leur différence. Une fois, quand j'étais étudiant en architecture, je fis un projet ensemble avec un collègue, où on dessinait et on faisait des maquettes communes et jamais il ne s'aperçût de rien. Après trois ans d'amitié lorsqu'un jour nous prenions une bière dans un bar il m'interrompit au milieu d'une conversation animée pour me demander qu'est-ce qu'il m'était arrivé aux pouces, si j'avais eu un accident récent pour me les déformer ainsi! Je tombais des nues. Je les cachai aussitôt mais il insista et je dus lui montrer pour ma plus grande honte. Je me rendis compte que s'il n'avait pas un manque flagrant d'observation c'était que j'avais atteins une maîtrise absolue pour les camoufler en toutes circonstances.

Beaucoup de mes souvenirs se rattachent à mes pouces. Peut-être que cela est ainsi pour toutes les parties disgracieuses que chacun possede ou croît posséder. Il y avait ma honte constante devant Mathilde. Devant sa beauté sans l'ombre d'un défaut, à mes yeux, mes pouces étaient une monstruosité. Quand je me trouvais en face d'elle, en train de cacher les croûtes de mes coudes et de mes genoux, je me trouvais avec le dilemme de cacher simultanemment mes pouces et je n'avais pas d'autre choix que me tordre comme un vers en face d'elle pour tout lui voiler. Elle ne fit jamais aucune allusion à mes défauts ni à aucune de mes qualités non plus. C'était ma propre honte devant sa perfection qui me gênait.

Il y eut, bien évidemment, les moqueries que je suivis toute mon enfance et adolescence par mes frères qui connaissaient fort bien mon aversion à mes propres pouces. Ma mère ne put jamais me donner un argument pour me défendre et je n'eus jamais assez d'humour pour retourner mon handicap en avantage. La seule qui eut un geste, le seul geste d'encouragement ce fut Ophélie. Un jour, déjà veuve et installée dans sa ville natale à nouveau, elle vint visiter ma mère qui se trouvait avec moi en train de tricoter, dans une machine qu'elle venait d'acheter et pour laquelle j'avais pris un grand intérêt en apprenant à enfiler les multiples aiguilles, en inventant des points et en assemblant des morceaux tricotés. Quand Ophélie arriva j'étais concentré dans ces manoeuvres et j'avais oublié mes pouces. Elle s'était approchée, curieuse, pour regarder les manipulations de la machine et, soudain, je m'aperçus de mes pouces au milieu. Je les cachai immédiatement et je rougis. Ophélie me demanda alors:
"Pourquoi caches-tu tes pouces?".
Je ne pus répondre et elle ajouta:
"Tu devrais en être fier, ils sont les mêmes que ceux de ta grande-mère! J'ai toujours souhaité avoir les mêmes."
J'étais stupéfait.
"Ils sont la preuve de ton origine" avait-elle ajoutée en m'embrassant sur le front avant de s'éloigner avec ma mère dans leurs conversations sans fin. Je regardai mes pouces sans pouvoir donner crédit à mes oreilles mais, ses mots ne tombèrent pas dans l'oubli. Le fait qu'Ophélie les aima, les désira même, me revendiqua plus tard avec eux, dans mon intimité. Puis, ses mots aussi, ramenèrent à ma mémoire d'autres qui me chuchota jadis Rose, la bonne de ma grande-mère quand j'habitais chez elle étant petit. Souvent à l'heure de la sieste j'allais dans l'arrière cour où les domestiques étaient assis sur des chaises longues, se protégeant de la canicule à l'ombre des manguiers et riant de bon coeur en se racontant leurs histoires quotidiennes. Elles avaient la manière de tourner en dérision les colères de ma grande-mère, les caprices de mon grand-père agonissant, les façons circonspectes et hautaines des invités. Elles profitaient pour se recoiffer en tressant l'une à l'autre leurs longs cheveux et chantaient en sourdine pour ne réveiller personne. Je me réjouissais de leur compagnie et elles m'adoptaient dans leur cercle sans me prendre pour un espion de leurs patrons. Dans ces interludes caniculaires, Rose me prenait souvent à côté d'elle et, sans que je m'en aperçusse, elle massait délicatement mes pouces, comme si elle avait l'intention de pouvoir les allonger avec un peu de constance dans son geste. Elle marmonnait alors, "Si seulement ils n'étaient pas comme cela, on ne saurait pas d'où tu viens!". Des mots qui me semblaient être le produit du délire qui lui causait la chaleur et la fatigue et auxquels je ne donnais aucune importance ni demandais leur signification. Jusqu'à ce qu'Ophélie me répéta ses mots à elle dix ans plus tard.

Rose, avec ses énormes seins, ses tresses noires monumentales qui descendaient le long de ses épaules sur sa poitrine, ses jambes ouvertes qui faisaient trôner toute sa chaire ferme sur son tabouret, donnait une assurance à son approche qui donnait envie de se blottir dans sa nature généreuse. Elle me regardait souvent dans les yeux, cherchant des miasmes d'autres particules et elle abdiquait en répétant:
"Rien à faire, c'est n'est que de lui!".
"Je le disais toujours - continuait-elle en parlant dans un chuchotement, comme si elle se parlait à elle même, me faisant m'assoupir sur sa poitrine - je le disais toujours avec cette histoire du jasmin! Anna ne voulait pas m'écouter, elle ne voulait écouter personne, elle s'amusait en courant dans toute la maison avec ces sacres pétales qui la poursuivaient partout. C'était beau à voir au début, on aurait dit un ange mais, après, cela devenait insupportable, surtout pour moi! J'étais plus jeune à l'époque et j'étais à charge du ménage, je ne donnais pas de la tête avec tous ces pétales qui s'infiltraient partout. Doña Inès, ta grande-mère, disait que c'était de ma faute et c'était sur moi qui tombaient toutes les reproches. Quand on ouvrait les tiroirs, quand on servait à table, les pétales apparaissaient encore après que j'eus cru les avoir tous enlevés! Ma journée entière était un cauchemar, je voyais des pétales partout, j'en enlevait de partout et ils ressortaient encore et encore. Quand j'entendais la demoiselle Anna s'approcher avec ses pas innocents, je m'apprêtais déjà à passer derrière elle avec un balai! J'aurais voulu avoir un filet à papillons pour leur faire la chasse et tous les prendre. J'en voulais au jasmin d'avoir pris cette entichement pour cet enfant. Puis, elle était tellement gentille, elle venait m'embrasser en riant et elle me donnait une joie, une tendresse telle, que je ne pouvais que m'en vouloir de rouspéter ainsi. Ah, ta mère Anna, la folle comme l'appelait Doña Inès, combien je ne l'aime cette enfant! Si seulement elle avait bien voulu m'écouter..., pourquoi dis-je de choses comme celle-là mon Dieu, Armando ne serait pas là et la vie ne serait pas pareille pour nous! Lui qui m'a guéri quand je croyais voir mes dernières jours arriver, il me posa ses petites mains sur ma poitrine et mon mal disparut, comme si c'était une saleté qu'il nettoyait au passage. Un envoyé du ciel mais, pourquoi avec tant de souffrances? C'est-ce que je me répète tous les jours, mais pourquoi demoiselle Anna ne l'a pas épousée lui, malgré tout! Je porte ce fardeau sur ma conscience, je pense que c'est moi qui l'ai empêchée! Pourtant je te jure mon enfant que je ne le fis que pour son bien. J'avais vu les souffrances d'Ophélie que j'avais élevée depuis sa naissance et je ne voulais pas que ma petite Anna souffrit de la sorte! Etre ainsi répudiée pour tous, comme si elle était une quelconque, je ne pouvais pas permettre que cela arriva á ma petite Anna. Je pensais que si elle avait eu cette mystérieuse relation avec le jasmin c'était qu'elle avait un parfum pour embaumer le monde, qu'elle ne pouvait pas être banni de tous comme son aînée, qu'elle méritait une meilleure vie. Anna aimait Ricardo, elle l'adorait. Depuis qu'ils découvrirent leurs sentiments mutuels ils se vouèrent un amour éternel. C'est le sang mon fils, le sang attire le sang. Anna était avec lui comme avec elle-même. Tout leur était commun, leur beauté, leurs goûts et, puis, ils dansaient comme des dieux! Ah, si tu les avais vus! Quand ils allaient au bal je me prêtais volontiers comme aide dans les préparatifs de la fête avec le seul but de pouvoir les voir danser. Au moment où l'orchestre donnait ses premiers accords il se levait de table et se plantait devant elle avec une telle prestance qu'on aurait pensé à un prince d'un cour royale. Il s'inclinait devant elle pour lui demander de lui accorder la danse et elle se levait majestueuse lui donnant la main, s'avançait en se glissant sur le sol et se laissait prendre par la taille de ses belles mains. Désormais ils ne formaient qu'un. Elle se cambrait avec une telle grâce, son corps s'accouplait au sien comme s'ils étaient nés pour être ainsi, leurs pieds se collaient pour suivre la même cadence, le même rythme, sans la moindre hésitation, comme s'ils venaient du même corps. La main droite d'Anna reposait sur sa gauche et sa main gauche enlaçait son cou, sa joue s'approchait de la sienne sans la toucher, et un arôme de jasmin se répandait partout. C'était le miracle. Le bal entier s'arrêtait pour contempler ce prélude divin, la concurrence entière restait ensorcelée et nous, toutes les employées du service, avec nos uniformes, nous restions paralysées en regardant un tel événement. Personne osait danser avant qu'ils n'eussent commencé, avant qu'ils n'eussent fait le tour de la piste, sans s'apercevoir que tout le monde les regardait, envoûtés l'un par l'autre dans la musique, l'un dans l'autre faisant un, sans que nul ne pusse faire un pas sans rompre cet enchantement. Quand ils avaient tous laissés leurs yeux et leurs sens se régaler à un tel déluge de beauté, s'impregner de leur rythme et leur grâce, ils s'avançaient lentement sur la piste et prenaient un peu de leur souffle divin pour s'harmoniser à leur rythme et celui de l'orchestre. Le bal pouvait commencer sous les meilleurs augures et on était persuadés, dans les salons comme dans la cuisine et les services, que la fête serait un succés. Ils changeaient d'un rythme à l'autre avec la même virtuosité et la même élégance que ce fut du paso-doble au tango, du fox-trot au merecumbé, ils chevauchaient sur les notes des partitions comme des cavaliers émérites sur leurs montures apprivoisés.

Quel régal pour tous! Quelle source de jalousie pour tant d'autres! Anna, la convoitée par les plus grandes fortunes et par les plus prestigieuses familles, interdite à tous par son cousin! Quelle homme pouvait désormais rivaliser avec lui pendant la fête? Tous se trouvaient loin d'être capables d'en faire autant, de récréer un tel miracle et personne n'osait se lever pour lui demander de danser. Quand, parfois, dans les temps de repos des orchestres, l'un d'entre eux s'aventurait à s'approcher d'Anna, tous les regards des invités se tournaient vers lui pour le condamner à l'avance car, si elle acceptai par complaisance, ils seraient punis de leur miracle. C'était la force des choses, c'était inévitable. Qu'ils l'eussent voulu ou non tout le monde les poussa l'un dans les bras de l'autre, sans le vouloir, tout comme moi, par égoïsme, parce que les voir ensemble était un plaisir général. Puis, quand Doña Inès les surpris un jour ici, juste derrière cet arbre..., ce fut la catastrophe. N'était-elle pas heureuse ta grande-mère de les voir ensemble, sa fille et son neveu? Mais elle ne voulait pas que cela aille plus loin, elle voulait qu'ils restassent comme des enfants en train de jouer et, quand elle se rendît compte qu'ils ne l'étaient plus, elle les maudit!

Ma petite Anna, ma jardinière. Ce jour-là quand doña Inès l'interpella ici même et qu'elle ne répondît point, cachée derrière le tronc de cet arbre, j'étais là-bas au fond, près des lavoirs. J'eus un éclair, je compris ce qui se passait. J'accourus pour distraire Doña Inès et la faire retourner dans la maison mais elle flaira ma complicité tacite, elle ma paralysa d'un regard et répéta, "Anna, sors de là!". Je compris que je devais disparaître, que même si Anna était comme ma fille, que si je l'avais nourri depuis son berceau, je n'étais point sa mère et je connaissais ma place. Je courus à la cuisine et je priais Dieu de la sauver d'une disgrâce, comme celle d'Ophélie. Mais l'histoire recommença. Ce fut la rançon de cette maison, les amours interdites. Soit parce que leur objet était trop inégal comme Ophélie, soit parce qu'il était trop égal comme Anna, soit parce qu'il était trop absolu, comme Jérémie. Anna ne pouvait pas épouser son égal à elle, de son propre sang, son cousin germain, car Doña Inès et son frère, le père de Ricardo, portaient déjà deux fois le même nom! Doña Inès pâlit quand elle les vit derrière cette arbre, elle comprît qu'elle même et tous autour d'elle les avaient poussé jusqu'à arriver à cette entente qui ne convenait à personne. Elle fit sortir Ricardo de la maison comme s'il était un voleur et elle interdit désormais Anna de sortir avec lui, de continuer leur romance et, même d'avoir osé l'entamer.

Il commença pour Anna le calvaire d'Ophélie. Doña Inès essaya de tout cacher au Général, ton grand-père, Don Reynaldo. Elle se sentait coupable car Ricardo était son neveu et elle ne voulait pas que son mari fit un scandale à son frère et sa famille ni qu'il déshonora sa fille en criant partout l'affront comme avec Ophélie.

Elle demanda un entretien avec son frère et elle le mit au courant. Comment allaient ils faire pour les empêcher de se voir en amoureux s'ils se voyaient partout en famille? Comment allaient-ils expliquer à toute la société pourquoi ils ne dansaient plus ensemble? Comment cacher désormais ce qu'ils n'ignoraient plus? Ils essayèrent de rester discrets, l'un et l'autre, en attendant de trouver une solution. Doña Inès essaya de se calmer, convoqua Anna dans sa chambre et lui parla. J'étais présente. Doña Inès m'avait demandé d'assister à leur entretien, elle me dit de nettoyer son armoire vénitien pour rassurer la demoiselle Anna de ma présence. Elle lui expliqua les motifs de sang qui empêchaient leur relation, elle lui parla de leur fraternité, d'inceste même. Finalement elle lui montra ses pouces et lui dit: "Regarde ce que j'ai hérité, moi, d'une telle union. Dieu seul sait quelle stigma portera le fruit de la votre!". Anna sembla devenir folle. Elle sortit de la chambre avec un gémissement aiguë qui sortait de sa gorge sans ouvrir sa bouche. Le jasmin fit un bond sur son tronc et, les fleurs que jadis la poursuivaient, s'envolèrent de nouveau à sa rencontre. Elle courut le long des corridors qui longent les chambres et la stèle des pétales se mit à la poursuivre à nouveau. Il y eu dans toute la maison un bruissement étrange et nous crûmes qu'un tremblement de terre allait nous secouer à nouveau. Anna courrait, les bruissement ouvraient les portes et les pétales se répandaient partout. Doña Inès resta immobile sur son lit et j'essayai d'attraper Anna dans son envol odorant. Quand j'allai arriver vers elle le Général sorti à sa rencontre et m'arrêta d'un regard.
"C'est quoi cette farandole!", - exclama-t-il.
Les pétales du jasmin arrivèrent jusqu'à lui et se collèrent à son visage, à son veston, rentrèrent dans son bureau.
"La jasminière..." - laissa-t-il échapper -."La jasminière est de retour!".
Il me regarda et il comprît. Anna avait commis une folie. Il me dévisagea et il ne prit pas longtemps pour s'écrier:
"C'est Ricardo!".
Doña Inès était déjà sur le pas de sa porte, les yeux enflammés de rage et de larmes. Elle lui dit de loin, sachant que l'inévitable était arrivé:
"Reynaldo, pas elle, épargnes-la, pas Anna!".
Il s'approcha de sa femme, la prît par ses deux pouces et lui dit:
"Qu'aura-t-il leur fruit?".

Doña Inès se laissa glisser jusqu'à terre et s'assit à même le carrelage en répétant inconsolable, "Pas elle, Reynaldo, pas Anna...!".

Doña Inès, qui je vis toujours droite comme une croix, s'était effondrée. Je pensais que la terre allait faire un tour et détruire encore notre ville comme cinquante ans auparavant. Une tiédeur envahit tout. Les vents contraires se levèrent et il y eut une pluie des mangues ici même. Doña Inès ne sut dire que: "Tu vois Reynaldo, il commence à manguer!".

Et, effectivement, il manga, comme on n'avait jamais vu auparavant. Les mangues tombaient torrentiellement, enragés, comme si tous les arbres avaient entendu la condamnation de doña Inès et celle du Général, comme si le jasmin avait été leur dire la peine de son Anna! Les manguiers en furie ne se contentèrent pas de laisser tomber leurs fruits mûrs, ils lancèrent aux loin les verts, les petits, les bourgeons et les tuiles de la maison commencèrent à crépiter, les murs faisaient de sons flasques et sourds. La peur nous envahit et, soudain, Anna traversa le corridor devant tous, indolente, avec une cadence syncopé dans ses pas, avec quelques pétales qui se détachaient d'elle pour se glisser à terre. Ella alla vers l'arrière cour, en maîtresse et, à fur et à mesure que ses pas s'approchaient, les bruits de mangues s'estompaient et quand elle eut atteint la porte pour y entrer, sous le regard terrifié de tous, les bruits cessèrent. Elle l'ouvrit et entra sachant désormais qui et où étaient ses alliés. Elle regarda la cour impraticable, laissa la porte ouverte pour que tous pussent contempler le spectacle et marcha sur le tapis de mangues comme sur un sol ferme. Elle traversa la cour entière et sortît par la porte arrière. Doña Inès implora le Général de l'épargner de sa furie. Don Reynaldo, contemplant le spectacle de la nature aux pieds de sa fille fit demi-tour et s'enferma dans sa chambre.

Anna fit le tour du pâté de maisons et rentra par la porte principale, comme si rien ne s'était passé. Elle n'était ni souriante ni sérieuse, elle semblait insouciante, comme si elle était allée regarder le pigeons du parc voisin ou comme si elle rentrait de faire les courses. Doña Inès essaya de l'approcher et elle fit semblant de ne pas comprendre sa sollicitude. Elle agit comme si rien n'était arrivé, ni quelques minutes auparavant ni quelques mois, ni même quelque années avant ce moment. Elle parla à sa mère d'un ton naturel et détaché, effaçant toute question avant qu'elle ne fut posée. Doña Inès resta interloquée.

Le soir elle était invitée à une fête où elle alla sans demander si cela choquait quelqu'un. Elle dansa avec Ricardo comme elle avait l'habitude et elle ne laissa transparaître ni à Doña Inès qui était présente, ni à personne, aucun intérêt différent de celui de la danse pour son cousin. Sa mère ne savait plus si elle l'avait jugée trop vite mais, moi, je savais. La nature ne mentait pas et, parce que je savais, je devins sa complice tacite. Anna sut dès le premier instant qu'elle pouvait compter sur moi pour jouer sa russe. J'étais, encore une fois, dans le piège, comme jadis avec Ophélie.

Leurs relations devinrent sécrètes et incontrôlables pour tous. Ils développèrent un sens de la discrétion indécelable et effacèrent avec leur attitude toute suspicion qui put avoir eu lieu. Anna accepta d'autres cavaliers et Ricardo fit de même. Parfois, pour le bonheur général, ils faisaient étalage devant tous de leur art sublime en dansant une pièce ensemble et, malgré les supplications du public ils déniaient de continuer pour retourner avec leurs partenaires officiels. Leur ruse devint parfaite. Presque quotidiennement ils se voyaient devant tous en famille sans que nul soupçonna quoi que ce soit. Même le Général fini par s'en vouloir de son geste et acquiesça son erreur. Anna avait gagnée. Ses amours avec Ricardo volaient aux plus hauts sommets et, moi, moi la bonne Rosa, j'étais leur alibi, leur contact, leur intermédiaire. Je craignais que la nature elle même ne s'insurgea pas si personne ne se portait garant de leur lieu inévitable. Cela dura..., des années. Je fus la seule témoin. Je ne le regrette pas.

L'histoire d'Anna se répéta à l'identique de celle d'Ophélie. Moi qui fus l'intermédiaire des messages clandestins, je fus témoin de tout. Malgré la réponse d'Ophélie à Anna, essayant de la dissuader de ses amours interdites, Anna persista. J'essayai, moi, de la dissuader. Mais, alors, c'étaient les manguiers qui m'en voulaient. Dès que je m'asseyais à cet endroit pour me protéger du soleil, ils lâchaient sur moi leurs fruits pourris du plus haut de leurs sommets, comme s'ils les avaient en réserve pour m'empêcher de lâcher Anna dans sa liaison. Ricardo était pour moi le plus beau des homme digne d'Anna, mais mon critère avait peu d'importance. Je ne voulais pas l'abandonner et je fus présente tout au long de cette histoire. Cinq années s'écoulèrent ainsi. Des rencontres furtives, des messages codés et, à différence d'Ophélie, ils se voyaient tout le temps en tant que cousins avec leurs familles. Ils développèrent un autre art à part celui de la danse, celui du théâtre et de la simulation. Ils redevinrent, aux yeux de tous, des cousins germains, complices, amis. Chacun menait de son côté des relations romanesques qui se multipliaient sans cesse, détournant les regards sur eux et les laissant libres à leur aventure intime. Ils simulaient même de se quereller, se disputant devant tous pour des broutilles, se lançant des remarques mordantes. Alors leurs parents et leurs frères s'interposaient à des telles relations et les faisaient se réconcilier publiquement, les poussant à danser à nouveau pour la réjouissance de tous. Ils faisaient semblant de le faire à contrecœur puis, dès qu'il enlaçait sa ceinture, dès qu'elle posait sa main sur son épaule, la salle entière vibrait, les accords de la musique s'abaissaient à terre pour se mettre au rythme de leurs pieds, le regard d'Anna faisait semblant de la plus grande indifférence mais sa main tremblait imperceptiblement de passion. Leurs corps s'emboîtaient en un seul mouvement, leur aspect avait un seul port, une seule allure et on entendait chuchoter dans les recoins: "Ah, si seulement ils n'étaient pas des cousins, quel beau couple ils ne feraient!". Ricardo faisait semblant de faire un devoir en dansant avec elle, leurs visages à tous les deux restaient impassibles vis à vis de l'autre, souriants vers l'extérieur... Il n'y avait que moi qui savait! Je savais ce que chaque battement des sourcils d'Anna voulait dire, je savais ce qu'il sentait dans les profondeurs de sa virilité quand il tenait la taille de sa bien aimée abandonnée à son bras. Malgré moi je lisais leurs mots d'amour desquels j'étais porteuse. Je ne voulais pas être l'outil d'un acte qu'ils auraient dû regretter. Je ne voulais pas qu'Anna fit la même chose qu'Ophélie, qu'elle s'échappât avec lui. Tant que j'étais au milieu je pouvais, à un moment donnée, agir si cela tournait mal. J'espérais que, un jour ou l'autre, ils se rendraient compte de la vie qu'ils allaient mener, que l'exemple d'Ophélie allait leur faire prendre conscience de la solitude à laquelle leur union était vouée.

Je savais que je jouais avec le feu. Je priais, j'allais à l'église et je priais pour ne pas les laisser commettre une folie. Puis, en arrivant à la maison, si par hasard j'avais pris la décision de m'interposer, les manguiers se révoltaient, le jasmin se déchaînait et je sentais que je ne pouvais faire autrement, leurs alliés étaient trop forts pour moi. Le temps ne fit pas languir leur passion, ni fatiguer leurs espoirs, bien au contraire. Chaque jour qui passait il fustigeait leur désir et leurs projet d'union. Quand je lisais, dans leurs mots, des projets concrets, je palissais. Qu'allais-je faire le jour où ils décideraient de s'enfouir? Les manguiers allaient me tuer si je disais un mot à Doña Inès, et elle me tuerait si je me taisais. J'étais prise au piège de leur amour. Puis il vint l'inévitable. Le père de Ricardo, plus avisé que Doña Inès, soupçonna son fils. Toutes les filles qui passaient dans ses bras, toutes les fiancées à jamais repoussées lui mirent dans une voie: Ricardo était amoureux d'une autre mais..., laquelle? Il se mit à quêter sa vie. Ce n'était pourtant pas facile puisque tout avait lieu sous ses propres yeux. Anna était hors de tout soupçon depuis longtemps et il dirigea ses recherches dans des voies opposées. Il chercha d'abord dans leur propre milieu, parmi les filles de la société, une qui était peut-être fiancée à un autre, puis l'idée lui vint qu'elle pouvait bien être une femme mariée, ou plus âgée... Enfin les hypothèses ne manquaient pas. Ne trouvant aucun indice de suspicion dans son milieu il fit espionner Ricardo dans son lieu de travail à la recherche d'une subordonnée, d'une employée, d'une obscure secrétaire. Il se renseigna sur toutes les femmes et ses relations avec lui sans trouver rien d'anormal. Il poussa alors ses recherches jusqu'à sa propre maison, ses domestiques, il crût même, à un moment donné, qu'il pouvait s'agir d'un autre homme! Ses recherches n'aboutirent à rien mais son doute persista. Il le connaissait en tant qu'homme, il avait trop de sollicitude envers ses conquêtes et trop envie de fuir dès que celles-ci répondaient à ses avances. Son jeu lui parut trop évident, ce n'était qu'une mascarade de recherche de compromis pour un cacher un autre, un vrai.

Quand Don Guillaume fit suivre les agissements de son fils même auprès des domestiques, il élargit ses recherches aux maisons voisines, à celles qu'il fréquentait, chez nous. Ses espions étaient partout sans que nul le sache. Cela pouvait bien être ses autres enfants, ou n'importe lequel de ses employés, ses messagers, cuisiniers, chauffeurs... Ils entrèrent jusqu'à ici, dans cette maison, dans cette arrière cour, sous ces manguiers et ils constatèrent, par je ne sais encore quelle ruse, que Ricardo me rencontrait pour me parler seul à seul, dans des instants imperceptibles pour quiconque n'eut cherché une anomalie dans ses coutumes. Ils nous guettèrent, ils attachèrent des mots disloqués pris au vent et ils refirent des phrases, ils reconstruisirent une histoire, la rajoutèrent au fait qu'Anna venait des fois broder à côté de moi pour apprendre des nouveaux points de croix, les relièrent et ils dirent que j'étais leur point de rencontre, le nœud de leur liaison secrète. Cela était vrai et faux. Je voulais dissuader Anna en l'écoutant, en lui tendant mon cœur et mon oreille à ses emportements amoureux, en essayant de lui rappeler le sort d'Ophélie pour la faire raisonner. Je recevais les doutes de Ricardo, ses mots d'amour, j'étais pris au piège.

Puis, il n'y eut pas de jugement. Don Guillaume, le père de Ricardo, pris pour une vérité sans retour le résultat de ses enquêtes et décida, sans demander à personne, le sort des enfants. Il envoya Ricardo étudier à l'étranger. Il prépara tout sans lui dire, il acheta les billets de bateau, réserva les hôtels, loua le studio, l'inscrivit à l'université pour faire une spécialisation de plusieurs années. Quand il eut tout prêt il le lui présenta comme un fait accomplit avec une fête d'adieux avant même qu'il soit mis au courant qu'il partait. Quand Ricardo essaya de contester il lui répondit: "Ou tu pars ou tu pars!". Il savait ce que cela voulait dire: L'exile à jamais s'il refusait!.

Don Ricardo avait mit au courant du résultat de ses enquêtes à sa sœur et son beau-frère qui l'avaient secondé et aidé à prendre sa décision ainsi qu'à la maintenir cachée jusqu'à la dernière minute. C'est ainsi que Ricardo n'eut même pas le temps de prévenir Anna qui assista à la fête de ses adieux sans savoir si c'était une boutade ou un cauchemar. Quand elle se rendit compte.., c'était trop tard. Anna et lui eurent le temps d'un Paso doble pour se jurer un amour éternel et de chercher, coûte que coûte, de se rejoindre au plus vite sans que personne ne puisse soupçonner leurs projets. Cette promesse fut la source de leur force et de leur attitude déconcertante pour tous. Anna fut la première à réagir d'une façon imprévisible. Elle ne pleura pas, ne s'arracha pas les cheveux, ne hurla pas aux vents et, même les manguiers et le jasmin ne réagirent pas. Elle demeura tellement indifférente que ses parents finirent par se demander s'ils ne s'étaient pas trompés, s'ils ne l'avaient pas jugée sur des fausses présomptions.

Anna s'enferma dans son personnage. Elle continua ses fêtes et conquêtes jusqu'à pousser Doña Inès à dépasser le seuil de sa honte pour venir me demander un jour si elle n'avait pas été vrai sa liaison secrète avec Ricardo à travers moi. Je répondis ne pas savoir de quoi elle voulait me parler.

Ricardo fut le deuxième a faire sentir sont père coupable voyant comment il acceptait sa décision aussi abrupte qu'injuste. Il parti pour Londres, ou Paris, je ne me souviens plus, cela était bien égal pour moi, je savais seulement que c'était loin, très loin. Leur courrier à eux deux n'était pas si facile qu'ils crûrent pouvoir le mener. Ricardo avait accordé un code avec Anna dans les lettres qu'il adresserait à sa tante et ses cousins où il lui donnerait des nouvelles de leur projet pour se rejoindre. Mais son code fut aussi flou que les derniers mots qu'ils se dirent en se quittant car il avait était conçu dans la panique de la dernière minute. Anna s'impatienta. Ricardo fut absorbé par sa nouvelle vie. Elle essaya de le préciser car elle pouvait lui écrire et elle lui demanda des détails sur leur rencontre. Il devint vague dans ses réponses, lui jurant á travers les mots codés de l'amour éternel mais pas des retrouvailles immédiates. Leur courrier prenait très longtemps pour faire l'aller et le retour d'un pays à l'autre. Chaque réponse vague de Ricardo exaspérait Anna qui répondait des longues diatribes lui rappelant son serment, lui demandant des précisions sur leurs projets. Les mois s'écoulaient d'une réponse à l'autre, une année passa très vite. Anna comprit. Elle en voulut sa mère, son oncle, son père, le monde entier. Elle devint excessive, provocante, odieuse. J'essayai de la dissuader, de la convaincre de l'amour de Ricardo mais elle, pour se sauver du désespoir de se sentir abandonnée, voulut l'abandonner avant lui. Ce furent des lettres croisées à travers des obstacles qui finirent par mener à leur rupture, en s'en voulant l'un à l'autre. Anna sortit avec tous les prétendants mais ne s'engagea avec aucun. L'âge lui passait dessus. Elle voyait les plus belles années de sa jeunesse s'écouler dans cette veine attente d'amour parfait jusqu'à qu'elle décida de s'épouser. Ce fut le terme qu'elle utilisa.
"Rose, me dit-elle un jour, il faut que je m'épouse!".

Tous les hommes qu'elle côtoyait, qui la prétendaient, lui semblaient fades et sans intérêt à côté de son Ricardo. Puis, un jour, son frère arriva à la maison avec Zacharie. C'était un collègue de l'Université. Le Général craint le pire, il se demanda s'il n'était comme Marco, sortant de nul part avec du sang sale. Avant qu'Anna ne le regarda il se renseigna sur ses origines. Il trouva qu'il était fils d'immigrés allemands installés à la campagne depuis deux siècles.
"C'est un paysan Aryen!", - avait dit le Général.
"Mais, - avait rétorqué Doña Inès - il n'est pas bâtard!".

Anna approchait la trentaine et cet ami de son frère, au teint pâle et aux yeux de chat à la chevelure doré qui faisait mal à voir au soleil, faisait son affaire. Nul ne le connaissait, nul n'avait donc rien à lui réprouver. Avec l'accord tacite de ses parents qui voyaient avancer l'âge d'Anna toujours célibataire, elle se mit en tête de le séduire. Elle avait peur aussi de rester vieille fille à garder ses parents jusqu'à leur mort puis s'occuper de ses neveux..., sans jamais avoir une vie à elle. Zacharie était une proie facile pour elle, une victime, un appât et un bourreau. Il était le moyen de se venger du délaissement de Ricardo qu'elle devait subir dans la solitude, car elle ne pouvait se plaindre que devant moi et feindre devant les autres. Le pauvre Zacharie! Avec ses allures de paysan étranger! Il avait quelque chose de très touchant chez lui, une fragilité de par sa couleur transparente et une brutalité de par ses manières campagnardes. Ses études à la capitale avaient rajouté en lui une retenue qui brouillait toutes les pistes. Il n'était ni rude ni délicat, ni ignorant ni culte, ni beau ni laid. Ce qui attira Anna en lui ce fut sa couleur. Ses cheveux couleur paille fraîche, ses yeux délavés, son teint laiteux, sa taille longue et mince faisaient de lui..., un étranger. C'est comme cela que Doña Inès commença à l'appeler quand il répondit aux avances d'Anna et demanda au Général, en bonne et due forme, la permission de fréquenter sa fille. Bien que d'une famille sans pedigree aristocratique elle n'avait rien à se reprocher et il avait fini ses études de juriste avec son fils à la capitale. Cet homme n'était, aux yeux du Général et sa femme, ni brillant ni bien né pour leurs espoirs mais il n'était ni inculte ni bâtard et les traces de ses provenances étaient bien claires. Le Général accepta.

 

Chapitre XI
DOÑA INES

Voilà, Ophélie est morte. Cet événement, à des milliers de kilomètres, à des années de distance dans le temps, font que toutes ces histoires de Rosa racontées à l'ombre des manguiers pendant que je m'endormais dans son giron et qui entrèrent en moi sans que je m'en aperçusse, au fil du temps et des siestes, resurgissent maintenant. Le passé d'Anna, ma mère, m'incorpora sans qu'elle le sût, sans qu'il y eût un accord parmi tous pour me le rendre à l'évidence.

Après les confidences secrètes pendant mes siestes sur les seins de Rosa, il y eut les longs après-midis de chaleur où je restais près de ma grande-mère, l'accompagnant pendant qu'elle tricotait. Souvent alors, elle aussi, se laissait en voix haute aller à ses souvenirs, comme si elle attachait, avec les points de son croché, les événements de son passé. Assise sur sa chaise à bascule vénitienne, son chandail et ses robes longues du début du vingtième siècle, ses longs cheveux blancs tressés et ramassés dans un chignon bas derrière sa nuque, ses lunettes et ses pelotes de fil dans un panier posé à même le sol, elle avait l'air d'un autrefois toujours présent. Elle avait deux images pour moi, l'une sévère et altière, l'autre douce et conciliante. Je crois que ces images étaient alternées dans mon vécu avec elle, la première étant celle qu'elle déployait devant les autres, la seconde celle qu'elle avait dans l'intimité avec moi. Dans ce dernier cas elle me faisait sentir la chair de sa chair, comme si elle même m'avait enfantée et, au contraire de la bonne Rose qui essayait de masser mes pouces pour les allonger, ma grande-mère les caressait avec une grande complaisance, non seulement parce qu'il étaient identiques au siens mais comme s'ils le lui appartenaient.

Quand elle tricotait le long de ces après-midis, la plupart du temps je restais assis sur le carrelage, les pieds nus, pour prendre la fraîcheur du sol. Je m'amusais avec des broutilles mais, surtout, dans la contemplation de cette dame que je ne savais si craindre ou aimer. Elle n'avait pas avec moi les gestes de tendresse qui pouvait même avoir la bonne Rose, sans parler de ceux de ma mère, mais elle avait d'autres, aussi éloquents bien que moins charnels et touchants. Elle avait son sourire avec moi. Un sourire de..., complaisance, encore une fois, comme si j'étais une revanche accomplît d'elle même, comme si j'étais le trophée d'une victoire gagnée après un long combat. P.-104 Ces moments de proximité ce passaient quand elle était assise sur le long corridor qui donnait sur le patio intérieur où trônait une fontaine entourée des fougères et hibiscus, des bougainvilliers et rhododendrons et où se trouvait le jasmin amoureux de ma mère. Pendant les heures de l'après-midi le soleil n'y entrait plus et les feuillages dégageaient de la fraîcheur accompagnées du bruit de l'eau de la fontaine qui coulait sans cesse. Grande-mère restait assise à tricoter, levant souvent les yeux pour contempler l'eau couler et les plantes se réveiller de la torpeur caniculaire et buvant sa tasse d'eau chaude de canne à sucre qu'elle affectionnait tant et qui remplaçait le thé de ses ancêtres. Pendant ses heures sans mesure, elle se laissait aller à ses rêveries et aux souvenirs qu'elle voulait me transmettre de son enfance cachée. Ses paroles, à l'instar de celles de Rose, s'incrustèrent en moi et sommeillèrent des longues années jusqu'à maintenant qu'Ophélie viens de partir, comme une cloche qui sonne le glas des décombres enfuis dans mon inconscient pour leur permettre de revoir le jour. J'entends à nouveau grand-mère commencer ses longues monologues entrecoupés de ses gorgés d'eau de canne à sucre et le cliquetis de ses aiguilles à tricoter. Elle commençait souvent par cette phrase:
"Vois tu, mon fils, lorsqu'Anna..., - puis elle continuait d'un ton monocorde, très bas, pour que nul autre que moi ne puisse l'entendre..., - lorsqu'Anna s'intéressa à Zacharie, quelque chose en moi me dit que j'avais fait une grande erreur! Voulant la protéger pour qu'elle ne fisse pas le même erreur que sa sœur Ophélie..., mais, - elle levait les yeux et restait hésitante -, était-ce bien une erreur?, elle faillit transgresser les règles du sang et épouser son cousin germain, issus des germains! J'ai dû m'opposer bien que, entre nous, il était mon neveu et il n'y avait pas un meilleur parti pour elle s'il n'avait pas eu cette consanguinité! Souvent je me disais qu'ils ne faisaient rien de mal, qu'ils auraient des beaux enfants, que leurs noms ne seraient pas répétés á l'infini puisqu'il y avait celui de Reynaldo, ton grand-père. Mais je m'interposai tout de même ainsi que le père de Ricardo et Reynaldo et tous ceux qui avaient un droit de parole et de regard sur nous.

Tu connais la suite. Nous les séparâmes, il partit faire ses longues études, ils s'oublièrent ou, du moins, nous le crûmes. Quand Ricardo parti nous eûmes, nous tous, un doute qui engendra un remords: étaient-ils vraiment amoureux? Entretenaient-ils vraiment une relation secrète? Ou c'était seulement cette peur atavique que nous avions qui se transposait sur eux, les voyant si beaux ensemble, si harmonieux, si faits l'un pour l'autre? Peur qu'ils eussent trouvé cette amour parfait dont nous tous rêvons et qui nous échappe á tout en chacun? Peur de voir leur perfection car, c'est cela qu'inspirait de les voir ensemble, le sentiment de perfection. Ils avaient quelque chose chacun qui, mise á côté de l'autre, se révélait et grandissait, révélant et grandissant à son tour chez l'autre des multiples facettes qui nous étaient cachés á tous, même à moi, sa mère et sa tante. Ils devenaient des êtres complets chacun en soi et, puis, tous les deux, un couple plus parfait qu'eux mêmes. La joie que produisait leur vision était unanime à par chez ceux en qui l'envie prenait le dessus. Nous remarquions tous cela lorsqu'ils dansaient car ils pouvaient donner libre cours à cette nouvelle entité sans éveiller aucun soupçon d'interdit. En dansant ce n'était plus Anna, plus Ricardo, c'était eux, un. Cela égayait l'esprit, cela donnait des frissons, chatouillait les narines des désirs cachés en chacun. Je ne reconnaissais plus ma fille, moins encore mon neveu, ils devenaient..., comme on les aurait rêvé dans la perfection. Puis il y avait ce nouvel être qui naissait avec une vie propre, une âme presque, des facultés propres, leur couple! Tellement c'était ainsi que, quand ils s'avançaient sur la piste pour danser, une rumeur de plaisir se levait jusqu'aux exclamations étouffées de joie et un nom se matérialisait pour les nommer: Ricanna! Quand l'orchestre donnait ses premiers accords personne ne voulait commencer avant de voir, ne fut-ce que quelques pas, Ricanna. Ils donnaient la cadence des morceaux et on aurait pu croire que, seulement de les voir, la salle entière, le bal entier, prenait de leur grâce, s'imbibait de leur souffle et une odeur unique planait sur tous, leur harmonie devenait commune. Si on était sur la piste en ce moment on sentait, dans ses propres pieds, dans les muscles, les oreilles, une sorte de pénétration dans la musique, le partenaire, la salle, le bal entier. Puis quand, parfois, las de danser, Anna quittait la piste, les musiciens eux-mêmes laissaient tomber une note de leur partition, et on sentait un trou d'air introduit au milieu, comme s'ils avaient coupé une page entière, faisant que tous les pas de danse de tous les participants se trouvassent en désaccord, se heurtant entre eux, produisant des sautillements pour essayer de rattraper la musique à son nouvel stade.

Ricanna! Qui n'aurait pas voulu que leur couple existât pour toujours, qu'il restât présent non seulement dans ses fêtes mais dans les esprits! L'image d'un couple parfait est réjouissante pour tout en chacun car elle leur permet de croire à cette fusion mythique avec un autre. Pour nous tous, même mariés, l'image du couple est souvent inaccessible et on rêve, parfois très caché au fond de nous mêmes, d'atteindre ce niveau où, avec l'autre, on forme un troisième duquel on fait partie et nous dépasse. N'est-ce pas celui-là le rêve des tous les amoureux dans les débuts de leurs idylles? Les promesses de fusion éternelle qui n'aboutissent, hélas, qu'à des paroles aux échos nostalgiques dans des chansons populaires où les amants jurent de ne pas pouvoir respirer l'un sans l'autre! Dès que leur union est consommée, que l'image mythique du couple devient de la chair, des odeurs et des humeurs, chacun reprend sa propre individualité laissé à l'entrée de leurs ébats. Ne pouvant pas concevoir une entité au-dessus de la leur, ils conçoivent une en dessous, qui reçoit leurs ordres et qui est susceptible d'être façonnée à leur image: leurs enfants! L'enfant va remplacer l'image du couple, va matérialiser son mirage. Il sera ce qu'ils n'ont pas pu être à deux et il rêvera à son tour, de ce qu'ils n'ont pas pu être.

Ricanna! C'était si doux à l'oreille le nom d'un tel être qui prenait vie devant nos yeux et s'évanouissait de la même manière, laissant en nous cette illusion..., vivante! Et, ce n'était pas seulement leur danse synchronisée qui pouvait émouvoir à tel point, car beaucoup d'autres danseurs atteignaient des niveaux supérieurs aux leurs, pouvant faire des prouesses, des pirouettes et des pas assommants d'agilité que Ricanna n'y prétendaient même pas. Leur mystère se trouvait au dessus, la danse était leur aspect visible. En les regardant nous, les douairières, nous caressions ces nostalgies longtemps endormies, laissant réveiller dans nos cœurs nos rêves cachés d'antan. Puis, tous les autres, les jeunes en conquête d'un partenaire rêvaient de trouver cet égal à soi mais qui est un autre diffèrent, puis les domestiques dans leurs vies sans rêves apparents, sans possibilités de rêves, en avaient un devant leurs yeux, un dont ils pouvaient s'en approprier, le faire sien, le cultiver dans leurs nuits vide de compagnie, vides à jamais d'amour. Ricanna était un espoir commun. Il appartenait à tous! Sa naissance éphémère et publique était, sans pudeur, offerte. Tous en profitaient. Tous se gavaient de cette implosion qui débordait, sans exploser, leurs limites.

Nous ne pouvions voir que cela. Le reste nous était aussi hermétique, dans le sens profond du terme, qu'il nous est hermétique la foi si on ne l'a pas. Ricanna exultait d'un bonheur silencieux. Rien en elle était exubérance de gestes ou sensations. C'était l'accomplie, la plénitude sereine, la complétude. Comment ne pas soupçonner qu'au-delà de la piste de danse cet être aussi convoité ne subsistait plus? Oh! Dois-je le dire, dois-je l'avouer? L'existence de cet être éveillait en moi de la jalousie! J'aimais pourtant mon mari, Reynaldo, ton grand-père, le Général! Mais, je savais, dans le tréfonds de moi que jamais, á tout jamais, ni avant ni après, lui et moi nous serions un couple, au dessus de nous, avec nous. Nous étions mari et femme mais jamais, nous le savions, notre présence n'éveillerait ni chez l'éboueur ni chez les princes de passage l'idée que nous étions ce que nous aurions voulu être.

Ils avaient dans toutes les occasions où ils se trouvaient ensemble une attitude circonspecte l'un vis à vis de l'autre qui ne faisait qu'aiguiser l'intérêt. Quand on voit des amants qui se dévorent des yeux, qui retiennent leurs corps entier pour ne pas manger celui de l'autre, qui laissent leurs visages aller à la quête continuelle de l'autre pour l'absorber, on n'a qu'une envie, celui de détourner le regard pour ne pas assister à leur mangeaille. Ricardo et Anna, quand ils dansaient, ils déployaient cet art de la circonspection aux grands airs. Quand Anna posait son bras gauche sur l'épaule de Ricardo, sa main tombait gracieusement, sans s'agripper à lui, sans le négliger non plus, permettant dans les virages qu'elle se levât aux rythmes des tournoiements et retombât frôlant la nuque de son cousin. Alors, dans les tables voisinant la piste de danse, les regards restaient posés sur cette main qui flottait retenue en l'air, attendant qu'une pirouette plus violente fisse qu'elle caressa son dos négligemment. Rien de tel n'arrivait. Sa main restait comme une promesse de douceurs suspendue à son cou, aux antipodes de l'épée de Damoclès et les regards avides attendaient toujours une issue accomplissant leurs désirs. Chacun de ses gestes avait la même retenue et la même quantité de promesses. Sa main droite reposait sur celle de Ricardo, ni trop molle ni trop ferme, ni indifférante ni aimante, tout justement présente. Anna et Ricardo ne se regardaient pas. Ils avaient leurs regards dans d'autres lieux, ni en face ni dans la salle, peut-être qu'ils les avaient dans les pensées de l'autre, qu'ils se voyaient ailleurs, dans un lieu à eux seuls. Tout cela était le mystère de Ricanna. Quand ils dansaient Ricardo tenait le corps d'Anna avec son bras droit et il laissait sa main tomber légèrement sur la cambrure de ses reins. Il n'ouvrait pas, comme d'autres cavaliers, la main en entier, la posant directement sur le dos de sa partenaire pour montrer leur possession et leur commandement. Il laissait son poignet se glisser subrepticement le long des reins, sa main légèrement écartée et un rien abandonnée en arrière, avec les doigts à moitiés ouverts, comme esquissant un port classique, ne laissant pas l'ombre d'un doute de la fermeté de son geste, de l'assurance qu'elle portait au corps d'Anna, de la précision de ses commandes pour mener la danse. Elle, à son tour, abandonnée à la contrainte de ses bras protecteurs, gardait la distance de sa poitrine laissant seulement frôler son torse au moment des voltiges périlleuses. Chacun de leurs gestes était analysé par tout le bal. On voyait dans les pénombres des tables des paris tacites s'enflammer, allait-elle caresser sa nuque, serrer sa poitrine, coller sa joue, allait-il l'attirer de sa main, la fermer avec son bras? Leur contenance était parfaite et jamais personne ne gagna dans ces jeux jamais énoncés.

Comment ne pas succomber à croire qu'il y avait quelque chose de plus dans leurs relations? Comment pouvais-je me soustraire à ses soupçons si moi, moi-même, je n'avais jamais vécu de tels émotions? Etaient-ce les leurs ou, simplement, les miennes, celles de tous qui désirions en avoir comme celles qu'ils nous éveillaient? Le cas est que je ne supportais plus. Ma fille, la chair de ma chair, éveillait des démons assoupis dans moi. Je m'interposai. Ce fut plus fort que moi. Je la quêtais, pour la trouver en flagrant délit de romance avec son cousin. Je la poursuivis. Finalement, un jour, je la trouvais derrière un manguier. J'entrai dans l'arrière cour, sur la pointe des pieds, je l'appelai et je la vis sortir derrière un tronc après un long silence. Puis Ricardo sortît aussi. Que pouvaient-ils faire cachés derrière? Je n'attendis pas leur réponse, je ne leurs posai d'ailleurs aucune question. J'avais ma preuve. Je donnai mon verdict irréversible, inéluctable.

Un autre scandale, comme celui d'Ophélie? Mais la nature pris son parti. Il plut des mangues et le jasmin se déchaîna. Je dus me plier à leur verdict. Ils continuèrent à enfanter Ricanna aux brillants soirées mais, peu à peu, ils le laissèrent s'estomper aux yeux du monde. Ricanna naissait par les vœux des gens qui en raffolaient de sa présence mais s'évanouissait subitement laissant les fêtes désarmées. Anna trouvait d'autres cavaliers, parfois plus beaux, plus élances, plus souples et meilleurs danseurs que Ricardo mais le miracle ne se produisait pas. On les trouvait beaux mais dans les cœur de tous, dans les chuchotements derrière les éventails on entendait, "Jamais comme Ricanna!". Son absence me laissa suspecte. Puis mon frère, le père de Ricardo, compris aussi, par son intuition de père. Leur romance ne fut découverte que des années plus tard et c'est fut la sentence de Guillaume qui trancha: il envoya Ricardo à l'étranger. Anna connu Zacharie un an plus tard.

Zacharie. Que pourrais-je dire de lui? Pauvre homme! Il servait mes projets, il fallait caser Anna! Je l'appelai l'étranger avec son aspect venu du nord, des plaines polaires, de gens sans couleur. Il sortait de nul part d'une campagne voisine, issue des immigrants oubliés par Nicolas de Federman dans les jungles orinoquiènes. Sous le règne de Charles I d'Espagne les germaniques eurent le droit de venir en Amérique. Federman entrepris la recherche du Dorado à partir de Caracas. Sa façon de coloniser était tout autre que celle des espagnols. Ils avançaient dans la jungle avec femmes et enfants et laissaient des îlots d'hommes au milieu des clairières qui s'y installaient avec deux buts: si les excursions qui continuaient de l'avant trouvaient des obstacles, des barrières incontournables ou des bastilles avec des indiens, ils pouvaient toujours faire marche arrière trouvant refuge chez leurs compatriotes délaisses. D'un autre côté, l'empire austro-hongrois posait les jalons de sa race dans ces contrées où seuls les Ibériques avaient accès. Beaucoup des ces poignées d'hommes et femmes restaient abandonnés pour toujours, sains plus jamais recevoir des nouvelles de leurs congénères. Ils se développèrent en essayant de garder la pureté de leur sang sans se mélanger aux indiens comme en avaient l'habitude les espagnols qui voyageaient sans femmes dans le nouveau monde au moment de la conquête. Isolés du monde ils gardèrent leurs coutumes et leurs langue qui perdirent au passades des siècles. Ils devinrent des paysans au beau milieu de la jungle. C'est ainsi que même aujourd'hui on trouve des villages entiers des paysans aux tons pâles, aux yeux bleus délavés, aux crinières de blé. Tout comme Zacharie! Ils gardèrent leur esprit germanique du travail, de l'effort, du stoïcisme devant l'adversité de la nature. Au contraire des espagnols et métisses qui, appuyés sur la religion, avaient une nonchalance par rapport aux forces telluriques, un fatalisme où Dieu était le seul coupable de leurs maux à cause de leurs péchés ou le seul capable de leur apporter le bonheur en récompense de leur vertu.

Zacharie n'était pas noble. "Hélas, - avais-je dit à Reynaldo, ton grand-père, quand il se plaignait d'avoir désiré un meilleur sort pour sa fille -, hélas, mais il n'est pas bâtard, comme la mari d'Ophélie!". Seul cet argument le convainquit, ajouté à l'âge d'Anna qui frôlait la trentaine, d'accepter leurs relations en vue d'une union marital.

Anna, déçue, par je ne sais quels accords qu'elle passa avec Ricardo auxquels il ne donna pas suite, elle se décida très vite d'épouser Zacharie. Elle se dit très amoureuse, elle lui couvrit de lettres enflammées, elle développa pour lui une passion dévorante, aux yeux de tout le monde, et elle arracha notre accord sans que nous puissions rêver mieux pour elle. Je crois qu'au fond de moi j'étais déçue que l'union de Ricardo et Anna n'y put avoir une suite à cause de leur consanguinité. Aurait-il était si grave? Je ne le sais plus. J'admis Zacharie avec soulagement. Il était étrange, ou étranger, je ne saurais le définir. Il fut victime de cette étrangeté. Notre victime. Il n'avait ni les manières ni l'aura qu'avait Ricardo et, avec Anna, il ne refaisaient pas un couple comme Ricanna. C'étaient deux êtres, comme nous autres, ils ne formaient pas le couple rêvé, mythique. Ce n'était pas sa faute mais la notre de les vouloir ainsi.

Zacharie avait, en revanche, des mystères autour de lui aussi bizarres que ceux d'Anna. Si à celle-ci c'étaient la nature végétale qui la protégeait, lui c'était la nature animal. Quand il arrivait il y arrivaient aussi des bestioles de toutes sortes qui rodaient partout. Au début nous ne fûmes pas attention à cette coïncidence mais, peu à peu, elle devint évidente. La première fois qu'il vint à la maison, s'affrontant à notre hostilité, il y eut un serpent qui apparut dans l'arrière cour. Elle effraya les poules et les bonnes et Reynaldo dû courir avec son arme à feu pour le chasser. Quand Zacharie se rendit compte de la cause du vacarme il alla aussi dans l'arrière cour, demanda à tous de s'éloigner, s'approcha du serpent et, de ses mains nues, le pris par la tête, le souleva, demanda un panier où il l'enferma et parti avec lui. Nous restâmes béats. Reynaldo répéta: "C'est un paysan aryen!". Puis, à la prochaine visite de Zacharie ce fut un lézard qui traversa le salon, venant de nul part et sortant par la porte d'entrée. Nous regardions la scène sans bouger et lui il ne la vis même pas. Après, dans les visites successives à la poursuite de la main d'Anna, il y eut des scorpions, des grenouilles, de nuées de guêpes, de nuages de moustiques. Ils traversaient tous le long couloir où nous sommes assis, ils traversaient la maison dans sa longueur et ils trouvaient une issue pour disparaître. Ils n'attaquaient personne, ils effrayaient de leur présence inattendue et ils nous laissaient avec le souffle coupé, comme si un énorme danger nous eut frôlé et que nous eussions sortis indemnes. Parfois nous crûmes qu'ils étaient annonciateurs de catastrophes mais après, quand nous réussîmes à l'associer à la présence de Zacharie, nous ne pûmes que constater sa parenté avec Anna dans l'insolite. Nous rîmes à leur propos. Nous dîmes que leur maison, si un jour ils se mariaient, serait une pagaille des mangues et grenouilles, des pétales et insectes. Nous imaginâmes tous les deux, indifférentes à ces événements, vivre dans un nuage de bestioles et fleurs désinvoltes qui établissaient leur domaine du désordre dans leur demeure. Ce fut cette étrange cohorte que chacun d'eux colportait avec soi qui devint la charnière de leur rencontre. Ni l'un ni l'autre trouvaient étranges leurs phénomènes. La première fois que Zacharie vit le jasmin en fleurs déverser ses pétales sur Anna il ne le remarqua même pas. On aurait dit que s'il était arrivé autrement il aurait trouvé cela anormal.

Anna tomba amoureuse, non pas des phénomènes qu'elle ne voyait pas de Zacharie, mais de sa couleur. Ou, devrais-je dire, de son absence de couleur? Il avait beau se promener dans les rues aux heures ou le soleil brûlait le macadam qu'il ne prenait pas l'ombre d'un hâle. Il restait imperturbablement transparent! Sa blancheur était presque affolante car on croyait que un rien ne pouvait la tacher et pourtant elle était immuable. Ses mains étaient délicates comme celles d'une femme qui n'aurait fait que broder de sa vie et, on savait, qu'il maniait le lasso et la machette comme un vrai paysan. Son corps était maigre et fragile en apparence mais il pouvait renverser un veau de ses mains. Il semblait frileux et peureux, calme et citadin et nous apprîmes qu'il maniait les armes à feu avec grand dextérité. Toutes ces contradictions apparentes de sa personne trouvaient une explication logique dans les lèvres de Reynaldo, - "Je le disais, c'est un paysan aryen!". - Avec ces mots Zacharie était compris, il pouvait être homme de loi et homme des bêtes, homme de l'ombre et de la canicule, homme de ville et de la jungle - Mais il ne pouvait faire avec Anna, en aucun cas, un autre Ricanna! Et il allait me manquer jusqu'à l'arrivé d'Armando...

Chapitre XII
ANNA

Voilà, Ophélie est morte! Plus le temps passe, plus je la sens près de moi. Les souvenirs des dialogues remontent à la surface comme les petites bulles d'air qui sortent de la bouche d'un poisson. Petites bulles pleines des paroles disperses, qui se rejoignent à la surface pour faire partie du même air, celui que je respire. Parfois, elles restent en suspens, en attendant d'autres bulles qui émergent pour prendre son sens, comme les paroles de ma grande-mère. D'autres bulles pleines de souvenirs émergent au seul rappel du nom d'Ophélie. Son corps n'existe plus sur terre. Je ne la vis pas atteindre les derniers pas de sa dégradation. Elle n'en aurait pas voulu. Pour cela, pendant ces dix dernières années où elle m'écrivit je savais qu'elle jouissait que son image resta en moi intacte comme la dernière fois. Elle avait une telle conscience du temps qui passait sur son corps, elle le voyait avec une distance égal à la hauteur de son esprit. Souvent elle me disait, "Regarde, regarde mes jambes - me disait-elle en se levant avec ses nonante ans et en marchant titubante -, elles ne répondent pas comme je leur ordonne dans ma tête, elles sont déjà usés!". Elle me montrait ses mains qui restaient souples et belles et me montrait des tâches disgracieuses au dessus. Puis, elle se touchait le visage et elle touchait avec dédain les peaux flasques qui tombaient dessous ses joues... "Que je n'aurais pas voulu avoir cela, - disait-elle - c'est laid!".

Elle avait un tel charme à me montrer sons corps comme un objet dont on dispose et..., on dépends. Il dépérissait à sa vue sans qu'elle n'y pusse l'arrêter. Elle rajoutait, "Mais, remarque, je n'ai pas des rides pour mon âge!". C'était vrai. Elle n'en avait pas, la nature de sa peau l'avait dispensé des pattes d'oie et des crevasses le long des joues. Son nez s'était prononcé, ses yeux enfoncés, ses cheveux blanchis mais pas parsemés, et sa motricité déclinait. Elle l'observait comme une scientifique, elle constatait sa dégradation inéluctable comme une vieille voiture sans pièces de rechange. Elle contrôlait sa nourriture, son poids, et elle se maquillait discrètement en demandant toujours si ce n'était pas trop pour son âge. "J'ai horreur des vieilles dames qui font dépasser leur rouge à lèvres ou en rajoutent à leurs fards à paupières à cause de leurs presbytie. Vieillir c'est moche mais plus moche encore c'est de ne pas s'en apercevoir!". Alors elle s'amusait. A chaque visite elle me faisait constater les dégâts des derniers jours accumulés et, sa cocasserie était telle, qu'elle me faisait rire au lieu de la plaindre. "Regardes mes phalanges, elle se recourbent", ou "regarde mon dos, - qu'elle avait pourtant encore bien droit - il se plie!". Cette distance faisait preuve d'une distance entre le corps matériel et celui de notre esprit. Ce corps que lui avait était donné, elle l'avait utilisé, usé, peut-être abusé parfois, et elle constatait les dégâts ainsi que les morceaux rescapés aux ravages du temps. Son regard était limpide, rieur, profond. Puis, elle était toujours très belle! "Ne dites pas cela, - me reprenait-elle - tu ne sais pas combien je le fus!". Ces entretiens de nos âges si disparates, avec le constat de la conscience du sien, nous mettait en pied d'égalité. Je parlait à l'esprit intact qu'elle avait réussit à garder en dépit du reste. Dans nos conversations interminables je n'osais que rarement lui parler de Zacharie, mon père. Je savais qu'elle ne l'aimait pas. Quoi que j'eusse pu sentir pour lui je ne voulais pas que personne ne parlât mal de lui. Même pas Ophélie. Elle ne le fit jamais pourtant. Un jour, en désespoir de cause, ne sachant où m'adresser, je lui demandait abruptement, "Ophélie, pourquoi ne m'aime-t-il pas?", après qu'il eut une abominable réaction avec moi. Elle resta grave. "Pourquoi me demandes-tu mon fils, je ne suis pas bon juge!". Je n'insistait pas mais ma tristesse apparente en dis plus long. "Ce n'est pas sa faute - rajouta-t-elle - et pour tant, je voudrais bien l'accuser, le diminuer à tes yeux mais je ne peux pas. Il n'y est pour rien! Son péché est de ne pas être Ricardo!"

Sa réponse resta dans le vide pour moi, comme tant d'autres peut-être, cachant ensemble la solution de mon énigme. Depuis la mort de ma mère, Ophélie garda avec Zacharie des relations purement polies. Elle revient rarement à la maison quand il y avait des frères encore petits et plus jamais après que le dernier fut parti. Zacharie ne la visita jamais à son tour bien qu'ils n'habitaient qu'à deux cent mètres. Dans mon souvenir ce fut ma mère qui nourrit cette indisposition d'Ophélie envers Zacharie. J'entendais, quand elles parlaient en jargon, les plaintes que ma mère faisait de lui..., à propos d'Armando. Il était le sujet de sa violence envers elle et elle se demandait où était sa faute! Pourquoi le traite-t-il ainsi - lui disait ma mère - s'il n'y est pour rien? Zacharie à bien voulut l'accepter, je ne lui mentis jamais! Tu sais combien je puis aimer Zacharie à nos débuts. Je ne voulus jamais le blesser, le trahir, mais la tragédie fut notre compagne toute notre vie. Je ne sais si ce furent nos alliés réunis qui attirèrent l'envie de la nature elle-même ou que le sort s'acharna sans raison sur nous. J'avais renoncé à Ricardo, non pas pour Zacharie, mais pour sa trahison. Il m'avait échangé pour ce voyage d'études, il m'avait promis de le rejoindre et il m'avait oublié dans ses vagues lettres de promesses incertaines. Je voulus mettre fin à cette attitude sans issue et Zacharie se présenta. Quand j'appris, par toi-même, la tragédie de votre union, après avoir bravé le monte entier pour l'accomplir, je ne voulus pas commettre la même erreur avec Ricardo. Si le monde s'interposait à notre couple je n'allais pas le contraindre de force. Je laissais les événements agir. Je trouvai beau Zacharie, il avait un côté sensuel, presque sexuel, dans ses manières froides, sa couleur hivernale. Il avait la sensualité qui fait convoiter les hommes inabordables car il était indisponible à toute union. Il exacerba en moi le désir de l'avoir. Je rêvais de caresser les champs de blé de ses cheveux, la peau blanche et sèche de sa poitrine, de contempler les yeux bleus et vides de passion, de toucher ses mains frêles et transparentes. En tant que prince il eut été vulgaire, en tant que paysan il était raffiné. Ce fut moi qui l'assiégea car il savait qu'il ne pouvait pas prétendre ma main vu sa condition sociale, venu de nul part, sans ancêtres ni titres, sans arbre généalogique établie qui seule une longue lignée d'êtres de sa race pouvaient prouver la pureté de son sang aryen sans mélange indigène. J'étais inconsciente de ma position sociale mais j'étais consciente aussi de ma position tout court dans mon milieu et ma famille. Si, pour eux, j'étais en désavantage, pour moi je devenais libre. Après avoir forcé la séparation de Ricardo et moi, après avoir vécu la honte de ta mésalliance, j'avais une marge très large de choix, entre le bâtard et le consanguin. Puis, mon âge jouait un rôle, ils ne voulaient pas me voir vieille fille et une alliante trop exigeante valait mieux que cela.

Quand Zacharie se présenta à la maison je ne sus que penser de lui. Il était terrifié à l'idée d'entrer chez le Général mais notre frère le mis à l'aise. Mère fut, comme toujours, glaciale. Elle le toisa du haut jusqu'en bas et l'étudia, sans gêne, de la pointe de ses cheveux jusqu'au bout de ses pieds. Elle ajouta ensuite, "Vos parents sont étrangers?". Décontenancé il balbutia, "Il sont morts!". Mère pinça ses lèvres et ajouta, "En effet, c'est un autre monde!". Il essaya ensuite de réparer son erreur, il dit qu'il était né en haut de la cordillère, dans les terres froides, qu'il avait connu son grand père qui avait un cheval... Et il s'embourba dans une histoire sans issue pendant que mère retournait son tricot oubliant sa présence. J'étais à côté d'elle et, voyant l'embarras de ce jeune homme, je courus à son secours. Je luis demandai sur ses études à la capital et, pendant qu'il me parlait il se leva le vacarme des bonnes à cause du serpent trouvé dans la cour. Tu connais la suite de l'histoire. Je compris en ce moment que cet homme avait un autre langage que celui du monde, un langage que peut-être je connaissais aussi à ma façon. Il continua à venir à la maison à cause de mon frère et il finit par demander à mère s'il pouvait me fréquenter. Elle acquiesça avec arrogance comme en disant, "Si les bêtes vous aiment, pourquoi pas la Folle!". Elle regarda du haut notre fréquentation. Je ne savais pas si elle se moquait de moi ou de lui. De moi parce que peut-être au fond de son cœur elle aurait voulut que je me fusse enfuie avec Ricardo. De lui parce qu'elle le trouvait étrange ou étranger, elle emmêla toujours les deux termes à son propos, ce qui voulait dire, simplement, sans intérêt.

Mais j'étais ouverte à cette rencontre. Ma rage envers Ricardo me poussa à vouloir, quelque part, me venger de lui, de ce que je trouvais était sa lâcheté. Toutes ces années perdues! Toutes ces années endurées avec nos amours clandestins! Toutes ces mensonges, toutes ces parodies que nous avions inventées, crées pour finir piégés par elles-mêmes. Toutes ces promesses, ces serments éternels prononcés dans des cachettes de fortune pour aboutir par être oubliée au bout de quelques kilomètres! A l'aube de mes trente ans je me rendais compte que je n'avais pas beaucoup des chances de faire la vie que j'avais rêvée avec Ricardo et que je n'aurais plus beaucoup de chances de trouver un homme qui puisse me plaire comme Zacharie. Ce furent ces moustiques qui ne le piquaient pas, ces nuages des mouches qui ne le touchaient pas et qui précédaient ses arrivés, ou d'autres insectes et reptiles, qui faisaient leur apparition quand il était là, qui me firent comprendre que nous avions quelque chose en commun car, moi, je ne les voyais pas! Ce furent les autres qui nous montrèrent nos ressemblances! En réalité, quand il y avait ces nuages d'insectes près de lui, ils ne me touchaient pas s'il était là, et ils rendaient fou les autres personnes présentes. Il n'y pouvait rien. Comme moi je n'y pouvais rien avec le jasmin. Zacharie trouvai cela si simple que moi, il enlevait les pétales qui me tombaient sur les paupières sans demander pourquoi ils se collaient à moi. Il était à l'opposé de Ricardo. En tout. Pour tout. Il était un piètre danseur ce qui, d'entrée, était une grande frustration pour moi. Je voulais danser. Je rêvais de danser. J'adorais danser et lui il n'avait pas ni le goût ni le sens. Ricanna restait indétrônable. Sa couleur était aussi une différence. Il était comme une porcelaine au milieu des terres cuites, il était lisse, imberbe, presque transparent. Sa couleur fut mon appât. Sa couleur était pour moi son attrait, ce que nul n'avait, sa différence. Ses yeux délavés me restaient impénétrables et mystérieux, la blancheur de sa peau m'était attirante dans sa froideur et, puis, au fond de moi, je commençais à nourrir l'espoir d'avoir des enfants qui lui ressemblassent, ou qui prirent ses nuances quelque part dans leurs corps. Je m'imaginais des enfants à la peau mate et aux cheveux de paille, aux yeux de mer ou, au contraire, aux corps laiteux et lisses avec des chevelures noires et abondantes et des yeux noirs perçants aux dessous des cils transparentes...

Je me heurtais pourtant à ses manières. Elles n'étaient pas grossières mais elles manquaient de grâce, de finesse étudiée, d'un peu d'affectation sans être tout à fait naturels. Il était brutal dans son apparence fragile, commanditaire malgré son frêle aspect, exigeant dans sa passivité. Je ne le saisissais pas, il m'échappait et je voulus l'avoir. Le voulait-il? Je ne sais pas. Je déployais tous mes nuages de séduction et de dépit et j'eus ce que j'attendais. Il me demanda en mariage. Je l'adressai aux parents qui l'accueillirent du haut, "Vous voulez épouser la Folle?". Pour eux, après avoir découvert, sans avoir jamais pu le prouver, mes amours cachés avec Ricardo qui dura autant d'années que les tiens avec Marco, j'étais déshonorée à leurs yeux et aucun homme, même ignorant cela n'aurais pas voulu de moi. La démarche de Zacharie, bien qu'elle était loin d'être à leur goût, était insensée de sa part. Il n'était pas de famille aux blasons patriotes, il était simplement descendant d'une lignée d'aventuriers germaniques oubliés dans la jungle au moment de la conquête. Son grand-père parlait encore cette langue aux entonnaisons d'antan qui se perdit dans le contact inévitable avec la population native. Leurs endogamie restait de règle et ils gardèrent cet atavisme singulier qui ont les gens de cette race de garder une présumé pureté. Nous autres, nous croyions au sang bleu des aristocrates, eux à la couleur bleu aryenne. Ses références n'étaient ni troubles ni souhaitables pour une alliance. "Pour demander la main d'Anna il faut vraiment venir d'un autre monde!", avait dit mère. Ses ricanements autour de lui entichaient mon désir de l'avoir. Je l'imaginais avec son frac, son port altier, ses cheveux dorés en l'air me donnant le bras pour s'avancer au milieu du bal pendant que tous se retournaient pour regarder ce couple..., aussi disparate. Je ne peux pas dire qu'il était beau. Il était étrange, différent..., plus qu'étranger. Cela lui donnait, à mes yeux, cette aura du recul qu'ont ceux qui viennent d'autres horizons.

Il éveillait en moi le désir du lointain, du départ, peut-être de celui que je n'accomplissais pas en allant rejoindre Ricardo..., à cause de son silence. Ses lettres étaient de plus en plus éparses à cause des distances, certes, mais à cause d'une autre vie qu'il avait découvert et dans laquelle il n'y avait pas de place pour moi. Il me parlait de ses études, de ses rencontres, de ce nouveau monde pour lui, aussi vieux fut-il pour les autres, de son hébétude devant tant de merveilles anciennes, de la nouvelle culture qu'il apprenait..., de la chance qu'il avait! Que pouvais-je lui apporter en échange? Notre projet de mon voyage ne le nomma plus, il ne faisait pas parti de ce monde qui s'ouvrait à lui. Je sentais le cerf-volant, attaché par un mince fil, s'en aller, couper les liens qui nous séparait avec ses mots enthousiastes et lointains.

Zacharie me donnait ce départ frustré. Avec lui je voyageais dans un autre univers et, même s'il n'est pas où on souhaiterait passer la vie entière, on a envie de l'explorer. Je voulais explorer Zacharie, son monde m'était aussi lointain qu'un pays étranger. Je pris vite ma décision. Si Ricardo ne voulait de moi de suite, Zacharie était prêt. J'acceptai. Mère râla en sourdine, ricana et..., accepta. Pour elle c'était lui qui faisait un mauvais pas. Père ne pouvait plus s'opposer. Ses blasons ne seraient pas redorés mais il ne seraient pas tachés. Il demanda à Zacharie de s'établir, de monter son cabinet, d'économiser et, quand il aurait une maison convenable à mon statu sociale, il lui accorderait ma main. Il ne se fit pas prier. Il monta son cabinet, il économisa, il se fit connaître, bien que sommairement dans la ville et dans son milieu professionnel et, au bout d'un an, quand il y eut assez pour louer une maison en attendant de construire une à mon goût, il demanda officiellement ma main. Père accepta. Mère..., ricana. C'était le mot. Autant "Ricanna" évoquait le couple parfait inaccessible, autant son homonyme évoquait son attitude envers le couple auquel j'accédais.

Pauvre Zacharie! Il affrontai cette union avec panache. Pourtant, que de mépris! Mon frère qui me le présenta fut le premier à le critiquer et quand je lui rappelai qu'il était d'abord son ami il me répondit, "C'est pour cette raison que je sais qui il est!". Aucune vraie tache à lui reprocher, aucune vertu à inhumer. Sa famille habitat ailleurs et je voulus la connaître avant notre union. Ils..., elles, car il n'avait que des sœurs, habitaient dans un petit village de la cordillère, le même ou leur ancêtre avait été oublié par ses compatriotes. Il était situé dans les hauteurs, ayant toujours un climat froid qui remémorait, à ce que je pus comprendre, les terres lointaines desquels ils provenaient. La nature y était verte sans luxure, la pluie était leur quotidien, le froid leur compagnon comme pour nous ce l'est le soleil et la chaleur. Ils y trouvaient des souvenirs d'antan, des terres hivernales, ayant toujours le même aspect, comme ce l'est dans les tropiques. En arrivant dans leur village je me trouvais ailleurs, tout était différent. Les gens avaient, à part leurs couleurs de la peau délaves, leurs cheveux sans couleur, une autre façon de marcher, de s'habiller, de parler. Ils mélangeaient des mots d'origine germanique avec des mots hispaniques, ils gardaient leur contenance dans leurs expressions, leur rire étouffé, leurs manière précises. Et, en même temps, ils avaient adopté, par la force des choses, les manières rudes des paysans. Leur père avait fait fortune avec du bétail mais l'avait perdu à cause d'un malheureux incident. Sa première femme mourut en couches, après avoir ramené au monde trois filles. Le père, désespéré, oublia ses affaires pour s'occuper de ses enfants. Puis, sa belle-sœur, sœur de la défunte, compromise déjà, annula son proche mariage et décida de s'occuper de ses nièces. Au bout d'un certain temps, après avoir respecté le deuil de leur sœur et femme, ils décidèrent de se marier pour élever les enfants ensemble. Ils eurent à leur tour trois autres, deux filles et un garçon, Zacharie. Cette femme-ci mourut aussi en couches quand Zacharie avait deux ans. L'aînée de leurs sœurs, qui avait déjà presque vingt ans et compromise à son tour avec un de leur race, abandonna ses projets pour élever ses frères. Zacharie eut alors comme mère sa propre cousine et demie-sœur à la fois. Elle était sévère, intransigeante et elle leur répétait souvent que, sans eux, elle se serait marié, eut des enfants... De par son attitude elle empêcha toutes ses sœurs de se marier à leur tour. Quand je connus Zacharie elle étaient cinq sœurs célibataires qui habitaient ensemble. Ma position était pire que celle de Zacharie demandant ma main. J'avais cinq belle-mères à affronter. Quand elle me connurent elles laisseraient leur rancunes et elles m'adoptèrent, bien que l'aînée, Ignacia, elle me détesta. Je lui enlevais son seul frère mais pour elle c'était son fils, son seul fils, pour qui elle avait sacrifié sa propre vie. Elle ne se lassait pas de se plaindre de toutes les difficultés qu'elle avait eu pour les élever et le prix qu'elle avait dû payer en restant célibataire. Toutes ses sœurs voulurent lui rendre leur dû et refusèrent toutes les propositions de mariage qu'affluèrent dans leurs vies. Seule la dernière, celle qui suit Zacharie..., Antonia. Elle tomba amoureuse, follement amoureuse d'un militaire qui la demanda en mariage et Ignacia le lui interdit. Elle lui obéit et devint..., folle! Mais, c'est une autre histoire, je m'avance des événements. Antonia n'est tombé malade qu'il y a un an!

Le père de Zacharie mourut quand il avait vingt ans et qu'il était parti faire ses études à la capitale. Après la mort de ses deux femmes et d'une quantité d'enfants en bas âge, dont je ne me souviens pas du nombre, en voyant partir son seul fils, aryen comme lui, dans la terre de métisses, il n'eut plus les forces de continuer à vivre. Sa fille Ignacia menait la maison et il lui laissa tout, il abandonna la partie, il s'en alla. Ignacia finit de les élever tous dans la crainte de Dieux et d'elle même. Ses quatre sœurs se vouèrent à elle et devinrent une sorte de couvent laïque, où nul homme avait les chances de soustraire une de ses nones. Zacharie était leur gardien symbolique et, en se mariant avec moi, il rompait le vœux tacite de chasteté imposé chez ses sœurs. Ignacia me détesta de par mes origines, hors murs de leur village, de par ma couleur mate, de par ma famille aristocratique, de par ma classe sociale. Elle était la gardienne d'une race à part, en marge, dans les terres froides au dessus de la cordillère qui s'érigeait au beau milieu de la jungle, essayant de préserver leur couleur laiteuse, leurs yeux félins, leurs chevelure de blé mûr. Zacharie allait enfreindre ses règles et, puis, et surtout, il allait passer dans un rang subalterne par rapport à ma famille. Ignacia le savait. Mais, au fond d'elle, une lueur d'espoir s'alluma, je pouvais leur donner la descendance qu'elles s'étaient niées.

Je passai quelques jours chez elles, sous l'œil vigilant d'Ignacia sur ma vertu, plus aiguë et exigeant que celui de ma mère. Elle me présenta à leur village, elle leur fit comprendre qu'elle n'avait pas d'autre alternative que d'accepter cette alliance. Leurs coutumes m'étaient étrangères. Leur façons de manger, sans être forcement vulgaires, me dérangeaient. Les coutumes paysannes avaient pris les dessus, mélangées à des coutumes germaniques archaïques. Elles tricotaient comme là-bas, elles avaient la pruderie de protestants mélangée avec un laisser aller des mœurs qui m'étaient..., déroutante. En même temps le autres sœurs développèrent pour moi une dévotion. Je représentais la ville, les bals, les belles robes, la haute société aux vieux titres espagnols, l'aura mythique d'appartenir à une famille qui avait participé à l'indépendance de notre pays des rois d'Espagne, bref, tout ce monde qui leur était fermé autant que celui des indiens ou que celui de leurs ancêtres oubliés dans la forêt noire.

Comme mon attitude était loin d'être altière et que Zacharie, ayant connu la capitale et les grandes villes, avait prit le goût de ce nouveau monde, les sœurs de Ignacia m'adoptèrent de suite. Elles récapitulèrent toutes les possibilités qu'aurait eu Zacharie pur trouver une autre épouse et elles conclurent que j'étais le bon choix. Ignacia restait coite et levait le menton, passait sa main sur son cou, du haut vers le bas, comme essayant d'aider son gosier à avaler quelque chose, faisait une grimace avec sa bouche pour détendre ses muscles faciaux et restait avec un vague sourire sur les lèvres, ne sachant moi s'il était moqueur ou bienveillant. Zacharie essaya de parler mariage, Ignacia retournait la tête, appelait une de ses sœurs, l'interrogeait sur quelque chose et laissait le sujet de Zacharie suspendu, sans suite ni réponse.

Je compris alors qu'elle ne voulait pas de moi. Et c'était elle qui commandait la maison. Zacharie était le seul homme de cette famille, il était "L'homme" à elles. Moi qui croyait, quelque par en moi, que cette famille de paysans incolores allaient m'arracher à cause de mon rang pour les aider à sortir de l'oubli dans lequel les maintenait l'histoire, je me rendis compte que je me trompait. Ils ne voulaient pas de moi, ils n'avaient pas besoin de moi. Leur fierté était celle de subsister, ignorés du monde entier, entourés de jungle, gardant intacte leur race et leur culture. Ignacia ne voulait pas que son seul frère, porteur du nom, se mariât avec une étrangère. Ses sœurs étaient moins exigeantes et elles ne voulaient pas que Zacharie suivisse le même sort qu'elles restant célibataire pour faire plaisir à Ignacia. Moi, qui avait toujours été élevée dans les mêmes idées du côté de notre famille, de l'autre côté de la barrière, je trouvait son obstination absurde et elle aiguisa mon désir de Zacharie.

En retournant dans notre ville Zacharie était hésitant. Contrarier sa sœur lui était pénible, lui faire plaisir signifiait de me perdre. Je résolus de le pousser à bout. Le sort n'allait pas s'acharner sur moi à vouloir empêcher les hommes que j'aimais de m'épouser par les croyances du sang. Ricardo m'avait été enlevé par être trop proche, Zacharie par être trop lointain. Je me sentais repoussée, presque souillée.

Mère m'interrogea à non retour de cette visite chez elles et, écoutant le silence de mes réponses évasives elle comprit. Les années me passaient dessus, j'allais rester vieille fille, répudiée. Elle garda silence. Je pris alors ma décision. J'avais appris qu'Ignacia s'était renseignée à son tour su mon passé, le scandale de mes amours interdites avec Ricardo et elle avait conclut:
"Si elle épouse Zacharie par défaut, elle le trahira un jour!".

Chapitre XIII

Voilà Ophélie est morte! Est-ce vrai? Comment le saurais-je? Il faudrait que je retourne sur les lieux de mes ancêtres, sur les lieux où tout se déroula, que j'aille dans la maison où les bougainvilliers dormaient à l'ombre du patio et que je réclame sa présence à nouveau pour savoir si elle est toujours là.

Mais je ne le ferais pas. Je ne connais pas si c'est vrai qu'elle est partie. Comment est-il possible que cela puisse arriver? La mort n'existe pas. Elle ne peut pas, même avec ses pas feutrés, dérober ce qui ne lui appartient pas. Ophélie, avec ses cent ans, n'est pas morte. Même si tous s'obstinent à dire le contraire elle demeure en moi. Je la vois encore assise sur sa chaise à bascule, avec son éventail, après le coucher du soleil, sur le pas de sa porte, dessous les bougainvilliers sur un tapis de ses fleurs par terre, son sourire aux lèvres et cette chose ineffable qui communiquent ceux qui croient. On peut croire ou n'est pas croire dans la vie, ni l'un ni l'autre n'est certes ni vérifiable ni le contraire mais, ceux qui croient ont, dans leurs yeux, dans l'éclat de leurs pupilles, une lueur qui n'ont pas les autres. La lueur de la foi est une grâce, comme ce l'est la beauté, sans preuve ni explications. Ophélie a cet éclair indéfinissable dans ses yeux. Une pointe d'humidité maintient toujours une lumière chez eux et reflète celui qui se trouve en face d'elle. Quand on parle avec elle on a l'impression d'être la cause de cet éclat! Elle, de son regard, renvoi la lumière de soir à celui qui la regarde! Ophélie, Ophélie, tu es toujours là! Avec tes robes en cotonnade, après t'être débarrassée de tes soies et tes dentelles, tes satins et tes brocarts, tu portes ces tissus rustres avec la même prestance que tes robes haute couture de jadis! Tu avais offert tes colliers de perles, tes saphirs précieux, tes diamants même et tu portes des cailloux de rivière ornant ton cou altier, te saillant autant que les pierres des joailliers que tu offrît! Tons sens de la beauté et de la dignité te fais arborer avec grâce princière tes étoffes et parures de domestiques. Tu as réunit par la grâce de ta conscience sur le non sens des apparences futiles à rendre précieux ce qui est jetable, par la même alchimie que ton âme transforme ce qui semblait éphémère en éternel.

Ophélie, Ophélie, t'es vivante à jamais. Les cercueils ne peuvent pas accueillir tes dépouilles car elles, comme les vieilles robes en brocarts, ne sont que des apparences trompeuses pour ceux qui veulent être trompés. Cette dignité que tu as acquis en te dépouillant de tout atteint les sommets de la grâce pure. Il y a ceux qui tombent, par faillites ou ruines indésirables, dans des états de sobriété obligée et, jamais, au grand jamais, il ne peuvent élever au rang de dignité absolue ce qui est, pour eux, leur déchéance. Tu renversas les rôles. Ce fut, je pense, le grand enseignement que tu me donnas. Tu eus tout, tu donnas tout ce qui était superflu à tes besoins vitaux et tu t'accomplis. La beauté t'accompagnait partout. Tu ne te négligeais jamais, tu gardas cette envie d'être au mieux pour les autres, en tout instant, avec tes gestes simples mais purs, le soin de ton corps, ton maquillage même. Quand tu étais malade tu te faisais apporter un miroir afin d'accommoder tes cheveux, retoucher tes lèvres, pour que ceux qui t'aimaient ne souffrissent pas de te voir souffrante. J'appris de toi à essayer de me dépouiller de tout, avant de l'avoir. Pourquoi allais-je dépenser ma vie à obtenir des choses desquels on peut s'en passer? Pourquoi vouloir dépenser ma vie à remplir le mirage des autres? Si tous tes diamants, tes brocarts, tes serviteurs, tes demeures somptueuses ne surent combler ce vide insatiable, c'était parce que tout cela n'était constitué que du mirage car ce ne fut pas dans le domaine de l'attente des autres que tu trouvas la plénitude constante de tes sens et tes rêves! Pourquoi allais-je dépenser des années précieuses à obtenir des choses matérielles qui constituent, aux yeux extérieurs, la réussite de la vie, quand au fond je savais, de par ton exemple, que rien de cela était vrai? Pourquoi ne pas aller au but directement comme si on avait déjà tout eu? Une voiture précieuse et géante n'est pas, forcement, l'image extérieure d'un ego similaire et il faudra toujours plus, et encore, pour combler cette insatiabilité croissante, comme l'homme qui mange sans retenue et, plus il le fait plus il a faim, plus il déteste voir son corps se déformer et plus il mange, voulant peut-être, quelque part, aller jusqu'à l'explosion, pour revenir au départ et tout recommencer. Tu as, même dans ta nourriture, cette volupté, la volupté de la continence. Car il y a autant de volupté dans l'abstention que dans la satisfaction de sens. Dans celle-ci les limites se placent toujours plus loin, trouvant ainsi l'insatiabilité et, dans l'autre, plus près, les comblant au-delà des rêves.

Cette notion de la volupté dans la continence que je te vis exercer par le vide auquel tu te confrontas en ayant tout donné, me fis le rechercher dès le départ. Non pas la abstinence de moines ou, elle, est leur outil essentielle et où la volupté est ultime, mais une abstinence retenue elle même, laissant la volupté sautiller dans la danse périlleuse entre la vertu et le péché.

Ta maison était toujours fleuri mais tu avais donné les caches pots en argent, tes meubles étaient toujours disposés avec recherche et harmonie mais tu ne les changeait pas, c'étaient les mêmes chaises simples en rotin que tu achetas avec ma mère. Aucun vestige de ton luxe passé et, pourtant, on respirait le goût du luxe dans la simplicité que du dispersait.

Après savoir que tu connus les satisfactions des divas et t'avoir connu radieuse dans la simplicité où je te vis, je ne pouvais que croire que tu avais trouvé le chemin d'une paix intérieure sur terre. On dit que l'expérience des autres ne sert à rien, ce qui est vrai. Tu ne me donnas jamais un conseil de vie mais tu me laissas voir la tienne. J'appris de toi sans me rendre compte en te regardant vivre. J'aurais pu suivre d'autres voies plus materialistes. C Quand tu te débarrassas de tes affaires, tu me donnas quelques uns de tes livres. "Ce sont les bijoux que je te lègues - tu m'avais dit -. Garde-les bien, un jour ils te dévoileront des choses que tu veux savoir". Cette phrase faisait écho à celle que ma mère me répétait souvent quand elle me voyait pendant des journées entières, allongé dans mon hamac, en train de lire: "La lecture te sauveras, mon fils", bien qu'elle désespérait parfois de ne pas me voir jouer avec mes autres frères comme n'importe quel enfant. Je reçu les livres d'Ophélie avec une grande euphorie. J'avais regardé leurs titres et j'avais osé les sortir de leurs étagères mais ils m'indisposaient d'indiscrétion, comme s'ils faisaient partie de sa vie privée. Ils étaient dans sa majorité des livres sur les grandes villes d'Europe qu'elle avait visité avec son mari, des livres d'art et d'architecture. Quand elle me les donna je les gardai précieusement et je les envoyai avec mes affaires en Europe où je les laissai emballés en attendant de trouver un jour le lieu où je dirais, enfin, "Voilà, ici c'est chez moi!".

Mais, depuis son départ, j'ai ouvert les caisses où ils se trouvaient depuis des lustres et je les ai feuilleté plus comme des objets qui lui appartenaient comme des livres. Une force étrange me poussait à les parcourir jusqu'à ce que je trouve hier dans son intérieur une lettre adressée à Armando. La voici:

"Cher Armando, cher enfant, tu dois écrire sur ce que tu ignores et que tu veux savoir. Tu dois écrire sur ces origines troubles qui te perturbent dans tes rêves, dans tes heures de vigile, dans tes projets et ta vie même. Tout ce que tu écris tu ne peux le prouver. Seul ton corps le saura, car il trouvera le rythme qui lui manque et tu perdras la peur de vivre.

Tu ne fus pas désiré. Voilà la clé de ton énigme. Tu fus même détesté. Je te le dis de suite. Tu fus haï, par tous, ta mère, ton père, tes grands parents... Ton origine est trouble et indésirable. N'attends pas, dans ces révélations, qui émergent de ton intérieur, de trouver une solution heureuse. Elle ne l'est pas. Tu le sais. Ta mère te haïssait. Anna te haïssait. Aussi trouble que tu puisse le croire ainsi fut-il. Pourtant ta mémoire ne garde qu'un souvenir fixe: le bonheur de l'amour de ta mère. Il n'est pas faux ce souvenir sauf qu'il cache celui qui l'a précédé! Ta mère aurait voulut que tu meurs bien avant d'être né, avant même de t'avoir conçu. Ne t'attriste pas. Tu fus sa joie et son malheur. Ce n'est pas ni ta faute ni la sienne. Ce n'est pas ta faute, pense à cela. Tu n'y était pour rien, toi et cet être qu'Anna aima passionnément ensuite puis qu'elle me laissa comme un cadeau posthume. Tu fus détesté comme tu ne peux pas l'imaginer, tu fus indésirable comme jamais t'aurais pu le supposer. Tu fus sa honte. Pardonne-moi de te parler ainsi. Je préfère te décevoir afin que tu trouves la paix dans la vérité. Comment pourrais-je lier tous les récits à travers lesquels j'appris la nature de ton origine?

Je vais m'avancer dans les déroulement des événements pour ne pas te laisser en haleine. Je t'annonce crûment cette vérité, je vais te la dévoiler. Tu es, aux yeux de tous, Ricanna! Tu es, sans que personne ne puisse le prouver, le fruit de l'amour interdite de Ricardo et Anna. Tu es, dans nos pensées, la concrétisation de ce couple sublime que les autres ont réussi à briser. Toi, avec. Je sens tes questions brûler ta gorge et je sais qu'il te faudra de la patiente pour que je puisse te dévoiler les parcours qu'emmenèrent une telle croyance dans nos pensées.

Quand tu naquis j'étais en Europe, dans un de ces voyages de six mois auxquels m'emmenait Marco. Un voyage emprunt de douleur. De mort. Je savais, avant de partir, qu'Anna était enceinte de toi. Je supposais que tu étais l'enfant de Zacharie, son mari. Je n'appris que beaucoup plus tard, après les événements très douloureux que ce n'était pas ainsi.

Anna menait un journal. Un jour, avant sa mort, elle m'apporta des feuilles arraché de celui-ci et me les donna. Elle me dit qu'un jour, peut-être, je saurais ce que je devais faire avec elles. Je pense que le moment est arrivé. Tu m'as questionné mille fois sur tes origines et mille fois je me suis refusé à te répondre. Je n'ai pas eu le courage de le faire. Maintenant je suis en toi, je ne peux pas te regarder en face après t'avoir menti sur la vérité mais je peux, enfin, te la dévoiler. Quand j'étais à Rome j'allai en audience privé avec le pape. Je me souviens que je m'approchai de lui tremblante, je m'agenouillai devant lui en larmes, j'embrassait sa bague et il me demanda:
"Que vous emmène-t-il ma fille?".
Je lui répondis:
"C'est pour une petite fille malade!".
Il me caressa la joue avec sa main et il me dit:
"La pauvre petite, je prierai pour elle, allez en paix!".

Ces mots furent mon réconfort mais, comment les transmettre à Anna, à des milliers de kilomètres, quand elle s'apprêtait à se séparer de sa fille adorée?

Sa fille adorée. Son premier enfant, après des multiples fausses couches elle réussit à l'emmener à terme. Quand elle naquit ce fut un tel bonheur pour Anna et Zacharie! Sa fille avait sa couleur à lui. Elle avait hérité ses yeux persans, ses cheveux écrus, sa peau laiteuse et le sourire d'Anna. Puis elle était..., spéciale. C'est le seul mot qui me viens à l'esprit. Elle hérita les dons de ses parents, ou les enchantements qu'ils avaient. Depuis sa naissance leur maison était devenue une cacophonie de fleurs et insectes, papillons et pétales, virevoltant partout dans les airs sans qu'ils causassent l'étonnement de personne. Cette fille là devint un objet de culte pour tous. Je ne sais ce qu'elle avait de fascinant mais elle attirait jeunes et vieux, enfants et adultes, elle intriguait et provoquait une envie de l'approcher comme si, en la côtoyant elle allait transmettre un peu de sa fascination aux autres. Grâce à elle Ignacia et ses sœurs se réconcilièrent avec Anna. Comme Eulalie avait les traits physiques de leur race, elles considérèrent que le passage à travers le corps d'Anna n'avait pas taché leur sang. Elles l'adoptèrent et la fille et la mère et Anna pardonna qu'elles voulurent empêcher leur mariage.

Eulalie était unique. Pourtant ce n'est pas moi qui l'eut voulu ainsi. Je m'étais opposé aussi à ce mariage, moi, à qui tout le monde s'opposa au mien! Je n'aimais pas Zacharie. J'aimais l'idée de l'union de Ricardo et Anna et je considérais qu'elle, en renonçant à lui pour toujours, renonçait à son bonheur. J'aimais ses amours interdites et je voulais qu'elle eusse pu être heureuse en les consommant. C'était une revanche du fond de moi, je voulais qu'elle eusse pu être heureuse à ma place! Je n'acceptai pas Zacharie, ni sa famille. Je fus la seule, ironie du sort, à m'opposer à leur union du côté de notre famille. Père et mère l'avaient accepté par dépit et par défaut. Ignacia c'était opposée tout autant que moi, si ce n'était pire encore. Pour leur union d'un de leurs ne pouvait se faire qu'avec un de leurs. Tout autant que pour nous. Mais, chez eux, c'était une question de couleur, de race, tandis que chez nous c'était une question de classe, de culture. Zacharie allait par la force des choses, vivre dans notre monde auquel il n'y appartenait pas. Il n'était pas, comme Marco, exclu, il était admis mais méprisé. Anna était, par contre, exclue de son monde à lui.

Eulalie vint réconcilier tout cela. Elle avait la couleur aryenne et elle avait de la classe! Depuis qu'elle naquit elle enchanta. Ignacia pris du temps pour vouloir la connaître mais, dès qu'elle le fit, elle tomba sous son charme. Tout comme moi. Ignacia et moi nous devînmes rivales..., sans nous connaître. Nous étions tantes du même enfant et nous tombâmes toutes les deux amoureuses d'elle. Nous voulûmes nous l'approprier, le ramener chacun dans notre champ. Je vis, de toute ma vie, très peu des fois Ignacia. Nous ne nous appréciâmes jamais, c'est le moins que je peux dire. Elle incarnait tout ce que je n'aimait pas et, moi, de même pour elle. Quand elle adopta Anna elle la voulut comme sœur et..., je craignit de perdre la mienne! Ignacia et ses sœurs, après le mariage de leur frère Zacharie, décidèrent de quitter leur village d'étrangers et s'installer près de lui.

Eulalie! Elle était au-dessus de toutes nos rivalités, de toutes nos mesquineries. Depuis le début elle apporta un autre monde avec elle sur terre. J'habitais toujours la capitale et Anna notre ville natale. Ville qui m'était interdite depuis mon mariage. Je ne connus Eulalie que plus tard. Je suis fatiguée mon enfant. Ramener ces souvenir à ma mémoire me fatigue. Je sais que je dois tout te dire, mais je dois me reposer. Je continuerai dès que j'aurais les forces. Je ne peux quitter ce monde sans me libérer de ce lourde fardeau qui pèse sur ma conscience et que, je sais, tu attends avec tant d'impatiente depuis des années. Je ne partirais pas avant, je te le promets. Je reste avec toi. Des souvenirs vont s'éveiller en toi, des souvenirs qui n'avaient pas des liaisons rationnelles quand tu les a entendus ou vécus et que, aujourd'hui, tu pourras les assembler dans ton cœur. J'espère que, en le faisant, le puzzle inachevé qui sert de toile de fond à chaque vie te sera recomposé ou, du moins, en partie".

Après les mots d'Ophélie sortis de mon propre intérieur, il m'effleura le souvenir d'Ignacia. Je dois l'avouer, je ne l'aimais pas. Elle était la sœur aînée et la mère putative de Zacharie. Je sentis toujours de la rancune de sa part envers moi. Je l'ignore pourquoi. Elle n'était pas méchante, elle était cruelle, ce qui est différent. La méchanceté est une volonté, la cruauté est une nature. Elle était cruelle envers moi. Rien en apparence pouvait le laisser voir mais c'est-ce que je ressentais toujours. Elle me parla peu du passé. Elle était, paradoxalement, ma marraine de baptême! Elle parla souvent, exclusivement, d'Eulalie. Puis, quand ma mère décéda, elle parla d'elle. En outre elle parlait toujours avec des termes péjoratifs d'Ophélie. Elle ne les disait pas directement, elle faisait une grimace sardonique quand son nom se prononçait. Puis je n'étais jamais, pour elle, à la hauteur de ses espérances. J'étais comme un rejeton raté. Eulalie, Eulalie était parfaite selon elle.

Eulalie.! Je l'ai aimé et détesté, j'ai vécu avec elle toute mon enfance sans l'avoir jamais vu. Et comment cela aurait-il était possible? Nos chemins se croisèrent. J'arrivai au moment où elle parti. Mais je grandis avec elle, dans l'odeur de naphtaline de ses robes gardés comme des reliques dans le sanctuaire de son armoire, dans les larmes intarissables de ma mère en embrassant ses poupées et bibelots, dans ses prières sans cesse répètes à son salut, dans ses pleurs convulsifs quand elle ouvrait la porte de son armoire et plongeait sa tête en embrassant désespérément ses vêtements. Des scènes terrifiantes de douleur devant lesquels j'étais impuissant. Si je m'approchais d'elle dans ces instants elle me repoussait comme si j'étais le coupable de son départ. Puis elle revenait à moi, contrite, me reprenais dans ses bras et m'engloutissait dans ses seins, comme pour tout effacer, tout refondre, tout recommencer.

Eulalie! Parfaite Eulalie! Belle comme les étoiles polaires et les couchers du soleil devant l'océan, douce comme le chuchotements de rivières puis, elle avait la couleur, la couleur de Zacharie! Diaphane, vive et perspicace, surdouée même. Sauf son handicap ou, malgré son handicap. Le méningite ne l'avait pas épargnée, elle avait le côté droit paralysé. Elle boîtait, elle avait sa main contracté et, pourtant, elle décontenançait tout ceux qui s'approchaient d'elle en s'apitoyant sur son sort pour s'intéresser à eux, comme si son malheur n'était plus grave qu'un rhume quelconque. Avec sa petite jambe qui traînassait, son petit bras ramassé, elle étalait son charme faisant oublier ses fautes physiques. Son image se superposait à la mienne, comme avec un calque...

Ma mère me parlait souvent d'Eulalie, en cachette. Elle ne voulait pas que Zacharie l'entendît et elle n'avait pas d'autre confident que moi, son imposteur, à sa détresse. Même Ophélie était loin et ne put partager sa douleur que des années plus tard. Je ne comprenais pas bien le rapport entre cet être inconnu et si présent dans mon existence! Je liais dans mon imagination deux personnes aussi lointaines que différentes, Eulalie et Ignacia. Celle-ci me détestait et je souffrais de ce sentiment sans raison pour moi. Un jour je sentis ma mère très étrange. On aurait dit qu'elle voulait parler mais elle restait silencieuse, puis elle écarta des pétales des fleurs collées à ses vêtements et, comme si elle parlait seule, en regardant au loin, elle me parla. Je dois l'avouer que ses paroles, quand elles me les dit, n'ont eu aucun sens pour moi. Puis, au fur et à mesure du temps, avec les bouts attachés d'une historie à une autre, ces mots émergèrent en moi avec plus de coherence.
"Mon fils, Ignacia ne peut pas aimer Armando! - avait-elle commencée - Comment pourrait-elle le faire? Même si elle le voulait elle ne pourrait pas! Elle accepta d'être sa marraine parce que, de l'autre côté, c'était mon père ton parrain et il fallait sauver l'honneur de son frère, Zacharie. Comment pourrait-elle aimer mon fils adoré? Elle n'y est pour rien. Sa nature est rustre, primaire et je l'aime pourtant comme cela. Ella fut pour moi une nouvelle sœur, une mère, exigeante et protectrice et elle m'accepta avec le temps malgré mes actes. Elle m'adopta quand Eulalie naquit. Je lui apportai, de mon ventre, le successeur de leur race. Elle était comme eux, une étrangère. Elle demeura sur terre comme telle, en attendant de rentrer chez elle, d'où elle était venue. Elle n'appartenait pas à ce monde, ni au leurs, elle appartenait à l'au-delà. Eulalie le disait elle même, pour ma grande douleur, "Maman, de Paris j'irais au ciel!". Elle savait qu'elle retournerait chez elle, malgré mon désespoir. Et le tien. Elle est la cause de ton malheur, de ta souffrance. En partant elle te laissa en échange et, toi, mon fils, tu n'est pas de leurs! Tu es des miens, Ignacia le sut depuis le premier instant, depuis qu'elle senti que mon sang ne coulait pas aux changement de lune, que mon ventre enflait malgré moi. Elle me le dit un jour, brutalement:
"Celui-là, Anna, n'as pas une goutte de nous!".

Interloquée je lui demandai de quoi parlait-elle et elle me dit en se retournant: "Je le sens, son odeur n'est pas comme le notre, même dans le ventre il sent les Ferrar!"

J'étais restée coite. Comment pouvait-elle supposer cela?
"Ton ventre n'enfle pas comme quand l'un des nôtres va naître, il n'est pas à nous!", - Elle l'affirma et elle ajouta - "Zacharie ne saura rien par moi mais, Anna, celui-là, celui-là portera ton péché!".

Il est mon péché et il paye ma faute comme si c'était la sienne, il est ma punition et c'est lui qui est puni. Ignacia le déteste non pas par ce qu'il es, mais par ce qu'il n'est pas. Eulalie avait leur apparence, elle était leur revanche. Comment puis-je les en vouloir? Ou quiconque? Il ne pourra jamais prendre la place de Eulalie et, pour tant, il est venu la remplacer. Quand Ignacia m'accompagna à son accouchement elle resta derrière le médecin et les infirmières, elle regarda la scène avec les lèvres pincés. Quand tu sortis Zacharie le pris dans ses bras et Ignacia le lui enleva.
"Pas lui, Zacharie, pas lui".

Par des mots jamais dits elle lui fit comprendre qu'il était son déshonneur. Il tarda à s'en apercevoir car Eulalie mourrait au loin en même temps qu'il naissait, même si nous ignorions ce qui arrivait à cause de la distance. Ignacia le sentit. Un jour les insectes sortirent de la maison, les papillons, les moustiques et les mouches et Ignacia le dit sans hésiter: "Elle n'est plus de ce monde, ils s'en vont avec elle!".

Mon lait se coagula, mon sang se glaça, je le pris dans mes bras et je te maudis. Je perdis ma fille adorée. Et je l'avais lui, innocent et coupable de tout. Je le détestai. Je le rendis à Ignacia et lui dis: "Noie-le si tu veux, je ne veux plus de lui!". Elle le pris, l'enveloppa dans ses linges et sorti de la maison. Elle alla chez ma mère, à qui elle n'avait jamais parlé, le tendit du bout des bras en lui disant: "Voilà madame, un de vôtres!". Elle lui tourna le dos, revint chez moi et me dit: "Eulalie ne sera pas remplacée! Tu porteras son deuil jusqu'à sa mort!".

Voilà comment commença sa triste existence. Ignacia prit tout les droits, depuis les début, sur son existence. Bien que rien ne lui eut été jamais prouvé, elle savait tout, par l'instinct de sa race, un instinct de conservation de leur espèce. Il échappait à ses règles, ses attentes et elle voulut me couper de lui.

Je me laissai faire au début. Mon chagrin était si grand, ma culpabilité si prononcée, que je croyais la mort d'Eulalie comme la punition de ma faute. Je m'abandonnais à ma douleur. On me trayait deux fois par jour et on apportait mon lait pour le nourrir. Puis, au bout de quelques semaines, je ne m'en souviens plus, j'allais moi-même à contrecœur chez ma mère pour le nourrir. Le conflit s'établit entre elles deux: Ignacia et ma mère. L'objet était lui, Armando. Mère me demandait de t'allaiter, Ignacia me l'interdisait. Elle avait pris mon mariage dans ses mains. Mon mariage..., non, celui qu'elle empêcha plutôt. Ce fut elle qui essaya de s'opposer à notre union de Zacharie et moi, elle voulut refuser de donner son consentement au mariage! Elle finit par accepter qu'il se fît en cachette. Ce fut mon frère qui officia la cérémonie intime, Ignacia et mon père nous servirent des témoins et il n'y eut pas de réception ni fête d'aucune sorte. Aucun souvenir ne nous resta de cet acte que j'avais voulu tellement avoir pu fêter. Puis, elle coupa les liens avec Zacharie jusqu'à l'arrivée d'Eulalie. Zacharie tint à aller la lui présenter et, quand Ignacia la vit, elle comprit que sa descendance était assurée car elle était comme eux. Elle l'adopta, voulut la prendre avec elle et l'élever à sa façon! Zacharie eut les forces de l'en empêcher, reprit sa fille et la ramena à la maison.

Dès lors Ignacia fit tout pour nos approcher. J'étais vexée et indifférente à ses avances mais elle n'économisa pas les moyens pour me séduire. Elle déploya tous ses atouts, elle m'offrit sa maison, ses sœurs, son dévouement sans frontières. Elle se voua à moi. Je pris du temps pour l'accepter mais je finis par tomber dans ses filets qui, je dois l'avouer, était doux et rassurants. Elle devint une sœur dévouée et fidèle. Elle, avec ses sœurs, réalisaient nos moindres désirs, nous envahissaient de cadeaux, nous rendaient la vie facile et plaisante avec leurs dévouements. Elle vinrent s'installer dans notre ville pour être près de nous et elles s'occupèrent des moindres besoins de notre ménage récent. C'était rassurant, plaisant et contraignant.

Nous avions, à cette époque du début de notre mariage, loué une petite maison très jolie et confortable en attendant d'avoir les moyens de construire la notre. Ignacia trouva une maison aussi voisine qu'elle le put, dans la même rue que nous. Elle allait et venait comme chez elle, elle pris ma maison en main, trouva les domestiques qui lui convinrent et l'obéirent comme si c'était les siens. "Toi, - me disait-elle - tu t'occupes d'Eulalie et je m'occupe du reste!". En effet je n'avais rien à faire que nourrir ma fille, jouer avec elle, m'occuper du bien être de Zacharie. Ce fut une époque dans laquelle je m'endormais dans ce bonheur doux et silencieux. Je m'abandonnais à Ignacia et ses sœurs et cela m'était agreable. Ma mère n'avait guère de place chez moi, je ne pouvais la voir que chez elle, ainsi que mon père et mes frères. C'était une scission totale. La famille d'Ignacia ignorait la mienne, leur seul intérêt était Eulalie. Eulalie. Prononcer son nom m'est doux et cruel. Eulalie! Un être de souvenir, un souvenir de joie et de souffrance, une souffrance inépuisable que je ne pourrais vider qu'avec ma propre mort. Eulalie! Elle était si belle, non pas parce qu'elle était ma fille, mais parce qu'elle était spécial. Depuis sa naissance, à part les phénomènes qui l'entouraient, on aurait pu croire que c'était une personne adulte dans le corps d'un enfant. Elle parla en même temps qu'elle apprit à marcher et elle ne parlait pas comme n'importe quel enfant. Dieu sait si je dis vrai, avec tout ce que j'eus, elle parlait comme un adulte. Dès ses premiers mots elle s'adressait à tous en égal. Elle ne supportait pas les gloussements des adultes envers elle et, bien qu'elle avait la voix timbrée de son âge, ses propos étaient bien différents. Elle regardait avec un air de tout comprendre et, je crois, elle comprenait tout.

Son allure était plus que spécial. Ses yeux délaves, ses cheveux de soleil, sa peau cristalline, et son sourire énigmatique la rendaient si attachante et si..., inquiétante! Moi-même, qui la traitait en enfant, me surprenait à lui parler comme à une adulte et elle me répondait de la même façon. Elle abhorra les jouets, les poupées. Elle n'aimait que les animaux et les plantes, comme si elle pouvait communiquer avec eux. Elle aimait aussi les gens avec..., une certaine distance, un distance qui faisait croire qu'elle les prenait pour des enfants! Ignacia, avec son caractère primaire, ne donnait aucune importance à son attitude. Eulalie voulait des animaux, elle lui remplit la cour de tout sortes de bestioles. Eulalie aimait les plantes, elle fit de notre jardin une forêt. Eulalie la traitait en subordonnée, Ignacia le prenait comme un compliment. Eulalie aimait mes parents. Elle ne les voyait qu'une fois par semaine, quand Ignacia m'autorisait d'aller les voir. Avec eux elle se comportait naturellement en adulte. Ma mère ne lui gloussa jamais. Elle lui parlait, sans l'ombre d'une moquerie, comme à une demoiselle, ainsi que mon père. Eulalie répondait au respect qu'il lui vouaient. Elle demandait à ma mère de l'emmener dan la cour des manguiers, de s'asseoir avec elle sur une chaise à bascule sous leur ombrage et lui demandait de lui raconter des histoires d'antan. Ma mère, par je ne sais quelle mystère, lui répondait à ses questions. Elle lui parlait du temps de la guerre de mille jours, de leurs ancêtres les patriotes, de la fuite des espagnols, de l'âme des indiens. Eulalie écoutait attentive et s'intéressait à tout cela. Elle lui dis un jour que les indiens avaient une âme comme tous les hommes, comme les plantes et les animaux. Mère lui répondit que ce n'était pas pareil mais elle lui rétorqua: "Qu'en sais-tu grande-mère, as-tu déjà parlé aux manguiers?" Mère resta coite. Elle savait que les animaux obéissaient ses ordres, et les plantes réagissaient à ses paroles et elle ne senti pas le cœur de la contredire. "Il y a une âme en chaque chose vivante et, même, grande-mère, en ce qu'on ne croit pas vivant!. Quand tu ne me verras plus sur cette terre mon âme ne mourra pas, je serais quelque part sans que tu puisse le prouver. Celui qui viendra à ma place sera près de toi, tu lui diras que je suis là, même s'il ne me voit pas".

C'est ainsi que mère éleva Armando avec sa présence invisible autour de lui. Elle ne me l'avoua que beaucoup plus tard, quand je le récupérai. Quand Eulalie allait chez elle le jasmin ne l'envahissait pas comme avec moi, il l'embaumait de son arôme et l'arrosait de ses pétales sans qu'ils fussent une gêne pour personne. Eulalie regardait tout et partout en inspectant les lieux où il allait vivre. Elle disait à ma mère tout le temps: "Celui qui viendra à ma place...". Mère ne comprenait point jusqu'à ce qu'il arriva. Entre-temps ces mots restèrent un énigme insondable pour elle. Eulalie lui pronostiqua aussi beaucoup d'autres choses, ses paroles étaient comme un oracle et, comme tels, elles étaient hermétiques. Elle lui parlait de Jérémie en disant: "Celui qui est né de toi et qui aime une autre mère fera le bien et blessera sans le savoir". Ses citations étaient innombrables et, n'ayant pas encore trois ans, elle lui donnait des conseils sans attendre une réponse préparant mère pour son arrivée. Quand Eulalie rentrait à la maison elle se comportait d'une façon égale et différente. Elle était d'une part ma petite fille, d'une autre ma maîtresse. Elle donnait des ordres, douces à obéir, car elles étaient logiques dans leurs contenues bien qu'absurdes dans leurs provenance. Elle traitait Ignacia comme un être simple et débonnaire, elle connaissait ses limites et savait les avantages que sa naissance lui procurait. Elle était tout autant notre joie que notre déroute. Puis tout chancela. Elle tomba malade. Son corps se paralysa du côté droit, elle boita et eut sa petite main retroussée. Elle se leva très vite, constata les dégâts sur son corps et me dit: "Maman, ce n'est rien, je peux encore marcher et je mangerais de la main gauche". Son visage ne suivit aucune déformation et elle prit ce malheur comme un simple incident. "Je ne pourrais pas courir comme avant, je salirais moins mes robes!". Elle ne permit que personne s'apitoya sur son sort. Elle boita avec une telle dignité qu'on eut cru qu'elle le faisait exprès pour faire du genre. Elle souriait de se voir ainsi. "Regarde maman, - me disait-elle - regarde ce pauvre bras recroquevillé, il ne m'obéit plus, le vilain, il ne faut pas que je le gronde car il doit être malheureux!". Ses réponses faisaient rire quand on avait envie de pleurer.

Ignacia se révolta contre cette injustice du sort. Sa seule nièce, sa seule descendante, la porteuse de son nom, une handicapé et..., à vie. Elle vint me voir un jour dans mon cabinet et me dit: "Anna, je ne laisserai pas Eulalie continuer ainsi. Je la ferai soigner, je chercherai les meilleurs docteurs, du monde s'il le faut!". Elle décida alors d'aller s'installer à la capitale, avec ses sœurs, pour pouvoir approcher le milieu médical spécialisé. Elle fit mille démarches avant de trouver cette proposition de partir à l'étranger pour la faire opérer par les meilleurs chirurgiens du monde. Une technique avait été mise au point, disaient-ils, et ils pouvaient réhabiliter les enfants atteints de cette maladie. Cela coûtait très cher mais avait-il un prix pour payer une telle chance?. Ignacia nous laissa alors Zacharie et moi pour la première fois seuls. Je me trouvai à la tête d'une maison que je ne savais pas diriger et dont j'avais juste le temps de m'en occuper. M'occuper de Zacharie, de la maison et d'Eulalie malade toute seule, avec des employées qui n'obéissaient qu'aux ordres d'Ignacia, était trop pour moi. Zacharie tomba des nues. Jusqu'à là il avait vécu comme toujours, sous la tutelle d'Ignacia. Elle l'avait suivit jusqu'à chez nous, exécutant ses moindres désirs sans qu'il eut l'air de s'en apercevoir. En partant il pris conscience que je n'étais pas Ignacia, qu'il n'était pas "chez lui". Quelque chose chancela entre nous. Dépourvu de la cuirasse de ses sœurs qui l'entouraient et prévenaient il s'est vu affronté à mon monde, ma famille, ma ville, mes habitudes, ma culture. Il crut que j'avais changé, il ne s'aperçut pas que c'était Ignacia qui n'était plus là. Tout lui sembla désormais mauvais, mal fait. Je m'occupais mal d'Eulalie, de la maison, de lui. Pendant qu'Ignacia s'installait à la capital et cherchait les moyens de soigner Eulalie, celle-ci resta avec nous. Zacharie devint irascible, irritable, d'une mauvaise humeur constante. Il se sentait lâché au milieu d'un monde auquel il n'appartenait pas et où j'étais comprise. Il rejeta tout d'un bloc, comme si je l'avais trompé en lui imposant une vie qu'il ne voulait pas. Naturellement je m'étais retournée, après le départ de Ignacia et ses sœurs, vers ma famille natale. J'y allais de plus en plus fréquemment, pendant la journée, quand Zacharie travaillait. J'allais avec Eulalie et la présence de mes parents compensaient l'absence de mes belles-sœurs. Ma mère se lia encore davantage avec Eulalie et elle écouta ses prophéties sur elle-même que moi je ne voulais pas entendre. Mère me prépara à son départ avec la douceur de la foi sans dire un mot. Elle appuya, avec Eulalie, les préceptes de notre foi catholique sur une vie après la mort. Il ne fut jamais question que cela pouvait me toucher nullement. Eulalie avait la certitude de son départ et elle fit tout ce qu'elle put pour me préparer. Mais, rien ne peut préparer une mère à perdre son enfant. Elle parlait de lui, toujours elle parlait d'Armando et, seulement, chez mes parents, jamais elle fit allusion à celui qui viendrai la remplacer chez nous, devant Zacharie ou ses tantes.

Chapitre XIV
ROSE

Les pages de ce récit naissent comme les bulles sortant des nappes d'air emprisonnées dans des grottes profondes au fond de l'eau quand un tremblement les détruit. La mort d'Ophélie fait trembler les profondeurs de mon âme et mes souvenirs cachés, que je croyais noyés à jamais, tendent à remonter à la surface.

Savais-je tout depuis toujours? En écrivant j'ai l'impression que tout cela je le savais et, pourtant, combien d'années n'ai-je dû passer à vouloir en découvrir le secret! Quand ma mère allait mourir, car elle le savait elle aussi, comme sa fille Eulalie, elle avait fait sortir tout le monde de la chambre d'hôpital où elle était en disant qu'elle voulait me parler seule à seul Quand tous furent sorties et qu'Ophélie s'apprêtait à franchir la porte elle l'arrêta en lui disant: "Ophélie, tu restes, je veux que tu écoutes ce que j'ai à dire à mon fils!". Elle obéit et s'assit au pied de son lit. Le moment était grave, elle le savait. Moi, assis à côté de ma mère, j'avais pris sa main et je lui avais dis qu'elle ne devait pas parler, qu'elle devait se reposer. Elle dit alors la seule phrase dont je me souviens consciemment: "Non, je dois te parler avant de partir, il faut que tu saches!". A l'annonce de l'éventualité de sa mort je lui suppliai de se taire mais elle me dit qu'il fallait que j'écoute, qu'elle n'avait plus beaucoup de temps, qu'il fallait que je saches avant son départ. Quoi? Je l'ignore encore. Elle parla pendant des longues minutes, ou heures, je n'en sais plus car je pleurais inconsolablement en embrassant sa main et lui répétant sans cesse: "Arrête maman, arrête...". Elle avait demandé à Ophélie d'écouter car elle savait que j'allais enfouir tous ses mots dans un trou d'oubli au fond de moi. Puis, des années après son décès, je demandai pour la première fois à Ophélie ce que ma mère m'avait dit su son lit de mort.
"De quoi tu parles?", - m'avait-elle répondu -.
"Comment, tu ne te souviens pas...?".

Non, elle ne se souvenait pas, ou elle n'avait pas le courage de me le rappeler. Au fur et à mesure de nos rencontres chaque fois que je revenais dans sa ville je lui posais la même question et j'avais toujours la même réponse étonnée et interrogative. Dans notre correspondance entre Ophélie et moi, jamais interrompue, je lui posai périodiquement la question à laquelle elle ne me répondait même pas. Elle m'écrivit jusqu'à l'année dernière, quand elle avait presque cent ans et elle fit toujours silence à ma question.

Mais, voilà, Ophélie est morte. Depuis, on dirait que tout ce qu'elle ne put me dire de son vivant elle me le dit de l'autre côté. Elle ouvre des vannes, elle casse les grottes immergés, elle dévaste les cloisons des secrets, elle laisse tout émerger, sans vergogne, sans pudeur. Il y a des nuits où, après avoir écrit quelques pages, je tombe dans des étranges sommeils où j'ai des rêves douloureux et je me réveil avec le visage décomposé de fatigue. Les souvenirs remontent à mon insu. Viennent-ils de moi ou c'est elle qui les insuffle? Cela n'a pas d'importance, comme cela ne l'a pas pour l'artiste de savoir d'où vient son inspiration. Tout ces êtres que je côtoyai le long de ma petite enfance reprennent vie avec parole et esprit et parlent à nouveau. Ils sont tous mort pourtant, depuis des décennies. Comme ce soir c'est sont les paroles de Rose, la bonne de ma grande-mère. Elle était, cette femme, comme un membre de la famille, un membre témoin, faisant partie et, en même temps, ayant de la distance. Je n'avais pas son sang mais elle savait lequel coulait dans mes veines. Rose. Toujours assise sous l'ombre des manguiers, c'est ainsi que je me souviens d'elle. Elle travaillait dur pourtant. Elle dirigeait les domestiques et la tenue de la maison, ma grande-mère n'avait qu'à lui exprimer ses vœux pour qu'elle les réalisa. Elle éleva ses enfants, ses petits enfants, s'occupa d'elle jusqu'à sa mort ainsi que celle de mon grand-père, le Général. Elle décéda après, quand son service envers eux eut été fini. Elle prit soin d'être ma mémoire bien que j'oubliasse tout ce qu'elle me dit. Jusqu'à maintenant où ses longues histoires racontées aux moments de la sieste de grand-mère allèrent se replier dans les méandres obscurs de mon inconscient. Rose, douce Rose, à la poitrine opulente, aux tresses généreuses et à l'odeur des fines herbes, au sourire franc et sévère, doux et conciliant. Rose. Elle me prenait toujours sur ses genoux, faisait poser ma tête d'enfant sur ses seins opulents et me faisait m'endormir avec ses histoires. L'ombre des manguiers nous protégeait de la canicule et elle inoculait, avec la force de son amour et sa simplicité, les vérités qui devraient me rendre un jour ma liberté. J'entends des bribes de ses histoires. Elle commencent par un mot et elle se déroulent ensuite, comme quand on attrape le bout d'une bobine de fil et on tire, sans faire trop de force. La bobine tombe au sol et le fil se déploie, mot à mot, phrase à phrase, avec ses secrets. Le chuchotement de ses paroles, embaumées d'arôme des mangues et d'oignons, s'incrustèrent en moi. Sa peau brûlée par le soleil, ses tresses noires et abondantes tombant sur sa poitrine, ses mains douces et calleuses caressant mes cheveux d'enfant, faisaient un avec le sentiment de vérité et protection qu'elle me prodiguait. Elle avait le visage rond des métisses devenues paysannes dans les terres froides de la cordillère, les hanches opulentes, les jambes fortes, ayant le tout une harmonie vraie. Elle n'avait personne au monde à part la famille de ma grande-mère. Elle avait été recueillie étant enfant dans un hameau oublié du monde quand ses parents la donnèrent à mes grand-parents pour qu'elle fusse à leur service en échange d'un toit où ce protéger et de quoi manger. Elle ne se posa jamais la question de ses origines, ni de son sort, il était celui de ses patrons. Nul ne la traita jamais sans le respect que grand-mère exigea toujours envers elle. Si elle était à son service elle n'était pourtant pas une esclave. Elle leur vouait sa vie mais elle trouvait une autre qui la comblait, un sens, un sang. Ce sang c'est celui qu'elle réclamait pour moi, qu'elle défendait en moi.

"Quand Armando naquit, - me dit-elle un jour - j'étais présente, Anna m'avait appelée pour l'accompagner au nom de sa mère, Doña Inès. C'est moi que l'aie pris dans mes mains la première après le docteur. Puis, je l'ai nettoyé et je l'ai mis dans des langes avant de le donner à Don Zacharie. Mais Doña Ignacia le retint de ses bras, le rendit à moi et me dit de la suivre. Anna n'eut même pas le temps de le voir, elle demanda seulement, presque agonisante, "Est-ce une fille?". Je lui répondis que c'était un beau garçon et elle me fit signe de l'enlever de sa vue. Je suivi Doña Ignacia qui le rendit à Doña Inès avec des mots que je ne compris point. Celle-ci le pris dans ses bras, le serra contre elle et me dit, "Rose, celui-ci sera notre fils aussi". Il n'avait le grâces, ou disgrâces, de sa mère Anna. Aucun papillon ni pétale de fleur venaient à lui. Il était normal, en apparence. Nous étions tous tellement subjugués par la beauté d'Eulalie, contrits par sa maladie, éblouies par les phénomènes qui l'accompagnaient, que le voir était..., un repos. Il n'avait pas les yeux de gazelle de son père et ses tantes, il était le portrait enfant de Doña Inès. "Il est un Ferrar", avait dit Doña Ignacia. C'était vrai, il ressemblait étrangement à sa grande-mère. Ce qui m'étonnait c'était toute cette haine autour de lui. De quoi était-il coupable? Sa petite sœur allait mourir bientôt bien que nul ne le sut en ce moment Sa naissance sentait le mort! On aurait voulu que son berceau soit un cercueil, mais Doña Inès et moi nus fûmes tout pour que il eût un vrai couffin. Ils oublièrent tous son arrivée, il nous fut rendu à nous. Si j'avais eu du lait je l'aurait nourrit de mon sein. J'allais chercher le lait extrait des seins pleins d'Anna et je le nourrissait avec. Ce lait avait une étrange couleur. Une étrange odeur. Il sentait le fiel, il était jaune bilieux. C'était le lait de l'amertume et la douleur. Je voulus maintes fois le jeter au caniveau mais Doña Inès me dit: "Il est trouble ce lait, mais c'est celui de sa mère! Ce lait sera son lien avec elle!" Il but tout ce qu'elle vivait d'innommable à travers son lait. Je m'en veux de ne l'avoir pas échangé, par celui d'une nourrice quelconque, mais peut-être je l'aurait privé de ce lien qui t'unit avec sa mère et que nul ne connaît, à part moi et Doña Inès.

Quand Ignacia le tendit des bout de ces bras à Doña Inès en lui disant: "Tenez, celui-ci n'est pas de nôtres". Elle le prit dans ses bras, le serra contre elle et tourna le dos à Doña Ignacia. Ensuite elle le conduisit dans sa chambre et me dis de la suivre. Elle le posa sur son lit, enleva ses langes et me dit d'aller chercher d'autres, car il y en avait toujours des neufs à la maison. Elle le posa tout nu sur son lit et l'examina, du bout des pieds jusqu'au dernier cheveux. Elle s'arrêta sur ses pouces et elle eut un sourire douloureux, elle le tourna, regarda chaque petite parcelle de ton corps et dis tout bas: "Tu es Ricana!". Elle le souleva, le serra dans ses bras et s'assit sur le rebord de son lit en pleurant silencieusement. "Mon pauvre petit, - avait-elle dit - mon pauvre petit, combien des souffrances ne t'attendent pas!". Elle m'ordonna par la suite de brûler les langes dans lesquels il venait enveloppé, le rhabilla et me dis: "Rose, tu m'aideras!". Depuis ce jour-là je le pris comme s'il était mon enfant pour qu'après... Tout changea dans la maison. Nous ne nous aperçûmes que quelques jours ou semaines plus tard que ce qu'arrivait était lié à lui. Les choses dans la maison changeaient de place. On les posait à un endroit et, quand on allait les chercher, elles n'étaient plus là, pour les retrouver plus tard ailleurs. D'abord ce fut moi qui constata cela mais je l'attribuai au fait de ma perturbation pour son arrivée en pensant que j'avais la tête ailleurs. Puis j'entendis Doña Inès se plaindre de ne pas trouver les objets qu'elle même avait bougée et, finalement, nous constatâmes que ce n'était pas notre faute quand nous entendîmes le Général un jour ouvrir furieux la porte de son cabinet et crier de sa voix militaire: "Inès, où diable est-il passé mon chapeau!". Ce juron était impensable chez lui qui avait le plus grand respect pour son épouse et qui interdisait tout le monde de jamais jurer à la maison. "Ce chapeau - continua-t-il - est là, sur le perchoir, depuis quarante ans, il n'a jamais changé de place et, depuis quelques jours, quelqu'un s'amuse à me le cacher. Où est-il Inès?". Doña Inès comprit. Ce n'était pas une hallucination ce qui lui arrivait mais elle n'essaya pas de lui expliquer. Elle chercha le chapeau, le trouva dans un endroit insolite, le lui apporta en lui disant qu'elle s'occuperait de savoir qui s'amusait à le cacher. Don Reynaldo mit son chapeau furieux et sortit de la maison faire son tour matinal. Doña Inès m'interrogea de suite sur cet événement et ajouta: "Le pire, Rose, c'est que moi non plus je ne trouves plus rien, j'ai l'impression de devenir folle, je pose quelque chose ici et je la trouve ailleurs, où je ne l'aurais jamais posé!". Je me mis à trembler et Doña Inès me reprit:" Non Doña Inès, ce n'est pas pour cela que je tremble, ce que je perds tout aussi, je croyais que j'étais folle mais c'est pire, ce sont les esprits!". Elle éclata de rire. Elle se moquait toujours de mes superstitions comme elle les appelait et elle ajouta: "Il doit être bien rigolo ton esprit Rose, mais on va l'attraper et tu verras qu'il est bien en chair et en os!". Elle me convainquit et nous commençâmes la chasse. Il y avait les autres domestiques, les petits enfants qui venaient en visite et, enfin, une quantité de gens difficile à compter qui passaient dans la maison. Nous fîmes des essais, nous cachâmes des choses où personne ne pouvait aller les trouver et..., nous constatâmes, à toutes les deux, qu'elles n'étaient plus au même endroit au bout de quelques jours. D'autres choses ne changeaient pas, et cela nous fit douter de nous-mêmes. Doña Inès me reprit un jour en me demandant si je n'essayais pas de me moquer d'elle, car je changeais les choses de place à son insu!. Je m'insurgeai, je protestai et elle fini par me croire. "Alors, c'est quoi Rose, c'est qui?". Nous prîmes peur. Nous enfermâmes des choses, nous donnâmes la clé au Général sans qu'il sache quel tiroir elle ouvrait. Au bout de quelques jours nous allâmes avec lui-même voir et nous ne trouvâmes pas l'objet caché. Le Général s'exclama: "Merde alors, ce sont les esprits!". Lui qui ne disait jamais des gros mots, cela lui était sorti naturellement. Doña Inès éclata de rire et lui dis: "Tu te laisses aller mon Général, ce n'est pas une garnison ici!". Puis elle resta coite. "Si ce sont les esprits il faut appeler un prêtre alors!". Le prêtre vint, pria partout dans la maison, demanda que s'il y avait des mauvais esprits qu'ils s'en aillent, embauma la maison avec de l'encens et aspergea la maison entière d'eau bénite. Après son départ nous refîmes un essai, nous cachâmes à nouveau quelque chose et nous donnâmes la clé au Général toujours en ignorant quel tiroir elle ouvrait. Rien n'avait changé. Seulement..., seulement lui, Armando, lui il changeait. Doña Inès commença à constater qu'en se promenant avec l'enfant dans ses bras, quand elle cherchait un objet disparu, il commençait à faire des gloussements étranges à l'approche de l'endroit où elle le trouvait. Au fur et à mesure elle me mis au courant et, dès que quelque chose disparaissait à nouveau, on se promenait avec lui dans la maison et, dès qu'il commençait à glousser, on aurait dit un animal de la forêt, un petit écureuil ou que sais-je, c'était parce qu'on s'approchait du nouvel endroit où l'objet se trouvait. Nous constatâmes que les phénomènes avaient commencés depuis son arrivé. Il étaient liés donc à lui. Il était l'esprit cachottier! "Il fallait bien que Ricana eut un mystère", - énonça Doña Inès -. Elle l'appela ainsi seulement entre nous, jamais devant le Général ou quiconque. "Que veut-il nous dire par là?", - s'interrogeait-elle -. Les mystères qui entouraient Armando ne faisaient que commencer. Doña Inès consulta son fils Jérémie qui se moqua ouvertement d'elle. "Il n'as pas le pouvoir de mouvoir les choses, à son âge mère, même jamais!". Jérémie était de la race des incrédules des pouvoirs surnaturels chez les hommes et il dû, malgré lui, constater tout au long de sa vie son erreur sans jamais l'avouer ouvertement.

Le mystère s'élucida quand Doña Inès fit part de ses conclusions à Anna. "Ton fils à des pouvoirs étranges", - lui dit-elle -. Anna vint, cacha des choses et..., elles ne bougèrent point. "Tu divagues mère", - lui avait-elle répondu -. Puis nous constatâmes que, du moment où nous l'utilisions pour trouver les objets perdus il trouvait une gaieté différente, on croyait qu'il allait parler, qu'il pouvait parler ainsi. Nous comprîmes, enfin, que c'était un jeu pour lui, pour que nous prenions soin de lui, pour que nous ayons besoin de lui. Comment changeait-il les objets de place?. Nul ne le sais, même pas lui! C'était le fruit de sa volonté qui dématérialisait les choses et les transportait ailleurs, avec le pouvoir de son imagination? C'est, en tout cas, l'explication scientifique qui donna le Général après maintes cogitations. Nous inversâmes alors le jeu. C'était nous qui changeâmes de place les objets et nous le promenions en lui demandant où se trouvaient-ils. Il réagissait de la même façon et, aux moments des gloussements, il les trouvait. C'était donc sa façon de nous dire qu'il pouvait voir avec d'autres yeux que ceux que nous avons au milieu de la tête. Que pouvait-il voir encore? Voir, c'était la clé de son mystère. Il voyait au-delà de ce que nous voyions. "C'est un voyant, dit ta grand-mère, un sorcier". Le Général la repris: "Inès, il n'est qu'un enfant, un nourrisson!". "Oui mais un sorcier, - riposta-t-elle - peut-être un bon sorcier mais un sorcier tout de même!". Elle consulta son fils Jérémie qui se moqua d'elle gentiment et lui dit. "Tout au plus, mère, c'est un envoyé du ciel". Ensuite vint le moment où ses pouvoirs se rendirent évidents. Le Général tomba malade. Rien le soignait, une pneumonie le clouait au lit et faisait craindre le pire. Doña Inès évita de l'approcher de sa chambre. C'est alors que les objets se remirent à disparaître pour apparaître dans les tiroirs du Général. "Fais le venir, - dit-il -, il le faut!". Nous l'apportâmes dans sa chambre, il gloussa à son approche et il demanda de le prendre dans ses bras. Doña Inès essaya de refuser, il gloussa comme une bête en rut. Elle le lâcha, le Général le prit dans ses bras et Armando lui roucoula comme un chaton. Il se blotti sur sa poitrine, il le serra de ses petits bras et il s'endormi. Nous le retirâmes et le Général tomba dans un sommeil de mort. Nous craignîmes la fin. Il dormit un jour entier. Le médecin vint en courant, son pouls était normal, son cœur battait régulièrement et dit d'attendre. Vingt-quatre heure après il se réveilla, demanda à manger, se leva, demanda de le laver et l'habiller et dit qu'il voulait sortir. Doña Inès le regarda stupéfaite.
"Mais tu vas mourir!".
"Non Inès, j'allais mourir, je vais prier à l'église pour remercier, je suis guéri".

Il alla d'abord dans la chambre de Doña Inès ou était le berceau de l'enfant, s'agenouilla à ses côtés et dit tout haut:
"Où que tu sois, que Dieu te bénisses. J'irai prier pour toi. Le monde ne t'épargneras pas pour autant!".

Il sortit et alla prier pour lui. A son retour il s'enferma avec Doña Inès et lui. Je n'y étais pas présente. Je sais seulement, car elle me le dit plus tard, qu'elle lui avoua un seul mot: Ricana. Il avait levé les bras au ciel, les avait laissé tomber impuissant et avait dit: "J'ai tout fait pour empêcher qu'il soit et il est devenu. Ainsi j'ai été sauvé. Que puis-je dire?". Il l'adora et oublia ce que Doña Inès lui avait avoué malgré elle pour l'éviter de souffrir. "Il portera le nom que je lui donnerai, il sera mon filleul en plus de mon petit fils!".

Voilà pourquoi il devint son parrain. Il lui sauva la vie et il ne l'oublia jamais. Il ne souffrit plus jamais de ses poumons, comme s'il n'avait jamais rien eu. Souvent à table il restait en silence et, subitement, entre ses dents, il s'exclamait: "C'est quand même étrange!". Doña Inès souriait et, continuant à manger elle chuchotait, "C'est un miracle. Il est un béni des dieux, je crains qu'il sera un maudit des hommes". Le Général n'accepta jamais en public la guérison directe faite par toi, mais la coïncidence. "C'est quand même étrange!". Tous les faits qu'il accompli vivant ici ne réussirent à lui arracher un aveu plus grand et, quand il reparti vivre chez sa mère et que les visites nocturnes commencèrent, le Général ne dit autre chose. Doña Inès, tant qu'il était ici, croyait aux dieux qui t'accompagnaient mais, dès qu'il parti, elle prit tout ce qu'Anna racontait à son propos comme les inventions de "La folle". Doña Inès ne lui pardonna jamais que sa fille lui eut donné un fils et lui eut repris après. "Il est de mon sang, - disait toujours Doña Inès - de mon sang". Mais il y eut de l'eau qui coula sous les ponts auparavant!

Armando resta chez nous trois ans. Anna ne voulait pas le reprendre avec elle. Zacharie lui supplia de l'emmener à la maison mais elle lui répondit qu'il était coupable de la mort d'Eulalie. Zacharie venait en cachette le voir. Il le prenait dans ses bras et le serrait contre lui dans une étreinte douloureuse. Doña Inès le regardait avec compassion et essayait de le dissuader de s'attacher à lui, ne lui avouant jamais la véritable raison. La cause était Eulalie. Eulalie. Si tu l'avais connu! Armando ne la connu jamais non plus. Ils se croisèrent sur terre sans se voir. Armando porta sa mort comme un boulet au pied depuis sa naissance sans l'avoir jamais rencontrée. Imagine toi ce que c'est que de vivre avec un fantôme! Depuis qu'il naquit il entendit prononcer son nom avec les larmes et les éloges qui ne méritent que les morts. Eulalie était spéciale mais, morte, elle était incomparable. Armando était son point de repère sur terre à son désavantage.

Ce que je pourrais te raconter d'Eulalie je ne sais si je le tiens de ce que j'ai connu d'elle ou de ce qu'elle est devenue aux yeux de tous après son départ. Un départ aussi tragique ne peut-être qu'un départ glorieux. Mourir à Paris, il ne fallait que cela pour être déjà consacrée, c'était comme mourir au ciel même. Paris! Imagines-toi ce que ce nom peut évoquer pour moi! Rien! Moi, une bonne à tout faire, née bonne, fille de bonne, je ne sais ni je n'ai jamais su, ni je ne saurais jamais c'est que n'être autre chose qu'une bonne. Même si je vis entourée des gens qui ne le sont pas, c'est ma nature, comme celle d'être une femme. Je suis bonne par la grâce de Dieu, comme me le dis Doña Inès. Et je ne me plains pas! C'est un bon sort celui que j'ai eu. Je ne le changerais pas pour celui de beaucoup de patrons que j'ai connu ici. Etre bonne, la bonne de Doña Inès, est aussi digne que d'avoir été sa fille et, je dirais, mieux même. Anna, si elle se demandait une fois dans son for intérieur de changer son sort contre le mien je sais qu'elle le ferais mille fois plus qu'une. J'ai été heureuse ici. J'ai été respectée comme femme, comme bonne. On peut-être Général et ne pas l'être autant que moi! J'ai grandi avec Doña Inès. Je l'ai aidé à supporter sa vie. Moi j'ai vécu dégagée de la mienne et, pour cela, je n'ai pas souffert. Comme je n'avais pas la possibilité d'avoir des ambitions, je n'ai jamais été déçue. J'ai souffert les déceptions de Doña Inès, ses ambitions rompues, ses rêves frustrés, ses amours tronqués. Je l'ai aidé à porter le lourd fardeau que sa condition le lui imposait, un fardeau de rêves, de devoirs, de compromis, d'apparences que je n'avais pas. Mon champ de vie était restreint comme le lit d'un ruisseau et ma vie ne pouvait couler que dans lui. Doña Inès avait, en apparence, la plaine à elle, mais elle devait éviter les obstacles, prévoir les embûches, supporter les dérives. J'ai été et je suis heureuse de mon sort. J'ai des enfants sans avoir jamais enfanté. J'ai un mari, une maison, une famille, rien ne m'appartient et tout est à moi. Je suis la maîtresse, la mère, l'épouse, sans porter le titre. Pour cela, quand j'essaie de te parler d'Eulalie il y a en moi plusieurs versions, celle de moi la grande-mère, celle de moi la bonne, celle de moi la confidente de tous et l'étrangère à tous. Je l'aimais à ma façon et je l'aimais à la façon de Doña Inès, de Anna et, même, de Doña Ignacia. Toutes les personnes que l'entouraient le long de sa courte existence eurent une raison différente de le faire, eurent un intérêt.

En tant que bonne, sans aucun droit, je voyais la petite fille convoitée, adorable et capricieuse, la fille de la dispute entre les autres. Je pouvais voir les intérêts de tous envers cette enfant qui, peut-être, dans d'autres conditions, n'aurais pas été aussi spéciale.

Elle alla donc mourir à Paris. Cet endroit qui ne signifiait rien pour moi était, à entendre les autres, l'antichambre du ciel. Je crus même un temps que cet endroit n'était pas sur la terre. Je suis tellement ignorante que Doña Inès dû m'expliquer que c'était une ville dans un pays très lointain, proche de celui d'où venaient ses ancêtres. Cela ne m'expliquait rien, sauf que c'était sur la terre. Moi qui ne connaît que cette maison depuis que je suis née, et quelque centaines des mètres autour, comment pouvais-je imaginer une ville aussi lointaine qu'ils essayaient de me le dire? Il n'y avait que Ophélie qui la connaissait, mais je ne la voyais pas depuis son départ en cachette avec Marco. Ce fut la première fois que j'entendis nommer cette ville: "Ophélie est à Paris!. Avait dit Doña Inès au Général et celui-ci lui avait répondu: "A Paris ou en enfer ils peuvent aller se promener où ils veulent!". C'est là que je crus comprendre que Paris était comme le ciel bien que ce n'était pas ainsi pour tous, surtout pour Anna. Pour elle, Paris était, au début, la promesse du paradis car elle pouvait guérir sa fille adorée mais elle devint ensuite, en le la lui arrachant, l'enfer le plus odieux, la terre où on tue les enfants, le sien, Eulalie. Elle crut de toutes ses forces, elle voulut croire qu'Eulalie reviendrait marchant sur ses deux jambes, ses bras ballants, le sourire aux lèvres. Elle reçut un cylindre de plomb avec sa fille embaumée.

Doña Ignacia avait quitté la ville deux ans auparavant pour aller s'installer à la capitale et chercher les moyens pour guérir sa nièce. Cette fille représentait à ses yeux leur avenir. Zacharie était leur seul frère, le seul pouvant transmettre leur nom et, elles, elles étaient vouées au célibat, avec amertume et dévotion. Ignacia avait dissout son mariage à la mort de sa belle-mère et pour suivre son exemple, afin d'élever ses frères. Sa belle-mère avait fait de même. Etant fiancée et proche à se marier, décéda en couches sa sœur, la mère d'Ignacia. Elle annula son mariage et alla vivre chez son beau-frère pour l'aider à élever ses nièces. Au bout de deux ans ils décidèrent de se marier à leur tour. Elle lui donna encore trois enfants, dont Zacharie, et mourut à son tour, en donnant naissance à un dernier enfant qui ne vis pas le jour. Ignacia avait vingt ans et décida de prendre le flambeau. Zacharie était en même temps son demi-frère de sang, son cousin et son fils adoptif. Ses autres sœurs suivirent son exemple et refusèrent toutes les propositions qu'elle eurent, sauf la dernière. Quand celle-ci tomba amoureuse Ignacia le lui interdit, elle obéit et devint folle. Quand Zacharie connu Anna, tomba amoureux et demanda sa main, Ignacia s'opposa. Anna n'était pas une de leurs. Ils appartiennent à une race spéciale, ils disent que très ancienne, et ils ne peuvent se mélanger qu'entre eux pour maintenir leur couleur transparente, leurs yeux de fauves, leurs cheveux décolores. Zacharie insista, il emmena Anna les voir, elle se vu traiter d'imposteur, de voleuse, Zacharie dit qu'il l'épouserait avec leur bénédiction ou pas. Il ne l'obtint pas. Doña Inès et le Général n'avaient pas une grande attirance ni une grande répulsion pour Zacharie. Pour eux Anna n'avait pas beaucoup de choix. Elle allait avoir la trentaine, Ricardo l'avait oubliée après toutes leurs promesses cachés et puis leur mariage était proscrit dans leurs familles. Doña Inès se précipita sur cette occasion pour arracher Anna de son amour interdite. Comme Zacharie ne pouvait pas se marier en présence de ses sœurs il demanda au Général et Doña Inès de ne pas fêter leur union. S'ils leur accordaient leur bénédiction ils s'uniraient dans une cérémonie privée sans aucune manifestation sociale. C'est ainsi qu'il arriva. Je préparai moi-même un gâteau qu'ils coupèrent après leur union presque secrète au lever du jour et ils partirent en voyage de noces dans un village voisin. Il n'y eut pas de photos, pas d'invités, pas de cadeaux. Doña Inès et le Général étaient ravis de voir leur fille épouser un garçon autre que Ricardo et ne pas la voir rester jeune fille. Zacharie ne leur déplaisait pas, même s'il n'était pas non plus de leur monde et qu'il n'avait leurs manières aristocratiques, puisqu'il avait un titre universitaire et la simplicité d'un villageois honnête. Ces vertus devinrent plus importantes à leurs yeux que les blasons espagnols et, surtout, que le croisement répété de leur sang.

Zacharie n'était pas riche mais cela était le dernier de soucis de la famille d'Anna. L'argent a toujours été pour eux un moyen, pas un but dans la vie. L'argent est, comme nous les domestiques, à leur service, et non pas leur désir de s'assouvir. Pour cela même avec nous autres, serviteurs, leurs attitude a toujours été autre, ils nous ont toujours respecté comme ils respectent leurs paires, différents d'eux mais méritant tout autant qu'eux le respect. Zacharie avait à leurs yeux de grands qualités et bien qu'ils eussent préféré un homme aux ascendants patriotes, ils voyaient ses qualités humaines, ses efforts personnels comme un atout majeur. Zacharie avait fait ses études avec des grandes difficultés. Ayant été élevé par Ignacia depuis sa plus tendre enfance, son père, après son deuxième veuvage, se laissa aller à l'alcool. Il perdit tous ses biens qui, aux dires d'Ignacia, étaient considérables en terres et bétail. Quand Zacharie eut l'âge d'étudier il chercha une bourse qu'il obtint à la plus prestigieuse Université de la capital. Il partit au dos de mule pour faire ce long trajet d'une semaine et il demeura des années entières sans revenir. Son père, sans femme et ayant perdu son unique fils mâle, décéda de tristesse. Zacharie rentra pour ses funérailles et repartit finir ses études. C'était un pari pour lui, sortir de ce village enfermé parmi des gens de leur race pour retrouver le monde. Il n'avait, aux yeux des gens, aucun passé. Il n'était ni indien, ni descendant des patriotes, ni des esclaves, il était d'une lignée étrangère, sans racines. Il obtint son titre universitaire avec un effort surhumain et il connu le frère d'Anna qui l'invita dans notre ville. Ensuite il connu Anna...

Je sais, parce que j'étais témoin, que le Général l'aima de suite. Il dit, depuis le premier jour à Doña Inès: "Il n'est pas de nôtres mais il n'est pas contre nous! Ses yeux de fauve ont la noblesse des animaux qui est, parfois, meilleure que celles des hommes titrés!". Ainsi il déclara que son union ne serait pas une tache pour leur rang et que, "les manières, elles s'apprennent mais, le sang, on l'a ou on ne l'a pas". Anna était surprise d'un tel accueil de la part de ses parents et, encore plus, du refus de la part des sœurs de Zacharie. Elle, une Ferrar, avec qui n'importe quel aristocrate du pays aurait voulu faire alliance, se voyait refusée par une paysanne d'origine germanique de la jungle Orinoquéene! Zacharie était au dessus de tout, ou en dehors, je ne le sais pas. Il n'avait pas fait siennes les principes de ses sœurs comme il ne faisait pas siens les principes des Ferrer. Il aimait Anna, c'était tout. L'aimait-il Anna? Je ne savais le dire. Se mariait-elle par dépit de Ricardo ou par lubie de son apparence presque inhumaine?

Ce sont des choses qu'on ne saura jamais.

Chapitre XV
IGNACIA

Voilà, Ophélie est morte. Il y a déjà six mois au moins, je ne sais plus. Son souvenir me hante..., non, sa présence. Depuis que j'appris son décès il y a des fois que les souvenir de mon passé, de mon pays, de mon enfante et adolescence, sa nostalgie, me remontent à la tête et essayent de me suffoquer. J'ai envie de dire: "Je rentre, je retourne, je recommence!". Puis, la présence de sa mort s'impose à moi. Pourquoi retournerais-je si Ophélie n'est plus de ce monde? C'est elle que je voulais revoir. Je n'ai plus de mère, Zacharie est mort, Rose, tous, tous ceux qui me parlent et me reparlent sont morts. Eulalie la première. Puis il y a Armando. Tant d'histoires autour de lui sans pouvoir le situer. Où est-il? Comment est-il mort? Ou disparu? Tous les témoignages convergent sur lui. Armando. Les paroles qui parlent de lui reviennent sans cesse. Par un biais ou par l'autre on abouti toujours à lui et, puis, silence. Armando. Son nom était prononcé autant que celui d'Eulalie et, pourtant, celle-ci est morte, je connais sa fin, pas la sienne. Son existence paraît bien réelle et, pourtant, elle se dissout abruptement, sans laisser des traces derrière. Armando. Son nom me hante. Comme la cuillère en argent gravée avec ce nom qui se trouvait dans la maison et dont un de nos frères dit un jour: "Armando c'est moi". Mère le repris, les larmes aux yeux, gardant la cuillère dans son bijoutier personnel: "Non, Armando ce n'est pas toi", sans dire plus, tournant le dos et nous laissant cois. Armando était un fantôme réel.

Ignacia parlait souvent de lui. Ignacia ne l'aimait pas, ou l'aimait beaucoup, je ne sais pas. Elle était, selon elle, sa marraine de baptême, avec le Général. Comment cela a pu se produire s'ils se détestaient autant? J'étais adolescent lorsqu'elle me parlât d'Eulalie un jour. Je ne me souviens plus à propos de quoi ce sujet lui vint à l'esprit. Nous étions seuls dans leur maison à la capital. Elle habitait toujours avec ses sœurs, toutes célibataires, et elles entamaient leur vieillesse avec sérénité et bonheur car elles étaient ensemble. Ma mère venait de mourir, je me souviens maintenant. J'étais inconsolable et elle voulut me réconforter en me parlant d'elle, ou elle voulut simplement se consoler elle-même, je ne le sais plus. C'est une de seules occasions où je pus parler avec elle seul à seul et c'est pour cela que je me souviens de ses mots.

"Anna, - m'avait-elle dit - Anna, je l'adorais! Elle était comme une de mes sœurs ou, peut-être, comme la fille que j'aurais voulu avoir un jour si je m'étais marié. Pourtant - et cela tu l'ignores -, je fus la seule à m'opposer à son mariage avec Zacharie. Quand celui-ci l'emmena à la maison où nous habitions dans notre petit village ancestral, je la détestai sur le champ. Elle avait ce que je croyais était de l'arrogance et qu'en réalité, je ne le compris que plus tard, c'était la dignité. Cette attitude je la pris de travers. Je pensai qu'elle toisai notre famille, qu'elle regardait par dessus l'épaule notre lignage. Nous n'étions pas riches, nous n'étions pas pauvres. Notre père avait été un très riche propriétaire terrien mais, à la mort de ma mère, sa première femme, il s'abandonna. Il délaissa ses fermes, il délaissa tout et il se mit à boire. J'avais treize ans. Je pris la maison en charge, j'essayai de garder le cap mais il ne voulut rien savoir. C'est alors que notre tante renonça à son mariage pour s'occuper de nous. Elle vint s'installer à la maison, remis de l'ordre et redressa peu à peu mon père. Mais le mal était fait. Il fini par tomber amoureux de sa belle-sœur et l'épousa trois ans plus tard. Il recommença sa vie. Ils eurent encore plusieurs enfants, desquels ne survécurent que trois. Le reste moururent à la naissance ou peu après. Zacharie fut l'avant dernier vivant, le seul homme de notre famille. Après lui il eut encore ta tante Flora et puis elle mourut comme ma mère, en couches. J'allais me marier en ce moment, j'étais compromise à un militaire originaire de notre village. Mon père succomba à nouveau dans l'alcool et il s'abandonna totalement. Il commença à gaspiller nos dernières ressources et je voyais que nos petits demi-frères allaient rester dans la rue. Je renonçai à mon mariage et décidai de m'occuper d'eux. Je dus même jeter mon père dehors quand il arriva un jour dépassé d'ébriété et voulu abuser d'une de ses filles. Je pris mes frères en charge et les moyens de survie. Je pus faire que Zacharie se décida d'aller à l'université à la capital et fis tout pour l'aider à aboutir. Je faisais des plans sur lui. Je l'imaginais revenir dans notre village, s'y installer, épouser une fille d'une famille comme la notre. Mais..., avant cela il connut Anna. Il tomba follement amoureux d'elle, une Ferrar! Il s'installa dans sa ville et, quand il fit sa conquête et que son père le Général l'accepta il décida de m'informer. Il m'annonça son arrivée chez nous pour nous présenter sa fiancée et futur épouse. Je me sentis trahie. Moi qui avait sacrifié ma vie pour eux, pour lui en spéciale. Pour l'élever j'avais renoncée à mon mariage, à mes enfants, à ma propre vie, et j'étais la dernière informée quand il avait déjà décidé de se marier sans que je sache avec qui. Quand il arriva avec elle j'étais prédisposée. Je la trouvai altière et, en plus, âgée! Elle avait le même âge que Zacharie! Je trouvai cela absurde. Lui qu'aurait pu trouver le meilleur parti de notre village, faire une alliance avec une de nôtres et assurer notre avenir dans notre chère contrée, redonnant prestige à nos ancêtres et nos traditions, il allait épouser une aristocrate de la ville qui nous regarderait comme des paysans arriérés, comme une race rescapée au métissage par la force de nos traditions. Tous ses gestes je les trouvai faux, ses sourires complaisants, son amour pour Zacharie suspect. Que cherche-t-elle? Avait-elle était répudiée par les siens, pour qu'aucun homme de sa classe eut voulu d'elle auparavant? Comment était-elle arrivé à la trentaine sans se marier? Quelles frasques avait-elle commis? Voilà toutes les questions que je me posai. Zacharie ne lui apportai ni fortune ni un nom convenable pour elle. Au contraire il ferait tache dans sa famille comme elle le faisait dans la notre. Si elle se prétendait d'origines aristocratiques espagnols, nous avions notre fierté d'être resté après des siècles, encerclés de jungle et indiens, avec la pureté du sang aryen. Rien n'était pour nous plus précieux que cette provenance, devenue confuse avec le temps, mais qui restait visible dans notre couleur, la couleur de nos yeux de ciel, de nos cheveux d'avoine, de notre peau de porcelaine. Nos ancêtres avaient choisis les collines verdoyantes de la cordillères des Andes où le climat gardait une fraîcheur éternelle comparable à leurs éphémères printemps et où nous pouvions garder notre teint frais sans être brûlés par le soleil. Nous étions depuis des siècles, depuis les temps de la conquête. Nous ne bougeâmes pas. Nous essayâmes de nous diviser en clans pour ne pas nous marier entre nous et nous pûmes survivre au passage du temps en préservant la pureté de notre sang. Depuis toujours nous ne nous considérions pas comme partie de ce pays, ni d'aucun autre. Nous étions des oubliés et nous devînmes fier de l'être. Nous ne participâmes pas à la libération de l'indépendance bien qu'elle nous convenait. Nous restâmes oubliés, autarciques. Peu à peu le monde commença à nous approcher, nous résistâmes à leur invasion et nous finîmes par faire des compromis tout en gardant notre indépendance. Nous étions les derniers bastions de celle-ci.

Mais notre famille n'eut pas de chance. N'ayant mon père eu que des filles nous avions peu d'espoirs de trouver des hommes de notre espèce pour toutes les sœurs. Je renonçais pour mes sœurs et mon frère puis celui-ci, le dernier porteur de notre nom, tomba amoureux d'une citadine. Nous n'avions pas d'avenir et nous devenions la honte chez nous, nous les abandonnions à leur sort en ne continuant pas notre lutte. Je savais tout cela. Quand Anna arriva je vis nos espoirs déchus, notre futur d'exilées, notre trahison. Je me sentais coupable car j'avais été la mère adoptive de Zacharie, je l'avais élevé depuis sa petite enfance quand sa mère, ma tante, mourut. Je croyais que c'était ma faute s'il avait abandonné nos idéaux. Je ne vis pas Anna telle qu'elle était. Je vis la voleuse de notre homme. Je me ressaisie sur le champ, je dis à Zacharie: "Si tu veux l'épouser que le ciel te punisse!". Des mots que j'aurais dû étrangler dans ma gorge avant qu'ils eussent touché l'air! Zacharie implora mon accord. Je le lui refusai et lui laissai ma malédiction à guise de cadeau. Il essaya d'insister invoquant l'amour qu'il avait pour cette femme et je lui rétorquai que j'avais sacrifié jadis d'épouser l'homme que j'aimais pour pouvoir l'élever lui et ses sœurs. Il devait me rendre ma pièce ou aller à son sort.

Il partit désespéré. Anna essaya même de le dissuader de leur union avant d'avoir mon accord mais il savait que je ne lui donnerais jamais. Ils décidèrent de se marier en privé avec les parents d'Anna qui avaient accueillit Zacharie malgré toutes leurs différences. Cela était un argument de plus en ma faveur: si cette famille acceptait un homme comme Zacharie, qui n'avait pas leurs prétentions sociales, c'était qu'Anna cachait quelque chose. Je fis alors mon enquête moi aussi, comme le Général l'avait fait sur nous. Je sus alors les amours longues et interdites d'Anna avec son cousin germain, Ricardo. Elle avait passé sa prime jeunesse avec lui, elle avait été délaissée quand il partit en Europe, elle n'était plus jeune pour trouver un bon parti dans son milieu. Zacharie était une bonne occasion pour sortir honorablement de son état la vielle fille déshonorée. Quand j'appris cela je le fis savoir à Zacharie avant leur union et il répondit à mon message qu'on ne lui apprenait rien de nouveau, qu'Anna lui avait elle-même tout fait savoir. Elle désarma mon dernier attaque. Après leur union presque secrète ils s'établirent dans la ville d'Anna. Peu de temps après elle tomba enceinte et fis une première fausse couche de deux jumeaux. Elle souffrit de cette mésaventure et elle crut qu'elle était trop vieille pour avoir des enfants. Mais elle tomba enceinte quelques mois après et elle mena à terme. Elle accoucha Eulalie. "Elle est comme nous", ce furent les mots que Zacharie utilisa pour annoncer la nouvelle par lettre à une de mes sœurs. Elles devinrent folles de joie, une nièce, comme nous! Notre sang avait triomphé. Elles me demandèrent la permission d'aller les voir, d'aller connaître notre nièce. Je ne pus les empêcher et elle firent le voyage. Elles étaient tellement émues que, en revenant, elles me transmirent leur sentiment. "Il faut que tu ailles Ignacia, il faut que tu pardonnes Zacharie, Eulalie est un ange du ciel, elle est notre descendance, tu ne peux pas la renier!". Je résistai quelque jours, ou semaines, jusqu'à que je sentis la force du sang m'attirer. Je partis seule un jour et je me présentai chez Anna sans m'annoncer. "C'est moi, Ignacia, - je luis dis - il paraît qu'Eulalie nous ressemble!". Anna alla la chercher et la mis dans mes bras. "Elle est votre nièce - me dit-elle -, elle sera heureuse de vous avoir comme tante!". Je fondis. Je pris ce rejeton dans mes bras et je sentis quelque chose d'inexplicable, comme si elle était sortie de moi, comme si elle était mon enfant. Je la blottis contre ma poitrine et, sans avoir le courage de demander pardon à Anna, je luis dis: "Elle est ma nièce, je vous aiderai à l'élever". Je repartis aussitôt, ma décision était prise: nous quitterions notre village pour vivre à côté d'eux et nous élèverions Eulalie ensemble. Nous vendîmes nos terres, la maison, tout ce qui restait et nous partîmes nous installer à leur côté. Zacharie était heureux. Il ne me reprocha jamais de l'avoir abandonné pour son mariage, il savait que, désormais, je serais près pour veiller sur lui. Ce furent deux années de bonheur. Nous étions enfin ensemble et heureux. Nous avions une famille au grand complet et, surtout, nous avions Eulalie. Elle était parfaite. Rien en elle ne laissai songer qu'il pouvait exister un être plus beau, plus parfait. Anna ne fit aucune résistance à notre présence, elle me légua sa maison, sa fille, son mari, sans les abandonner pour autant. Elle me prît comme partie intégrante de leur couple, moi et mes sœurs. Nous habitions une maison très voisine et je pris, en peu de temps, les brides de leur maison. Je voulais qu'Anna ne s'occupa que de sa fille et de son mari. Ce qu'elle fit. Je m'occupais de leur maison comme de la mienne, je décidais leurs repas et leurs coutumes, je gouvernais sur leurs bonnes et leurs économies. Anna ne se souciait de rien et ils vécurent, avec Zacharie, deux années de bonheur sans tâche. La famille d'Anna laissa le champs libre et elle allait les voir quand elle voulait mais ils ne venaient pas chez eux pour ne pas me gêner. Je pris Anna en affection comme si elle était ma propre fille. Je l'entourais, je la préservait de toute contrariété, je la cuvait. Elle me répondit avec un attachement sans bornes et nous nous liâmes à jamais. Nous vivions de nos rentes, qui n'allaient pas être éternelles. Mes sœurs décidèrent de s'instruire en tant que secrétaires pour trouver un travail quand nos fonds feraient défaut. Cela leur plu, elles s'excellèrent et elles furent vite convoitées pour assister des entreprises importantes. Nous nous intégrions à ce nouveau monde avec un espoir, qui était comme notre lanterne: Eulalie. Elle était une lumière dans l'horizon de nos existences. Sa beauté était sans égal. Elle avait notre couleur des yeux, nos cheveux, notre teint transparent. Elle avait, en plus, une vivacité d'esprit qui surprenait tous ceux qui la connaissaient. Et, l'inévitable arriva. Le malheur. Habillé de ses haillons fourbes il frappa à notre porte. C'était une vieille dame édentée, aux loques pendantes de ses épaules et aux cheveux hirsutes sur son crâne. Son nom était malheur. Elle ne se fit pas prier, elle frappa une seule fois. Eulalie tomba malade en une seconde, pour toujours. Elle se paralysa la moitié de son petit corps qui commençait à marcher, sa main, sa jambe. Elle ne perdit pas l'usage de la parole, au contraire, sa verbe se développa à outrance. L'acuité de ses réflexions laissant perplexes les plus doctes, ses remarques donnaient froid au dos. Elle parla de la mort et de la vie comme seuls les vieilles personnes après avoir vécu des décennies, osent le faire. Elle donnait des conseils, à tous, à sa mère et son père, ses grands-parents et, à moi. Elle donnait des ordres, non pas des petits ordres, mais des ordres de vie, des ordres de mort. Elle parla de son prochain départ avec une telle désinvolture qu'on aurait cru qu'elle connaissait l'autre monde où elle disait elle aller déménager. Les domaines des morts était le sien, elle en était la maîtresse. Elle regarda sa maladie comme un jeu, elle constata les dégâts de son corps comme on constate l'état du ciel avant un orage, elle se moquait de son petit corps qui ne répondait pas à ses ordres et elle taquinait son bras ou sa jambe de ses caprices velléitaires. "Regarde maman, disait-elle, regarde ma jambe, elle traîne comme une paresseuse!". Elle riait aux éclats en constatant ses débris et, faisant avaler les larmes que ses méfaits faisaient remonter dans nos gorges, nous devions rire avec elle de ses membres maladroits et rebelles. Nous rentrâmes dans son jeu, ou sa réalité, comment les saurions nous? Nous arrivâmes avec elle à lui donner des sobriquets à sa petite jambe traînarde et à son petit bras paresseux et nous finîmes par rire, avec elle, d'eux. Elle allégea notre peine comme si se n'était qu'une boutade. "Et dire maman - disait-elle -, que nous les avions achetés dans les meilleurs magasins, ils nous ont mis des chats pour des lièvres!". Elle secouait sa petite jambe et elle riait, "Ils nous ont dit qu'elle avait une garantie n'est-ce pas? Il faut qu'on aille réclamer!". Puis elle se tordait de rire avant de s'apitoyer d'elle même, comme si elle parlait à un petit animal, "Oh non, soit pas triste, - disait-elle à sa jambe ou à son bras - ce n'est pas vrai, je ne vais pas vous rendre au magasin, je vous aime comme vous êtes, c'est moi qui vous ai choisi comme cela!". De boutade en boutade elle emmena nos esprits dans un carrefour sans issue et nous finîmes par croire par moments que, au lieu d'une déformation c'était une grâce supplémentaire duquel le ciel l'avait comblée.

Mais, mon cœur souffrait trop. Ma nièce adorée, ma descendante unique, attaquée par une difformité! Comment allait-elle grandir, mener une vie de jeune fille, se marier, avoir une vie normale? Le mirage de ses paroles ne pouvaient cacher les pressages funestes de son futur. Je me décidai alors à trouver une solution. J'allai chercher, où qu'ils se trouvassent, les meilleurs médecins du monde qui eussent pu lui rendre sa normalité. De la même manière que je décidai de venir vivre chez eux, je décidai de partir à la capitale nous installer pour chercher les moyens nécessaires à la guérison d'Eulalie. Nous trouvâmes une maison rapidement et mes sœurs trouvèrent du travail en un rien de temps. Je me mis à la poursuite des médecin qui pouvaient m'orienter dans la guérison de ma nièce. Des propositions de toutes sortes plurent mais rien me laissait croire qu'elles annonçassent la vérité. Je fus finalement guidée vers des français qui, par coïncidence, organisaient un groupe d'enfants pour les soigner de cette maladie à Paris. Paris. C'était trop loin. Je m'entretins avec eux, j'étudiai le sérieux de leur programme et je m'enthousiasmai. J'appelai Anna et Zacharie pour leur annoncer la nouvelle. Il fallait qu'ils viennent avec Eulalie pour qu'ils pussent l'examiner et voir si elle rentrait dans les paramètres de leur proposition. Cela avait pris des mois. Eulalie avait déjà trois ans et demie. Anna voyagea une première fois avec sa fille et elle arriva chez moi. Ceci fut motif de disputes avec sa sœur Ophélie qui lui réclama de loger chez elle. Anna lui fit comprendre que c'était moi qui m'occupait de cette affaire et qu'Eulalie était ma nièce autant que la sienne et très attachée à moi puisque je m'étais occupé d'elle auparavant. Puis il y eut..., Ricardo. Il était médecin, il avait vécu en Europe où il avait fini ses études et il connaissait, par les hasards du destin, l'hôpital où ils pourraient opérer Eulalie. Il se mêla de l'affaire. Il devint l'interlocuteur avec les émissaires français. Ceci ne pouvait nullement me réjouir mais, en même temps, qui de mieux que lui pour comprendre leur langage, leurs termes de médecine, le sérieux de leur offre. Ricardo tombait du ciel à vrai dire. Il nous expliquait avec des mots simples ce qui était dit dans un langage hermétique à nous. Il pris l'affaire d'Eulalie à cœur, comme si c'était sa fille. Je comprenais que c'était à cause de leur amour de jadis et je dus passer outre pour Eulalie. Sans nous rendre compte Anna commença à se revoir avec Ricardo presque quotidiennement pour emmener Eulalie aux examens. Puis, peu à peu, ils continuèrent à se revoir sans que nul ne soupçonna autre chose. Ricardo s'était compromis en mariage, après son retour d'Europe, avec une fille de la haute société de la capitale et ils avaient annoncé déjà leur prochaine union. Nous pensions, nous tous, que leur amour n'avait été qu'un amour d'adolescents entre cousins et que, avec le temps, ils avaient mûri et retrouvé leur relations fraternels du début. Anna se transforma. Elle devint rêveuse. Elle qui était toujours si vigilante, si éveillée, elle devint égarée. Nous crûmes que c'était à cause d'Eulalie, du souci que son sort lui procurait.

Bientôt je me suis détrompé. Je la vis un jour appuyée sur la rambarde de l'escalier, le menton sur ses mains et un léger sourire aux lèvres et je me dis, malgré moi, dans le secret de mes pensées: "Elle a le regard amoureux!". Quand je l'interpellai elle sursauta, comme si j'avais vu les paysages dans lesquelles elle se promenait, et elle se disculpa avec des arguments sans fin. Au début j'eus la naïveté de penser que c'était à cause de Zacharie et je le luis dis: "Ma fille, il te manque ton mari!". Elle acquiesça et se sentit soulagée. "Oui, il me manque!". Répondit-elle. Subitement le doute s'empara de moi, ce sourire, cet air rêveur, ce n'était pas celui d'un amour accompli comme celui qu'elle pouvait avoir pour Zacharie, non, c'était celui d'un amour rêvé mais pas atteint et, il n'y avait qu'un, celui de Ricardo.

Dès lors je n'eus de repos. Je la guettais jour et nuit, je guettais ses pas, ses regards, ses paroles. Elle avait compris que, moi, je savais et elle faisait l'impossible pour cacher ses états d'âme. Entre la douleur qu'elle ressentait à cause de l'avenir de sa fille et la passion qui rejaillissait en elle, ses sentiments devinrent un sourd mélange d'espoir et d'agonie. Elle s'exaltait sans raison et pouvait tomber dans des abîmes sans fond, elle riait aux éclats avant de pleurer de manière inconsolable. Ce fut moi qui eut l'idée. La malheureuse idée. Comment pouvais-je laisser cet enfant, mon enfant, dans ses souffrances sans fin? Moi qui ne connaissais pas de l'amour que celui de mes rêves et de son acte celui de mon refus, je lui conseillais de tromper mon frère. Ce fut moi l'artifice de son malheur, de celui de Zacharie, de celui de Armando. Que pouvais-je faire d'autre? Un jour je l'appelai dans ma chambre, la fit s'asseoir sur le lit et lui prit ses mains dans les miennes. Je la regardai dans le noyau de ses yeux et lui dis : "Ma fille, t'es amoureuse", elle voulut s'empresser de me dire qu'elle aimait mon frère et je lui coupai la parole en lui disant: "Vis donc cet amour qui te poursuit depuis toujours, vis-le pour que tu saches ce à quoi tu as renoncée ou ce à quoi la vie t'a obligée à renoncer. Après tu seras libre. Mais, tu retourneras chez Zacharie, tu garderas le secret à jamais ou je te poursuivrai au delà de ta tombe!". Elle me regarda de ses beaux yeux ahuris, elle resta interloquée et pleura silencieusement. "Comment sais-tu, toi, Ignacia?". Me dit-elle. "Comment peux-tu comprendre cela, comment peux-tu me pousser dans ses bras si je lutte pour ne pas le faire?". Je ne sais quels arguments j'eus dans mon cœur pour insister mais je le fis. J'abhorrais l'idée qu'elle restât sa vie entière à regretter de n'avoir pas connu ce que pour elle était le vrai amour. Je la convainquis de le vivre, je l'aidai à le faire. J'utilisai mon pouvoir envers mes sœurs pour masquer ses retards, ses absences prolongées pendant qu'Eulalie restai chez nous. Je lui trouvai des excuses pour qu'elle pût avoir des rencontres seule à seul avec Ricardo. Ils eurent ainsi le temps de se retrouver avec la liberté qu'ils n'avaient jamais eu dans leur prime jeunesse. Anna se sentit libérée de toute culpabilité avec ma bénédiction et se laissa aller à sa passion. Malgré les moments difficiles qu'elle vivait devant l'avenir d'Eulalie, elle y trouva des forces, elle redevint optimiste, elle reprit la foi et, moi, la haine. Je commençai à la haïr. Comment pouvait-elle avoir accepté mon offre? Je lui avais tendu un piège en réalité, j'aurais voulu, au fond de moi, avoir entendu de sa propre bouche me dire: "Ignacia, je n'aime que Zacharie, Ricardo n'est qu'un cousin, une histoire du passé!". Elle prit mes paroles au mot et je dus être victime de mon propre piège. Plus je la voyais trouver des forces, sinon de la gaieté, plus je haïssait sa duperie. Tout n'était que mensonge, Zacharie n'était alors qu'un pion dans sa vie, comme je le redoutais depuis le début. Mon cynisme ne connus pas de mesure. Je la poussai dans les bras, dans le lit de Ricardo. Elle y alla presque, presque contrainte par mes propos. "Si tu ne connais pas l'amour avec lui, tu ne seras jamais heureuse avec Zacharie", j'avais fini par lui dire. Quand elle s'eut exécutée, elle faillit mourir. Elle tomba malade. Nous crûmes qu'elle ne survivrait pas. Mes sœurs et tous ceux que nous entouraient pensèrent que c'était á cause d'Eulalie. Seulement je savais la vérité et, par ce fait, elle était entre mes mains. Ce fut Eulalie qui vint à son secours et qu'avec la mort derrière sa porte à elle, vint la congédier de sa peine. Anna se remit pour sa fille, retrouva sa force, la vie même, pour continuer à combattre pour elle. Mais, désormais et, à jamais, il resta marqué dans son regard cette mélancolie qui ne fit que s'aggraver avec les événements à venir. Je ne pouvais que me réjouir, au fond de moi, car elle restait mon obligée pour toujours. Désormais elle devait être inconditionnelle à ma volonté, de bon ou mauvais grès. J'avais pouvoir absolu sur elle et son couple, sa famille. Je ne sais plus lequel fut le sentiment qui s'installa en moi à son égard, si je nourrissait la haine satisfaite par sa soumission ou si je l'aimais réellement. En réalité je ne fus pas la confidente de ses relations avec Ricardo. Elle ne m'avoua jamais avoir été avec lui jusqu'au bout de leur passion, de l'avoir comblée dans leur chair. Pour moi, le fait qu'elle eut acceptée ma proposition était plus grave que quoi qu'elle eut fait par la suite. Les événements qui suivirent furent, tant pour elle que pour moi, le résultat de mon blâme.

 

 

A l'ombre des manguiers

ou
"Les souvenirs inventés"

par

© Guillermo Zamor

2002

N° 131139 S. A. C. D

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